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Les saccades permettent de changer l’image sur la fovéa; elles peuvent être réflexes, en réponse à une cible visuelle survenant brutalement dans le champ visuel périphérique, ou volontaires, déclenchées de façon interne par le sujet au moment où il le souhaite, vers une cible visible ou non. La stabilisation de la nouvelle image sur la rétine est assurée par les mouvements oculaires dits «lents»: la poursuite oculaire, en réponse à une stimulation visuelle mobile ponctuelle (fovéale) ou large (optocinétique), le réflexe vestibulo-oculaire (RVO), qui permet au sujet de bouger et de voir en même temps en compensant exactement les mouvements du corps, et la convergence qui permet de rompre le parallélisme horizontal des deux yeux pour les cibles visuelles vues de près ((→) m/s 2004, n° 1, p.89).

Les mouvements oculaires sont effectués par chaque oeil au moyen de six muscles et de trois nerfs oculomoteurs (le III, nerf moteur oculaire commun, le IV, nerf trochléaire, le VI, nerf moteur oculaire externe). Les noyaux oculomoteurs, les nerfs qui en sont issus et les muscles qu’ils innervent forment la voie finale commune pour tous les mouvements oculaires: une atteinte lésionnelle à un endroit quelconque de cette voie entraîne une paralysie oculomotrice non dissociée, intéressant aussi bien les saccades que les mouvements lents, dans le champ d’activité du muscle, du nerf ou du noyau concerné (pour revue, voir [1]). En revanche, les voies supranucléaires aboutissant aux noyaux oculomoteurs du tronc cérébral viennent de structures distinctes: le cortex cérébral pour les saccades et la poursuite oculaire, l’oreille interne (canaux semi-circulaires et nerf vestibulaire) pour le RVO. Les atteintes lésionnelles des voies supranucléaires sont donc dissociées, concernant les saccades et/ou la poursuite oculaire mais respectant le RVO, ou, au contraire, concernant le RVO et/ou la poursuite oculaire mais respectant les saccades. Au-delà du tronc cérébral, les voies oculomotrices supranucléaires sont très dispersées et redondantes, venant de multiples aires corticales ou du cervelet: les atteintes lésionnelles de ces structures ne sont donc responsables que de déficits oculomoteurs mineurs, reconnaissables seulement à l’enregistrement des mouvements oculaires. En revanche, les saccades oculaires constituent un modèle simple de motricité permettant d’étudier les processus neurophysiologiques complexes préparant le mouvement, ce qui peut ainsi aider à la compréhension d’une partie notable du fonctionnement cérébral.

Sémiologie oculomotrice

L’examen oculomoteur, dont la stratégie peut être codifiée (Figure1), permet d’identifier un syndrome oculomoteur latéral ou vertical et de déterminer le caractère supranucléaire, nucléaire ou infranucléaire (nerfs) de son atteinte; un mouvement oculaire anormal surajouté, de type nystagmus, pourra aussi être identifié lors des fixations dans les positions extrêmes.

Figure 1

Stratégie de l’examen oculomoteur.

Stratégie de l’examen oculomoteur.

La première étape est l’étude des saccades dans les quatre directions cardinales, ainsi que la fixation dans les quatre positions extrêmes. Si ces saccades, ainsi que les fixations en position extrême, sont normales, l'examen oculomoteur peut être considéré comme normal et arrêté car l'analyse d'autres mouvements n'apportera guère d'informations utiles. Si les saccades sont atteintes dans une ou plusieurs directions du regard, l’examen doit se poursuivre par la recherche des réflexes oculocéphaliques (mobilisation passive de la tête du sujet entraînant un réflexe vestibulo-oculaire de sens inverse) et/ou la convergence (si les saccades d'adduction sont absentes), ce qui permettra de déterminer la nature infranucléaire, nucléaire ou supranucléaire de l'atteinte. Il n'est pas utile de tester la poursuite oculaire, qui est un mouvement très «délicat», fréquemment atteint et dont les perturbations sont très peu informatives.

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Syndromes oculomoteurs horizontaux

Les syndromes oculomoteurs horizontaux (ou latéraux) sont, en général, dus à des atteintes en divers endroits de la voie finale commune de la latéralité oculaire, qui commence dans le noyau du VI, contenant les motoneurones du VI - qui forment le nerf VI et se terminent sur le muscle droit externe (abduction) - et les neurones internucléaires, qui « décussent »[1] immédiatement vers le faisceau longitudinal médian opposé, avec ensuite un relais dans le noyau du III et une terminaison dans le muscle droit interne (assurant l’adduction conjuguée parallèle à l’abduction) (Figure2). Ces atteintes ne sont pas dissociées, touchant à chaque fois les saccades et le RVO [2, 3], mais la convergence - entièrement contrôlée par le pédoncule cérébral - est conservée. Les étiologies les plus fréquentes de ces différents syndromes sont la sclérose en plaques et les accidents vasculaires cérébraux.

Figure 2

Syndromes oculomoteurs horizontaux centraux.

Syndromes oculomoteurs horizontaux centraux.

Les syndromes oculomoteurs horizontaux (ou latéraux) centraux se traduisent par une paralysie de l’abduction et/ou de l’adduction avec une diplopie horizontale, la convergence étant conservée. 1. Ophtalmoplégie internucléaire (paralysie de l’adduction ipsilatérale et diplopie horizontale), par atteinte du faisceau longitudinal médian (FLM) entre les noyaux (nx) du VI et du III. 2. Paralysie de la latéralité oculaire (paralysie de l’abduction et de l’adduction), par atteinte du noyau du VI. 3. Syndrome «un et demi» (paralysie latérale totale de l’oeil ipsilatéral et de l’adduction de l’oeil contralatéral), par atteinte du noyau du VI et du FLM du même côté; exceptionnellement, les noyaux des deux VI peuvent être atteints simultanément, avec une paralysie bilatérale de la latéralité oculaire [9]. Il faut noter que, dans le cas de l'ophtalmoplégie internucléaire ou du syndrome «un et demi», un nystagmus monoculaire de l'oeil en abduction est observé, d’origine mal connue. III: noyau du nerf moteur oculaire commun; VI: noyau du nerf moteur oculaire externe; Ab: abduction; Ad: adduction; C: centre de la convergence; D: droite; G: gauche; M: ligne médiane. Les zones hachurées représentent les régions lésées.

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Syndromes oculomoteurs verticaux

Les syndromes oculomoteurs verticaux peuvent être dus à l’atteinte périphérique des nerfs III ou IV, des fibres centrales issues des noyaux de ces nerfs, des noyaux eux-mêmes ou des voies supranucléaires qui y aboutissent [2-4]. L’atteinte centrale des fibres du III entraîne, outre la paralysie ipsilatérale du III, un syndrome pyramidal (syndrome de Weber) ou cérébelleux (syndrome de Claude) du côté opposé. La paralysie du IV (qui innerve le muscle grand oblique) entraîne une diplopie oblique, souvent compensée par une inclinaison de la tête vers le côté opposé à la paralysie. Les autres syndromes oculomoteurs verticaux centraux sont résumés dans la Figure 3.

Figure 3

Syndromes oculomoteurs verticaux centraux.

Syndromes oculomoteurs verticaux centraux.

1. Syndrome du noyau (nx) du III, qui est le plus souvent lié à un petit accident vasculaire cérébral; il se traduit par une paralysie du III ipsilatéral (paralysie de l’élévation, de l’abaissement et de l’adduction de l’oeil avec, de plus, un ptosis et une mydriase) et par une paralysie du muscle droit supérieur contralatéral avec basculement tonique permanent de cet oeil vers le bas (dû à l’action persistante du muscle droit inférieur); cet aspect très caractéristique est dû à la décussation (d) des motoneurones du muscle droit supérieur vers le noyau et le nerf III opposé, les autres motoneurones du III ne subissant pas de décussation. 2. Syndrome de Parinaud vers le haut dû à une atteinte unilatérale - vasculaire, tumorale, inflammatoire ou une hydrocéphalie - de la commissure postérieure (CP) se traduisant par une paralysie isolée des saccades vers le haut, avec respect du réflexe oculocéphalique (ROC) vertical. Il y a là encore un système de décussation, qui est spécifique des saccades verticales vers le haut, dont les fibres supraréticulaires passent par la commissure postérieure. 3 + 3'. Syndrome de Parinaud vers le haut et le bas avec atteinte des saccades verticales et respect du ROC vertical, dû à une atteinte bilatérale de la formation réticulaire mésencéphalique (FRM); il s'agit le plus souvent de lésions dégénératives dues à une paralysie supranucléaire progressive (PSP ou maladie de Steele-Richardson-Olzewski). Il faut noter que l’enregistrement des mouvements oculaires permet un diagnostic précoce de la PSP, avant le stade de paralysie oculomotrice, en mettant en évidence un ralentissement de la vitesse des saccades verticales mais aussi latérales, une anomalie qui est quasi pathognomonique dans le contexte d'un syndrome parkinsonien atypique dégénératif [10]. B: bas; H: haut; jmd: jonction méso-diencéphalique; NV: noyaux vestibulaires; Sac: saccades; SR.B: voies supraréticulaires des saccades vers le bas; SR.H: voies supraréticulaires des saccades vers le haut. Les zones hachurées représentent les régions lésées.

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Mouvements oculaires anormaux

En dehors des paralysies qui restreignent les mouvements oculaires, la stabilité oculaire peut être altérée par des mouvements oculaires anormaux [1, 3]. Les plus fréquents sont les nystagmus, faits de deux phases de sens contraire. Les nystagmus «à ressort» comprennent une phase lente (physiologique, lors des nystagmus vestibulaire et optocinétique, ou pathologique) et une phase rapide de rappel, qui est une saccade recentrant les yeux. Ces nystagmus «à ressort» peuvent être horizontaux, verticaux ou rotatoires, et sont le plus souvent dus à une atteinte des voies vestibulaires périphériques ou centrales. Les nystagmus pendulaires ont deux phases contraires de vitesse égale; ils sont souvent d’origine congénitale ou accompagnent une forte perte de vision. Le nystagmus retractorius entraîne un enfoncement rythmé des yeux dans les orbites et est dû à des lésions de l’aqueduc de Sylvius. En dehors des nystagmus, on peut observer des saccades surajoutées anormales dans le sens horizontal, avec pause entre deux saccades (ondes carrées, souvent observées dans la paralysie supranucléaire progressive) ou sans pause (flutter); dans l’opsoclonus, les saccades anormales se font dans tous les sens. Quand ces différents mouvements anormaux sont de grande ampleur, ils entraînent habituellement une oscillopsie, c’est-à-dire un trouble visuel de type vertigineux. Ces mouvements anormaux des yeux sont liés en général à des affections donnant des lésions diffuses (encéphalitiques, paranéoplasiques ou dégénératives), plus rarement focales (formation réticulaire pontique pour le flutter) [5]. Le bobbing oculaire est une secousse verticale intermittente, soit vers le haut, soit vers le bas, résultant de lésions pontiques étendues chez des patients souvent très obnubilés ou comateux. La squew deviation est un décalage vertical permanent des deux yeux (avec diplopie verticale) dû à une lésion des voies otolithiques périphériques ou centrales (tronc cérébral).

Motricité oculaire: modèle d’études en neurosciences

Anomalies oculomotrices d’origine hémisphérique cérébrale

À l’étage hémisphérique (Figure 4), la motricité oculaire est beaucoup mieux préservée des lésions que dans le tronc cérébral puisque trois aires différentes (champ oculomoteur frontal, champ oculomoteur pariétal, champ oculomoteur supplémentaire) peuvent déclencher des saccades dans les deux sens horizontaux [6]. Dans la région sous-corticale, presque tous les noyaux gris sont impliqués dans l’exécution des saccades, avec de nombreux circuits en parallèle allant du cortex au tronc cérébral. Pour la poursuite oculaire, deux aires au moins sont aussi impliquées, également dans les deux sens: le champ oculomoteur frontal et la jonction temporopariétale postérieure (aire MST). Il résulte de ce dispositif complexe que seules des lésions cérébrales multiples entraînent des anomalies oculomotrices visibles à l’examen clinique et qui restent, même dans ce cas, le plus souvent légères. Il faut en effet qu’une atteinte soit à la fois bifrontale et bipariétale pour entraîner une paralysie des saccades et de la poursuite oculaire (apraxie oculomotrice acquise) [7], ou bipariétale postérieure pour entraîner un syndrome de Balint (avec parésie des saccades et de la poursuite oculaire). Lors de lésions aiguës et massives, il peut être observé pendant quelques heures ou quelques jours une déviation oculaire tonique ipsilatérale à la lésion, due en fait à une désafférentation brutale des structures du tronc cérébral et ne correspondant pas à une paralysie véritable des mouvements oculaires. Cependant, l’enregistrement des mouvements oculaires permet de détecter des anomalies discrètes, même en cas de lésion d’une seule de ces aires oculomotrices corticales.

Figure 4

Aires et circuits corticaux de la motricité.

Aires et circuits corticaux de la motricité.

1. Les divers stimulus de l'environnement sont perçus dans les aires perceptives [aires primaires de l’audition (A), de la sensibilité (S) ou visuelle (V)], avec une modulation par les aires de l’attention (aire attentionnelle du lobule pariétal supérieur, AAS) qui sélectionnent les informations pertinentes. Une intégration spatiale de ces informations a lieu dans le cortex pariétal postérieur (CPP) de façon à connaître la position du stimulus par rapport au corps et non pas seulement par rapport à une partie de celui-ci (yeux ou oreilles). 2.La réponse qui en résulte peut être immédiate (saccade réflexe), par le champ oculomoteur pariétal (COP), ou inhibée par le cortex préfrontal dorsolatéral (CPFDL) et retardée, c’est-à-dire planifiée mais non immédiatement exécutée. Dans ce dernier cas, l’information pertinente serait stockée en mémoire successivement dans le cortex préfrontal dorsolatéral (CPFDL, mémoire spatiale à court terme, 20 secondes environ), puis dans le cortex parahippocampique (CPH) (mémoire spatiale à moyen terme, pendant quelques minutes) et, enfin, au-delà de quelques minutes, dans la formation hippocampique (FH) (mémoire spatiale à long terme). Quand une réponse est prédite vers une localisation spécifique (avant l'apparition de la cible), c'est encore le CPFDL qui paraît être le plus impliqué. Dès le début de la mémorisation, et pour tout acte intentionnel, le cortex cingulaire antérieur (CCA, pour la motricité générale) et le champ cingulaire oculomoteur (COC, pour la motricité oculaire) semblent préparer, en les préactivant, les aires motrices et prémotrices frontales qui pourraient avoir à répondre. Si plusieurs mouvements sont planifiés et doivent être effectués successivement ou en combinaison, l'aire motrice supplémentaire (AMS, pour la motricité générale) et le champ oculomoteur supplémentaire (COS, pour les saccades oculaires) sont impliqués dans la préparation de programmes moteurs, préalablement appris grâce à l’aire prémotrice supplémentaire (pré-AMS) et au pré-cortex oculomoteur supplémentaire (pré-COS). Finalement, les réponses motrices sont déclenchées dans le cortex moteur primaire (CMP) s’il s’agit d’un mouvement du corps, et/ou dans le cortex oculomoteur frontal (COF) s’il s’agit d’une saccade volontaire. sc: sillon central; sip: sillon intrapariétal; spc: sillon précentral; ss: scissure sylvienne.

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Le modèle visio-oculomoteur de motricité

Les saccades oculaires sont un modèle simple de motricité, facile à enregistrer et à interpréter avec un item visuel unique comme stimulation et une saccade oculaire isolée comme réponse motrice. Différentes méthodes (lésions cérébrales focales, imagerie fonctionnelle utilisant la tomodensitométrie par émission de positons ou la résonance magnétique, stimulation magnétique transcrânienne), complémentaires dans leurs résultats, ont récemment permis de mieux comprendre la préparation des réponses motrices du cerveau aux nombreuses stimulations sensorielles survenant dans l’environnement (Figure 4) [8].

Conclusions

Les connaissances sur les voies oculomotrices du tronc cérébral ont beaucoup progressé au cours des vingt dernières années, grâce à l’expérimentation animale (études électrophysiologiques et anatomiques) et à la recherche clinique réalisée à partir de petites lésions focales. Il en a résulté une nouvelle sémiologie clinique utile au neurologue car d’une très bonne valeur topographique. Les enregistrements des mouvements oculaires n’ont que peu d’intérêt diagnostique, mais ils sont en revanche utiles pour étudier - conjointement avec les nouvelles méthodes d’imagerie fonctionnelle et la stimulation magnétique transcrânienne - le fonctionnement cérébral. Les mouvements oculaires représentent en effet un excellent modèle de motricité permettant d’étudier chez l’homme, beaucoup plus facilement que chez l’animal, des processus neuropsychologiques complexes préparant à l’étage cortical tous les types de mouvement. La connaissance fine des mouvements oculaires a donc un double intérêt, servant aussi bien à la pratique clinique neurologique quotidienne que d’outil efficace à la recherche clinique dans les neurosciences.