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Soupe au fugu

Je me réveille

Encore vivant

Buson (1715-1783)

Bien avant que le Tétraodon connaisse des heures de gloire grâce au séquençage de son génome [1, 2], certains poissons de cette famille, connus sous le nom de Fugu, étaient déjà célèbres pour l’exquise saveur de leur chair et pour le risque, éventuellement mortel, que leur dégustation faisait courir aux gourmets faute d’une préparation menée dans les règles de l’art par des chefs expérimentés. Cette toxicité est due à l’ingestion de tétrodotoxine qui s’accumule dans les gonades et les viscères du poisson.

Les toxines paralysantes, telles que la tétrodotoxine ou la saxitoxine, agissent en empêchant l’activation d’un canal sodique présent dans les membranes plasmiques des cellules excitables, nerf ou muscle squelettique. L’ouverture de ce canal est déclenchée par la dépolarisation cellulaire et représente une étape cruciale dans la genèse du potentiel d’action neuromusculaire. L’ingestion de toxine est responsable d’un tableau clinique caractérisé par une paralysie plus ou moins massive et étendue (paralytic shellfish poisoning) dont l’issue est parfois fatale… et pour laquelle aucun traitement spécifique n’est identifié à ce jour.

La saxitoxine est produite par des algues microscopiques, unicellulaires, dont l’efflo- rescence est connue sous le nom de marées rouges en raison de la luminescence rouge de la surface de la mer qui accompagne leur prolifération. Elles constituent une partie importante du phytoplancton et une source majeure de nourriture pour des mollusques, coquillages et crustacés : clanques, myes, palourdes et clams, bulots, buccins et bigorneaux, coques et coquilles Saint-Jacques, dont la consommation expose en conséquence au risque d’intoxication. Ces mollusques filtrants sont, quant à eux, plus ou moins sensibles à cette toxine et leur propre résistance est, bien entendu, un facteur supplémentaire de toxicité pour l’homme.

Parmi ces mollusques, la mye des sables (Mya arenaria) a récemment fait l’objet de toutes les attentions [3]. Il a été observé que les spécimens provenant des zones riches en algues productrices de saxitoxine peuvent accumuler massivement la toxine car ils sont beaucoup plus résistants à celle-ci que leurs congénères récoltés dans des régions exemptes de ces algues. La base moléculaire de cette résistance est la mutation d’un seul acide aminé, très conservé parmi les espèces, dans le site de fixation de la toxine sur le canal, mutation qui entraîne une diminution d’un facteur 1 000 de l’affinité du canal pour la toxine. Par mutagenèse dirigée, il est possible d’introduire cette mutation dans un canal sensible et de transformer celui-ci en un canal résistant, preuve que cette seule mutation suffit à conférer la résistance.

La tétrodotoxine, quant à elle, n’est pas l’apanage exclusif du poisson Fugu. C’est aussi la meilleure défense du triton Taricha granulosa, qui l’accumule dans sa peau, contre son prédateur, la couleuvre jarretière Thamnophis sirtalis. Malheureusement pour le triton, la co-évolution de cet amphibien et de son prédateur a entraîné chez ce dernier l’émergence d’une résistance à la toxine. Sa base moléculaire est, elle aussi, maintenant connue ; il s’agit, là encore, de mutations d’un canal sodique sensible au potentiel exprimé dans le muscle squelettique du serpent. La mutation d’un seul acide aminé dans une hélice α du pore suffit à conférer la résistance. Celle-ci peut encore augmenter si d’autres mutations s’y ajoutent, comme cela survient dans certaines populations de serpents [4]. Avant de renoncer à leur proie…

Un mot, pour finir, de la malédiction du Fugu. Il semble bien que l’accumulation de tétrodotoxine dans ses viscères ne soit pas une fatalité. Des Fugus inoffensifs ont pu être obtenus par élevage en les soustrayant à la toxine, produite par des bactéries dans le tube digestif du poisson ou accumulée lors de l’ingestion par celui-ci de mollusques et étoiles de mer contaminés ou producteurs. On ne sait pas encore si la chair en est affadie.

De quoi enlever, en tout cas, sa saveur au haïku.