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Monsieur Therrien présente une vision intéressante et lucide de ce que pourrait (ou devrait ?) être un véritable CSSS, et le « leadership de mobilisation » que les gestionnaires devraient être appelés à exercer pour en assurer la réalisation. À plusieurs égards, cela nous rappelle le profil de CLSC du type communautaire et du style de gestion correspondant qu’avaient déjà esquissé Louis Favreau et Yves Hurtubise dans leur étude sur les CLSC et leur rapport aux communautés locales[1], ou encore l’approche développée en Estrie[2] au tournant des années 2000 pour renouveler la contribution des CLSC comme acteurs de développement des communautés, qu’on estimait alors en perte de vitesse.

Mais sa vision optimiste fort louable et stimulante est en même temps teintée d’une bonne dose de réalisme devant la dure réalité des conditions qu’il évoque pour assurer le succès des CSSS et de la réforme en cours. Les paradoxes, contradictions et défis qu’il énumère traduisent un regard « lucide » et « autorisé » sur ce qui est en train de se passer. Je trouve important de les rappeler en vrac : une décentralisation permettant une marge de manoeuvre locale, donnant une prise réelle à la population sur les choix stratégiques de l’établissement ; une cohérence et constance dans l’action (qui a généralement fait défaut depuis trente ans) ; une reddition de comptes basée sur l’atteinte d’objectifs globaux (des corridors de services continus ou des approches intégrées ?) et pas seulement l’équilibre budgétaire ; un rôle et un espace protégés et équilibrés pour le préventif et pour le social (ce dernier ne serait donc pas réduit aux tâches de commissionnaire et de lien de service avec la famille) ; la présence effective des médecins dans le processus d’élaboration des projets cliniques et les équipes multi- et interdisciplinaires (et j’ajoute : où leur pouvoir ne serait pas obligatoirement et toujours dominant… ).

Le propos de M. Therrien est rafraîchissant à plusieurs égards et il serait facile d’y souscrire si ce n’était que les conditions qu’il appelle semblent loin d’être réunies, à commencer par le mode actuel de rémunération des médecins qui devra être transformé si on veut réellement changer les choses vers des approches de type communautaire, selon les chercheurs du Collectif de recherche sur les services de première ligne[3]. Selon les propos du DG Therrien, les fusions d’établissements réalisées en Estrie suscitent satisfaction chez les participants aux CA fusionnés et les collaborateurs (usagers ?) à d’autres instances. Je me permets de nuancer ses dires. Il est en effet difficile d’apprécier l’impact de ces fusions sur l’intégration recherchée au-delà des impressions rapportées par les gestionnaires mis en place pour les réaliser, ces fusions n’ayant pas à notre connaissance fait l’objet d’évaluations rigoureuses et objectives avant qu’on les décrète comme modèles à suivre pour la réforme Couillard. Je trouve plutôt pertinent de se référer à cette autre partie de son propos, où il précise que l’intégration des services ne vient pas nécessairement et automatiquement des fusions, regroupements physiques ou administratifs, mais bien « d’une vision à court, moyen et long terme » et d’une mise à contribution des professionnels et des partenaires locaux à la définition de l’offre de services (et préalablement des besoins, j’imagine) ainsi que des orientations et modalités des pratiques cliniques et administratives qui pourront alors être renouvelées.

Si l’expérience des fusions en Estrie reste encore à évaluer (ce qui est en partie en cours paraît-il à travers la démarche nationale d’évaluation de l’implantation des CSSS), elle a au moins pu permettre de maintenir – pour un temps limité peut-être, mais enfin c’est toujours cela de pris – les territoires et structures existantes (à l’exception du CLSC et de l’Institut de gériatrie à Sherbrooke). Suivant les gestionnaires en place et leur capacité de « leadership de mobilisation », la relation de proximité territoriale naturelle et la taille relativement équilibrée et modeste (humaine, dit M. Therrien) des établissements regroupés peuvent encore favoriser une certaine participation de la population et des partenaires internes et externes à la « gouvernance » (ce qui est plus que la gestion comptable et administrative) d’un établissement qui peut encore ou davantage tenter de se rendre imputable à sa population. Pourvu que la marge de manoeuvre laissée au local le permette. Si je suis critique par rapport à ce qui s’est passé à Sherbrooke, je considère que l’Estrie a tout de même été favorisée dans l’implantation des CSSS par rapport à plusieurs régions, où les fusions issues de la « loi 25 » ont entraîné la création de méga-établissements où la dimension humaine des rapports organisationnels et professionnels internes et des rapports entre les établissements et le milieu de vie semble avoir été le dernier souci. Sans compter que ces méga-établissements ne peuvent obéir qu’à une logique de hiérarchisation des services prenant appui sur les mandats et pouvoirs dominants de la bureaucratie hospitalière et du pouvoir médical, et où l’offre de services et la responsabilité populationnelle seront surdéterminées par l’obligation d’une demande de soins toujours plus nombreux et spécialisés. En bref, par-delà le discours généreux et général qui tient lieu d’orientations à la restructuration en cours, on tend de toute évidence à mettre en place des conditions visant une continuité de services centrée sur une meilleure prise en charge des « maladies »[4] plus que sur la promotion de la santé et le développement d’orientations générales et de modèles d’évaluation et d’intervention plus globaux conduisant au renouvellement des pratiques cliniques et organisationnelles.

Quant à la marge de manoeuvre qui devrait caractériser la décentralisation promise, on peut toujours l’espérer à la manière d’un Messie toujours à venir ou du renouvellement du fédéralisme canadien. À moins que les modalités d’opérationnalisation de la réforme Couillard, notamment sur le plan du changement dans les modes d’allocation budgétaire, qui conditionnent l’imputabilité vers une responsabilité populationnelle, facilitent le déblocage vers une véritable décentralisation et une prise effective du local sur la gouvernance des établissements et le fonctionnement en réseau à travers les projets cliniques. Ou à l’inverse, que la décentralisation et la responsabilité populationnelle demeurent au niveau du discours, alors que, dans les faits, on va continuer de gérer le système sur son erre d’aller, qui a toujours finalement obéi à la logique du « toujours plus du même » : plus d’argent dans le curatif, plus de soins plus coûteux pour des gens plus malades plus longtemps, plus de gens sur les listes d’attente et dans les urgences, plus de coûts globaux pour les services de santé, plus de recours au privé, et plus de taxes, déguisées sous forme d’assurances privées ou d’une caisse vieillesse…