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« Défense et illustration de l’économie sociale (ou solidaire) dans le secteur des services aux personnes âgées » aurait pu être le sous-titre de cet ouvrage : « illustration », parce qu’il rend compte d’un ensemble d’initiatives prises en Europe et au Québec, et « défense », parce qu’il cherche à en montrer les bénéfices pour les collectivités et à convaincre qu’il s’agit d’une alternative crédible à la privatisation. À ce double titre, l’ouvrage est d’un intérêt certain. Le plaidoyer et l’analyse sont exposés en trois étapes. Une première partie présente les services dispensés par les associations et les entreprises d’économie sociale dans sept pays : France, Belgique, Québec, Grande-Bretagne, Norvège, Autriche, Espagne. Ces sept analyses, qui vont de bonnes à excellentes, prennent les choses par leur côté politique (réglementations, financement, structure et organisation), et dans une perspective historique, parfois très étendue (débutant dans certains cas à la fin du xixe siècle). La deuxième partie décrit des expériences d’autres pays (Allemagne, Italie), mais par le traitement de quelques questions spécifiques : la dépendance, devenue un « risque » dont il faut désormais se prémunir par des assurances privées et collectives, la qualité des services offerts par les entreprises d’économie sociale, dont l’évaluation constitue un enjeu essentiel, et les externalités positives, c’est-à-dire leurs bénéfices sociaux, difficiles à évaluer parce que non convertibles en argent. Enfin, la troisième partie, entièrement rédigée par les directeurs de l’ouvrage, propose un ensemble de conclusions sur les particularités et l’avenir de ce que l’on appelle les « entreprises sociales », et leur rôle dans les transformations de l’État-providence. L’ensemble est fort instructif et plutôt encourageant quant à l’avenir de l’économie sociale dans le champ des services de proximité. Les expériences sont d’une diversité et d’une durée suffisantes pour tenter un bilan et des comparaisons, et, à ce titre également, l’ouvrage est bienvenu.

Je pourrais tenter d’établir ce que cet ensemble apporte de nouveau, relever les lacunes, souligner les différences entre les pays, endosser certaines conclusions ou tempérer l’optimisme des auteurs, mais je me perdrais vite dans les détails. Aussi me limiterai-je à un ensemble de remarques touchant les principales questions abordées dans l’ouvrage ; remarques visant à montrer la pertinence de ses analyses et du projet qu’il défend, quitte par moments à être rabat-joie. Premièrement, la ressemblance des diagnostics est frappante. D’abord un peu partout le même parcours historique en trois temps : premières initiatives des associations, généralement dans l’après-guerre, suivies du développement de l’État-providence et des services publics, puis crise de l’État-providence et développement des entreprises d’économie sociale ; les mêmes tendances de fond également (avec des intensités variables bien sûr) : vieillissement, chômage élevé et déclin de l’emploi industriel, changement dans le rôle des femmes et nouvelle consommation familiale (achats de services), difficultés pour les États de prendre en charge les nouveaux services ; enfin, des politiques très semblables d’un pays à l’autre, qui d’ailleurs s’inspirent les unes des autres. Ces fortes ressemblances ne doivent toutefois pas masquer la diversité des expériences d’organisation et de financement, que l’on nous présente. Mais si l’on insiste beaucoup sur les initiatives de la société civile, force est de reconnaître que c’est l’État, le plus souvent, qui finance ces entreprises, qui en est le principal régulateur, et même l’un des promoteurs, comme c’est le cas au Québec. Venant au secours de l’État-providence, l’économie sociale doit réaliser la quadrature du cercle : donner des services (de qualité) pour répondre à des besoins en augmentation, créer en même temps des emplois (d’insertion si possible), le tout à un coût réduit et en conservant une certaine flexibilité.

Deuxièmement, également commun à l’ensemble des textes est le schéma théorique distinguant trois secteurs se partageant les responsabilités dans la production des services sociaux (le privé, le public et le tiers secteur), auquel on ajoute parfois un quatrième, l’informel (la famille, à laquelle on greffe parfois les bénévoles). Ce schéma vise à préserver l’indépendance (au plan théorique et au plan politique) du tiers secteur à l’égard de l’État, tout en soulignant leur interdépendance, et à le démarquer du secteur marchand (à buts lucratifs). Dans l’ensemble, la distinction fonctionne assez bien, tout en laissant un certain nombre de questions à l’écart ou en friche. D’abord la famille : traitée comme un dispensateur de services, elle devient un « secteur » qualifié d’« informel », ce qui dénote une difficulté à penser sa dynamique propre et son évolution (le diagnostic d’une « défamilialisation » posé par un auteur est fort contestable). Ensuite, pour ce qui est de la difficulté présumée des services privés à assurer une qualité de services en raison de leur recherche du profit et de la concurrence à laquelle ils sont exposés, la critique est pour le moins sommaire. Enfin, et plus importante encore, la question des bénéfices sociaux de l’économie solidaire, ce que les économistes appellent les « externalités positives » : allègement des charges familiales et accès des femmes à l’emploi, maintien des personnes dans leur milieu de vie et maintien d’une qualité de vie, accessibilité, création d’emplois. Il y a des bénéfices que l’on parvient à mesurer ou à estimer en argent : diminution des prestations de chômage, réduction du marché noir et gains d’impôts, réduction de l’hospitalisation (déjà plus difficile à évaluer). Mais les effets non monnayables (solidarité, démocratie, innovation, composantes relationnelles des services) sont plus difficiles à apprécier. La notion de capital social peut y aider, mais c’est assez utilitariste comme perspective et il existe de plus solides conceptualisations que celle de Putnam à laquelle on se réfère ici. Mesurer et donner une valeur à ce qui ne se monnaye pas ne se réduit pas, loin s’en faut, à un problème méthodologique. D’ailleurs, comme on le fait remarquer, ces externalités n’existent qu’à la condition que soient d’abord reconnus comme importants les problèmes qu’ils corrigent (chômage, isolement social). La question oblige à repenser la valeur et ses fondements dans la société contemporaine, à repenser l’économie jusque dans l’imaginaire et les institutions qui la soutiennent. Vaste programme, j’en conviens, qui appelle une véritable économie politique et à laquelle semblent s’intéresser plusieurs des auteurs de l’ouvrage.

Troisièmement, la question de la valeur pose directement celle de la qualité des services. Intitulé « La qualité demain : une dimension citoyenne », le texte de Jacques Gautrat, formule ce que l’on pourrait appeler l’« utopie » du projet ; il en montre à la fois la nécessité et la grande ambition. Les entreprises d’économie sociale visent non seulement à répondre à des besoins, mais aussi à favoriser l’insertion, ce qu’il appelle la participation, des personnes âgées et de celles à qui elles procurent du travail. La dimension citoyenne, c’est ce droit d’être avec les autres, de sortir de l’isolement ou de l’exclusion, de participer à la vie communautaire. C’est ce que résume le terme « proximité », qui est à la fois géographique (territoire), temporel (services quotidiens sur une longue période) et social (la relation entre l’usager et l’intervenante). La qualité ne concerne pas seulement la viabilité de ces entreprises et leur capacité de concurrencer le privé, mais leur finalité même. Elle ne tient pas qu’à la manière de donner adéquatement un service, mais aussi au temps consacré aux personnes, à la dimension relationnelle des services (pas toujours facile à vivre d’ailleurs), aux efforts, dont rend compte cet ouvrage, pour faire participer les usagers et les travailleurs à la direction des entreprises, pour insérer les exclus du marché du travail et les former, pour les soutenir par la tenue de réunions d’équipe ; elle tient à la reconnaissance de leur savoir-faire, de l’autonomie et de la créativité que ce travail exige. La qualité, dans cette perspective, c’est donc plus que des tâches accomplies à la satisfaction des clients. Mais j’irais plus loin encore : si l’on veut donner à ces services une dimension « citoyenne », il faut cesser de les voir uniquement comme la réponse à un devoir de protection de l’État contre la « dépendance » à l’égard de la « clientèle » des personnes âgées qui y a droit. C’est aussi un travail, inséré dans une relation faite de distance et de proximité, d’attentes et d’obligations réciproques, de reconnaissance et d’identité, un lien social en somme ; il comporte des responsabilités, qui ne peuvent être individuellement assumées que si elles sont collectivement nommées.

Finalement, puisque l’on parle de la valeur du travail réalisé au sein de ces organismes, on me permettra une remarque plus personnelle (« d’humeur », comme on dit), débordant l’ouvrage en question, et ne concernant peut-être que le Québec. Soucieux de répondre aux besoins des personnes âgées à un coût limité, les politiques et programmes de soutien à l’économie sociale ont pour ainsi dire ignoré les conditions de travail difficiles des employés, payés à un salaire dérisoire pour un travail difficile physiquement et parfois psychologiquement (attachements, deuils, mais aussi harcèlements physique et psychologique, mépris). Ces conditions de travail occasionnent un fort roulement de personnel qui nuit directement à la qualité des services (intimité, sécurité, relations de confiance compromises) et qui, malheureusement, n’est pas sans maintenir précaires ces entreprises et le projet tout entier. On a le sentiment que l’économie sociale dans les services aux personnes âgées n’a jamais été prise véritablement au sérieux par l’État, qui n’y a recours que de manière opportuniste pour réduire ses dépenses ; associés à la domesticité, ces services sont toujours un peu méprisés.

On le voit, les difficultés sont nombreuses et les questions difficiles. On peut sans doute reprocher aux auteurs de ce livre d’exagérer les bénéfices sociaux de ces services, on peut ne pas partager leur optimisme et on peut – je ne m’en suis pas privé – montrer les limites de leurs analyses. Mais on aura compris que ceux qui s’intéressent à l’économie sociale, en soutiennent les efforts et en font l’analyse auront beaucoup à retirer de la lecture de cet ouvrage.