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L’utilisation de la variation des compositions isotopiques des éléments légers (hydrogène, carbone, azote, oxygène) pour l’étude des phénomènes naturels date de l’après-guerre immédiat. Pour ces éléments l’isotope le plus léger (1H,12C, 14N, 16O…) représente 98 à 99,99% du total mais un ou plusieurs isotopes lourds, stables et non radiogéniques (2H (ou D), 13C, 15N, 17O et 18O…) ont un comportement légèrement différent de celui de l’isotope léger, dû à la différence de masse au cours des réactions chimiques et des phénomènes physicochimiques en général. C’est ce fractionnement qui crée des abondances isotopiques légèrement variables dans différents composés et différents réservoirs (par exemple les carbonates et la matière organique). Après l’obtention de son prix Nobel pour la découverte du deutérium, Harold Urey établit en 1947 la théorie générale de ces fractionnements isotopiques. D’autres physicochimistes, éventuellement aussi prix Nobel, s’y intéressèrent, mais c’est le choix délibéré de H.Urey de s’impliquer totalement dans l’étude des phénomènes géologiques et cosmologiques, qui le passionnaient, qui conduisit au développement considérable de cette science, la géochimie des isotopes stables, presque uniquement dans le champ géologique. Cette situation évolue depuis les dix ou quinze dernières années, au fur et à mesure que les chimistes et les biologistes découvrent l’étendue des possibilités de ces outils, utilisés maintenant même dans des domaines purement techniques, comme la répression des fraudes.

Les isotopes stables du carbone (13C et 12C) sont largement utilisés dans ce que les climatologues appellent le cycle global du carbone, limité à l’océan et à l’atmosphère, et nous les appliquons nous-mêmes depuis longtemps au cycle réellement global du carbone, celui qui inclut aussi l’injection de gaz carbonique volcanique dans le système océan-atmosphère, et la réinjection de carbone superficiel dans le manteau terrestre par les zones de subduction, c’est-à-dire les zones où la croûte terrestre s’enfonce profondément dans le manteau, par exemple sur tout le pourtour de l’océan Pacifique. Dans une période géologique normale, c’est-à-dire sans crise volcanique majeure et sans activité humaine (ce que désigne le terme «anthropique»), ces deux flux sont équilibrés (à peu près 0,25 milliard de tonnes dans les deux sens) et conduisent à un état stationnaire à la surface de la Terre. Au milieu du xixe siècle, la production anthropique a atteint cette valeur de 0,25 milliard de tonnes et la dépasse maintenant d’au moins vingt à trente fois, créant un déséquilibre qui s’exprime entre autres par l’augmentation de la concentration du CO2 atmosphérique.

Dans l’étude de ces phénomènes globaux, l’identification des sources principales (carbonates et matière organique) et de leurs proportions se fait de manière très simple car le rapport isotopique (13C/12C) y est fort différent (la matière organique contient approximativement 2,5% de moins de carbone 13 que les carbonates) par rapport à la précision des mesures (~ 0,1‰).

Ceci a été mis à profit depuis fort longtemps pour suivre l’apport croissant de CO2 anthropique dans l’atmosphère et son accélération, mais, curieusement, personne n’avait songé encore à l’utiliser à l’échelle d’une zone urbaine, ou, du moins à mettre cette idée en pratique. C’est ce que nous venons de faire pour Paris.

La situation est donc la suivante: nous pouvons identifier par la mesure des isotopes les différentes sources de gaz carbonique dans l’atmosphère de la capitale et en déduire les taux de mélange avec le gaz carbonique «naturel» en un point donné. De plus, ces mélanges se représentent d’une manière particulièrement simple dans un diagramme indiquant la composition isotopique (représentée en variation relative par rapport à un standard δ13C)[*]versus l’inverse de la concentration en CO2: la représentation est une droite, dont l’ordonnée à l’origine représente la composition du polluant. Dans un tel diagramme, échantillons d’atmosphère et gaz polluants sont caractérisés par leur concentration en CO2 et leur δ13C. On constate dans la Figure 1 que l’ensemble des échantillons de l’atmosphère parisienne se groupe sur une droite de régression bien individualisée, ce qui signifie que le polluant «moyen», mélange de diverses sources est assez bien défini. Néanmoins, si l’on trace les droites de régression correspondant aux principaux types d’environnement urbain ou péri-urbain, on constate qu’ils définissent des droites de régression différentes, qui correspondent donc à un polluant moyen différent, ce qui est normal. Enfin, pour chaque échantillon prélevé, on peut calculer les caractéristiques (δ13C et concentration) de son polluant particulier, ainsi que les proportions de ce polluant à l’endroit donné. La contribution d’un polluant donné est d’autant plus grande que la droite de corrélation correspondante passe près de la région qui définit ce polluant (Figure 1). Analysons la situation aux différents niveaux d’investigation définis ci-dessus.

  1. Au niveau global, la droite de mélange passe légèrement au-dessus du domaine des véhicules à essence, et, plus précisément, de ceux qui utilisent le carburant «sans plomb», manifestant la prépondérance actuelle de ce type d’essence. En revanche, malgré leur nombre important, la contribution des véhicules diesel est faible et c’est également normal car leur rendement énergétique est élevé et, grâce à leur mode de combustion, ils rejettent un gaz pauvre en CO2. Ceci n’est évidemment valable que pour le CO2.

  2. Au niveau local, on peut noter des différences sensibles. Ainsi les échantillons en milieu rural péri-urbain définissent un pôle nettement plus élevé en 13C, mélange d’air océanique, de respiration végétale et animale, et pauvre en polluants industriels. La droite correspondante coupe la droite des zones polluées en un point qui représente l’air «non pollué» de l’atmosphère rurale, légèrement moins pur néanmoins que l’air des grandes zones océaniques. Les grandes places parisiennes représentent évidemment, plus que les jardins, des lieux de fort taux de pollution automobile. Les parkings sont encore plus pollués. Une salle de cours après quatre heures d’enseignement est un volume très riche en CO2 presque uniquement issu de la respiration tandis qu’un laboratoire bien ventilé présente une pollution en CO2 faible et d’origine variable. Aucune de ces observations n’est une grande découverte, mais elles permettent de vérifier que l’indicateur est fiable. On trouve aussi parfois une contribution significative de la respiration humaine: ce «polluant» est l’un des plus concentrés en CO2 et sa production à Paris n’est localement pas négligeable[**].

  3. On peut finalement suivre la variation des sources en un lieu donné. On a ainsi, au cours de l’étude, détecté très nettement la période de démarrage du chauffage urbain dans des immeubles environnant le parc des Buttes-Chaumont. Le CO2 émanant de ce chauffage a remplacé le CO2 d’origine respiratoire, alors que la pollution était, dans les deux cas, très faible.

Figure 1

Diagramme d’analyse de la composition de l’air par la représentation des différentes sources de gaz carbonique.

Diagramme d’analyse de la composition de l’air par la représentation des différentes sources de gaz carbonique.

On voit sur cette figure l’ensemble des mesures qui définit avec précision (R = 0,9897) une droite de corrélation touchant le bord supérieur du domaine des véhicules à essence, et très éloignée de celui des véhicules diesel. Cette position indique une légère influence de sources plus riches en 13C, comme le CO2 respiré. La droite en pointillés située au-dessus représente le comportement de l’air rural périurbain. On peut considérer que le point d’intersection des deux droites (en rouge), représente la composition de l’air rural éloigné des centres urbains.

-> Voir la liste des figures

Il existe néanmoins des cas plus surprenants: par exemple les mesures faites en bord de Seine près de Jussieu, et sur le campus Jussieu lui-même, sont identiques à celles qui sont enregistrées dans une campagne ouverte, ce qui témoigne d’une ventilation très efficace.

La méthode permet d’ailleurs de quantifier cette ventilation en calculant le temps de résidence du CO2 en chaque point considéré. Dans cette étude préliminaire, il varie de 28 minutes dans notre laboratoire à 11 heures dans le parking du campus un jour de panne du système de ventilation. Il est très faible et non mesurable sur le parvis du campus.

Cette étude n’est évidemment qu’une première étape. Le but est d’utiliser le CO2 et son δ13C comme un index de pollution qui permet de calculer des pollutions plus nocives: oxyde de carbone, poussières, oxydes d’azote. On peut pour cela mesurer leur rapport au CO2 dans chaque polluant et en déduire les flux correspondants, par exemple le flux de poussières d’origine diesel.