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L’élément déclencheur

En raison des problèmes de santé éprouvés par des intervenantes du Café-Jeunesse, le conseil d’administration a résolu, en novembre 2000, de faire une analyse de la situation de travail. Le conseil a décidé de créer un comité pour procéder à l’analyse du milieu lui-même. Le comité a donc le mandat suivant : relever les facteurs de risque, valider les mesures déjà en place pour soutenir les intervenantes et faire les recommandations utiles pour s’attaquer aux facteurs de risque.

Les faits

Le Café-Jeunesse a ouvert ses portes en janvier 1987. Dès mai 1988, l’orientation de base est donnée : aller rejoindre les jeunes (18-30 ans) là où ils se trouvent. C’est le début du travail de milieu dans les centres de formation pour adultes. À la même époque, le Café réalise son premier projet de vacances familiales avec un groupe de jeunes femmes monoparentales. Cette expérience va donner naissance au Collectif de Femmes-Soleil. L’accueil au local, le Collectif de femmes monoparentales Femmes-Soleil et le travail de milieu se poursuivent toujours. À partir de 1993, le local est ouvert en soirée. À la même période, c’est aussi le début du projet « En chambre, on s’entraide ». En 1995, les Cuisines collectives démarrent. En 1996 commencent les camps d’hiver. Toujours en 1996, des Ateliers structurés pour les enfants des femmes monoparentales sont créés le samedi matin de 9 heures à 12 heures. En 1998-1999, c’est le lancement des Ateliers sur le tabagisme. Et en juin 1999, le Café va s’installer dans la maison nouvellement achetée.

Tableau comparatif des trois dernières années

Tableau comparatif des trois dernières années

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Les interventions individuelles, les interventions téléphoniques, le nombre de personnes différentes sont en hausse. Par ailleurs, l’augmentation des services se conjuguent avec une réduction des heures de bénévolat : 1853 heures en 1997-1998, 2424 heures en 1998-1999 qui chutent à 1821 heures en 1999-2000. Et depuis 1995, les effectifs sont plafonnés à trois personnes : une coordonnatrice et deux intervenantes. Les intervenantes se retrouvent avec des problématiques lourdes : appauvrissement, isolement social, toxicomanie, santé mentale ou physique fragile, relations conflictuelles avec l’entourage, violence, démêlés avec la justice, difficultés d’intégration au travail.

Une première intervenante part en congé maladie en avril 1998 pour cinq mois. À la même période, soit le 14 avril 1998, une seconde intervenante est engagée comme contractuelle remplaçante. Toutefois, en septembre 1999, cette seconde intervenante doit partir en congé maladie et quelques semaines plus tard, la première intervenante repart de nouveau en congé maladie. Plusieurs mois plus tard, les deux intervenantes démissionnent de leur emploi. Puis, en novembre 2000, une troisième intervenante occupant le poste contractuel, engagée depuis à peine six mois, nous quitte à son tour pour un congé de maladie qui sera suivi d’une démission. Bien sûr, il s’agissait pour elle comme pour les deux premières, d’un problème tout personnel qui n’avait semble-t-il rien à voir avec le Café : « Aussitôt qu’on casse, on est certain que c’est un problème personnel qui n’a rien à voir avec le travail. »

Au début de l’année 2001, le comité a conçu un questionnaire souple et réalisé des entrevues pour recueillir les données pertinentes. En entrevues individuelles, les deux premières personnes qui ont démissionné en raison de problèmes de santé ont été rencontrées ainsi que la coordonnatrice. De plus, deux entrevues de groupe ont été réalisées : l’une avec les personnes qui faisaient de la supervision de groupe ou de la supervision individuelle auprès des intervenantes et l’autre avec l’équipe actuelle d’intervention. En ajout aux entrevues, une relecture de divers documents a été faite pour mieux comprendre l’évolution récente du Café-Jeunesse.

Les facteurs de risque

Le premier emploi

La jeune intervenante fait ses premières armes, elle est donc plus fragile, moins expérimentée. Il est plus difficile de mettre ses limites d’autant plus que le Café est un organisme de dernier recours. De plus, le personnel ne dispose pas d’une infrastructure, d’un personnel spécialisé qui pourrait être un appui comme dans un Centre local de services communautaires (CLSC) par exemple.

Alourdissement de la clientèle

La pression s’exerce tant par le nombre que par la gravité des problèmes : une clientèle lourde à problèmes multiples avec de grands besoins. Dans le secteur privé, l’augmentation de la clientèle entraîne l’ajout de ressources, mais dans des services à but non lucratif, l’augmentation de la clientèle exerce au contraire une pression sur les ressources. De plus, l’organisme communautaire se sent tenu de répondre aux besoins sans disposer des ressources requises.

La course au financement

C’est un cercle vicieux à partir de 1995 avec la crise financière : « les besoins augmentent et on s’oblige à de nouveaux projets pour les financer ». Bref, c’est le financement par projet. Cette pression a de multiples effets : surcharge de travail, sentiment d’incompétence parce que l’intervenante fait les choses trop vite ou encore doit piloter toutes sortes de projets pour lesquels elle ne se sent pas toujours compétente (exemple, travail avec les enfants dans les ateliers structurés). L’intervenante s’investit en surcharge dans des projets plus reliés à la recherche de financement qu’à la réalisation de la mission (par exemple, ateliers de tabagisme).

Les horaires brisés

C’est un travail de trente-cinq heures, mais avec un étalement sur presque sept jours : le vendredi soir puis le samedi matin avec les ateliers structurés sans oublier les poubelles, le dimanche soir. Le cumul de diverses tâches dans un horaire étalé favorise le stress : « Ce sont toutes sortes de petites choses qui une à une ne demandent pas tant que cela, mais c’est le cumul qui devient lourd […] Tu penses donc au Café sept jours semaine. » Compte tenu des ressources limitées de la clientèle, une activité comme les cuisines collectives peut devenir très lourde : « On se tapait l’épicerie, aller chercher et reconduire les filles, faire le ménage du Café, les enfants à travers cela, etc. »

La non-reprise de temps

C’est difficile de reprendre ses heures rapidement. Les intervenantes attendent les vacances de Noël ou les vacances d’été. Inconsciemment se développe une compétition dans l’excellence : hésitation à reprendre ses heures, peur de passer pour une personne peu généreuse, peu impliquée.

Tensions dans l’équipe

Les problèmes surgissent dans l’équipe à cause de la lourdeur de la tâche. Une tension se développe entre deux membres pendant que l’autre essaie de faire de la médiation. Ou encore si un membre commence à faiblir, l’autre se sent comme tenu de suppléer. Dans cette situation, il faut souligner que ce sont ces malaises ressentis et non nommés entre les intervenantes qui vont miner réellement l’équipe. Les mouvements de personnel contribuent aussi à la tension : deuil à faire lors d’un départ, refaire confiance à une nouvelle intervenante, l’entraîner, etc. La coordination est débordée par la situation. Même si la convention de travail prévoit que la coordonnatrice doit proposer des temps de réflexion, d’évaluation et d’orientation, favoriser un bon climat de travail dans la coopération, superviser et ajuster les horaires, il semble qu’avec le développement croissant des services, les mouvements importants au niveau du personnel et l’épuisement professionnel, cette dimension a été annihilée : perte de contrôle sur la gestion du temps, l’acceptation des projets, etc.

La violence au travail

C’est la dernière cause de stress : « un facteur important pour m’enlever le goût d’aller travailler ».

Les points d’appui du Café-Jeunesse

Après avoir établi les facteurs de risque et avant de soumettre des recommandations pour les contrer, il nous faut relever les forces déjà présentes qui contrebalancent les éléments négatifs énumérés plus haut.

Identification à la mission

Toutes les personnes interviewées ont mis en valeur cette mission, même celles qui en ont payé le prix. Cette mission est celle d’accompagner les jeunes de 18-30 ans dans leur prise en charge individuelle et collective dans ces trois axes : aller vers les jeunes par le biais du travail de milieu, accueillir et accompagner ceux et celles qui viennent au local et susciter des groupes (collectifs) selon des problématiques spécifiques pour répondre à leurs besoins. L’intervenante est fière de travailler au Café-Jeunesse et s’identifie à cette mission.

Diversité et créativité

Les intervenantes se sentent « libres de créer et d’amener de nouvelles idées, des projets. C’est motivant ». Le travail est varié : avec les jeunes, travail de bureau (dossiers) rendu possible grâce à la présence du stagiaire et des bénévoles, temps partagé également entre l’accueil et les dossiers.

Travail d’équipe

L’équipe peut aussi être une force positive : belle entente, belle complicité. Lorsqu’il y a des tensions, il y a toujours un ou des membres de l’équipe qui vont être un élément de renforcement positif.

Supervision structurée

Toutes les personnes rencontrées reconnaissent unanimement l’importance de la supervision ; la personne qui supervise en individuel est considérée comme une alliée. Une intervenante, au moment d’un coup dur, se remet beaucoup en question : « Je ne suis pas forte, je suis angoissée. » C’est la personne en supervision individuelle qui l’aidera à reconnaître le vrai problème, soit la surcharge de travail, et qui l’invite à rencontrer la coordonnatrice à ce sujet. Quant à la supervision d’équipe, deux modèles ont été expérimentés. Un premier axé sur les problèmes de la clientèle et un second axé sur le fonctionnement de l’équipe. À ce moment-ci, la préférence va au modèle qui tient aussi compte des problèmes de l’équipe.

La gestion de crise

Le Code de vie et des outils d’intervention appropriés ont apporté une solution aux situations de violence : des règles claires ont facilité le vécu des intervenantes. Il y avait une situation de grande insécurité et le problème a été réglé : « Le bouton panique a un impact sur les jeunes. Tout compte fait, c’est un bon outil pour mettre une distance et c’est O.K. »

L’aménagement physique

L’achat d’une nouvelle maison permet un meilleur retrait pour travailler sur des dossiers. Toutefois, une difficulté doit être soulignée : « L’ancien aménagement permettait par ailleurs d’avoir toujours l’oeil sur le Café. Dans le nouvel, c’est difficile de se retirer en haut, car je vais laisser seule une intervenante sur le plancher. »

Les bénévoles

Un nombre important de bénévoles permet aux permanentes de travailler sur leurs dossiers. Cela permet aussi davantage la prise en charge. Par exemple, le dépannage alimentaire en lien avec Moisson Saguenay, qui est assumé par un bénévole, libère deux heures environ par semaine : « Ce n’est pas juste les heures requises, mais c’est souvent le mardi matin qu’il faut y aller et ce n’est pas le meilleur moment pour nous : réunion d’équipe, etc. »

Recommandations

Elles visent à contrer les facteurs de risque relevés mais aussi à consolider les éléments favorables déjà présents au Café-Jeunesse. Les premières recommandations visent à consolider des forces déjà présentes tandis que les suivantes visent à mettre en place de nouveaux dispositifs. Les recommandations qui s’inscrivent dans la consolidation visent à reconnaître et à encourager les activités sociales dans l’équipe : célébrer les fêtes de chacune, dégager du temps sur les heures de travail pour encourager ces activités, développer l’esprit d’équipe. Pour ce qui est de la supervision individuelle, il faut s’assurer d’un suivi pour être certain que la supervision se fasse. Le conseil d’administration entend développer un cadre de supervision : rôles, attentes, contenu, modalités, fréquence, etc. Il faut aussi poursuivre la supervision collective pour l’équipe et en faire l’évaluation pour l’adapter selon les besoins. La politique de gestion de crise doit être maintenue même si, actuellement, elle semble moins s’imposer. Quant aux bénévoles, c’est une ressource indispensable qu’il faut soigner.

Les recommandations sur le développement visent la stabilisation des sources de financement. Des représentations appropriées s’imposent pour obtenir un financement récurrent sur l’infrastructure même du Café, sur sa mission. Le développement de projets doit s’inscrire dans la mission plutôt que dans la recherche du financement à tout prix. Il faut éviter l’éparpillement et la multiplication des projets qui amènent une surcharge de travail. La coordonnatrice pourra être soutenue par un comité du conseil. Nous sommes toutefois conscients que le financement récurrent n’est pas facile à trouver. Dans la sélection du personnel, il faut prévenir les candidates des réalités de la tâche sans les décourager et éventuellement se faire aider pour améliorer la sélection. Il faut aussi revoir et préciser le rôle et les tâches de la coordonnatrice, tant au regard de la présence auprès des jeunes (intervention plancher) que de la gestion du personnel. Le rôle de la coordonnatrice demeure difficile : répondre aux grands besoins de la clientèle et prendre soin des intervenantes, de la gestion financière et du climat de vie, assurer les représentations et la présence-intervention auprès des jeunes sur place. Selon les orientations qui seront prises, il faudra équiper la coordonnatrice pour faire face à ses nouveaux rôles : formation, soutien, outils appropriés. À ce niveau, il faut maintenir le rôle et le soutien donné par la présidente actuelle. L’appui de la présidente et du conseil en général est très important particulièrement dans les situations de crise. Il serait bon de définir le poste de présidence en incluant l’accompagnement à donner à la coordonnatrice.

Le conseil réaffirme sa politique de la reprise de temps à l’intérieur d’un mois. Le conseil invite aussi les intervenantes à avoir des attentes réalistes : accepter le fait que les jeunes sont « hypothéqués », ne pas juger trop sévèrement les résultats obtenus pour éviter les découragements, se prémunir contre le sentiment d’échec et établir des priorités dans les activités. Le conseil recommande aussi de créer des liens avec l’équipe de travail. Quant à elle, l’équipe est invitée, lors de ses réunions, à identifier des sujets dont elle veut saisir le conseil et, à l’occasion, un membre de l’équipe pourrait participer au conseil. Notre politique salariale sera revue. Les conditions salariales n’ont pas bougé depuis dix ans. Le côté monétaire est aussi une motivation à considérer pour la continuité dans un organisme. Il est suggéré d’explorer d’autres moyens de démontrer notre reconnaissance du travail accompli par le personnel. L’intégration d’un stagiaire permet de constater que la présence d’un homme dans l’équipe serait un atout. Les jeunes hommes veulent garder une belle image face aux intervenantes « filles » et ils vont donc parler plus librement de certains problèmes avec un autre homme. Incidemment, il y a beaucoup plus de garçons qui fréquentent le Café que de filles : environ 85 %. En outre, la présence d’un homme dans l’équipe développe un nouveau modèle de rapport homme-femme.

Conclusion

Au moment de conclure ce compte rendu, une quatrième intervenante du Café se retrouve en congé maladie. Certaines recommandations ont déjà été mises en oeuvre et d’autres sont en attente. Ce travail vise à partager une réflexion, voire des inquiétudes. L’épuisement professionnel, un mal bien connu dans les établissements publics, semble se manifester maintenant dans le milieu communautaire. Il y a quelques années, ce secteur semblait offrir des conditions d’interventions plus stimulantes que celles du secteur public. Pourtant de récentes recherches démontrent l’apparition du burnout dans le domaine communautaire aussi[1]. D’où l’intérêt de cerner le spécifique de l’intervention communautaire et des difficultés particulières associées à ce contexte de travail. Faut-il pointer la présence forte des femmes avec une culture du don ? L’insertion de jeunes diplômées sans expérience et avec une durée de travail plus longue dans l’organisme ? Une clientèle plus lourde avec une mission de ne rien refuser ? La précarité ? Le débat est lancé !