La mise en place de la dernière réforme québécoise de la santé et des services sociaux a créé de nouvelles conditions de l’exercice professionnel dans pratiquement tous les secteurs de l’intervention sociale. De plus en plus, les programmes institutionnels d’intervention sociale offerts dans toutes les régions du Québec par les Centres de santé et de services sociaux (CSSS) sont orientés par des experts scientifiques s’inspirant de l’approche positiviste des sciences naturelles. Les recherches qui en découlent sont dites fondées sur des données probantes, lesquelles induiraient objectivement les « meilleures pratiques ». À ce courant des meilleures pratiques s’associe un autre courant lui aussi qualifié de « scientifiquement objectif », celui de la Nouvelle gestion publique (NGP) dont les techniques de management auraient fait leurs « preuves » dans le monde de l’entreprise privée (p. ex. Toyota), et pourraient même rendre le système de la santé et des services sociaux plus efficace et plus efficient dans sa productivité (voir le texte de présentation de Jetté et Goyette du dossier thématique de ce numéro). De plus, la NGP promet une plus grande performance organisationnelle par le développement d’une culture entrepreneuriale visant à renforcer la responsabilisation des employés à l’aide du travail d’équipe et de la participation, la loyauté institutionnelle et l’orientation vers les résultats (Boltanski et Chiapello, 1999). Le gouvernement Charest nous l’avait promis en annonçant la « réingénierie de l’État ». Maintenant, la marchandise est livrée : le système de la santé et des services sociaux a dorénavant le pied droit dans un « marché public-privé » doté principalement d’une idéologie marchande du secteur privé, et avec laquelle les divers établissements sont invités à jouer le jeu de la concurrence territorialisée avec d’autres acteurs telle que la Fondation Chagnon. Cette fois-ci, l’État ne justifie pas son autorité par la protection qu’il procure aux citoyens contre les aléas du marché, comme a pu le faire l’État providence, mais sur l’officialisation de la peur (Foessel, 2005 : 255) engendrée par une panoplie de risques de santé publique qu’il s’agisse de problèmes de santé physique ou de problèmes sociaux souvent indifférenciés dans leur spécificité ontologique (la grippe, l’obésité, les maladies cardiovasculaires, les cancers, les troubles de comportement, le décrochage scolaire, la transmission intergénérationnelle de la pauvreté, les inégalités sociales de santé, l’exclusion, etc.). La façon même de nommer les différentes visées des programmes d’intervention s’est transformée en injonctions prescriptives d’objectifs de résultats (le développement de saines habitudes de vie, la maturité scolaire, la persévérance scolaire, le rétablissement en santé mentale, l’empowerment des groupes ciblés, la revitalisation urbaine intégrée, la participation au développement des communautés, etc.). D’un point de vue démocratique, les questions d’illégitimité politique entourant une privatisation en douce du système public pourraient ici être soulevées, comme les mouvements syndical et communautaire ont pu le faire lors de l’adoption des deux lois donnant naissance à Québec Enfants et Québec en forme (instituant ainsi un double partenariat public-privé sur une durée de 10 ans). Mais, ce qui semble être encore plus inquiétant sur le plan démocratique, c’est la vision du monde social guidant cette réforme : il s’agit de la trame d’un projet de société dont les conséquences sur les conditions sociales d’existence tendent à produire le contraire de la solidarité sociale et de la prise en compte des situations d’autrui. Cette vision renforcerait une conception médicale d’un certain type d’individu ciblé à risque, et forcé d’adhérer à une forme d’autonomie néolibérale de l’entreprise de soi, à travers l’acquisition de compétences et d’habiletés permettant l’intégration de comportements « sains » (Cauchy, 2009). Foessel (2005 : 250) avance qu’il s’agit là d’une différence idéologique importante …
Parties annexes
Bibliographie
- Boltanski, L. et E. Chiapello (1999). Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
- Cauchy, C. (2009). « La dictature de la charité ? Une fondation privée peut-elle imposer ses choix au gouvernement ? », Le Devoir, samedi, 23 mai, p. A1.
- Cléro, J.-P. (2007). Qu’est-ce que l’autorité ?, Paris, Librairie philosophique J. Vrin.
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- Dumas, H. (2010). « Comportement modèle », La Presse, samedi, 10 avril. En ligne : <http://www.cyberpresse.ca/chroniqueurs/hugo-dumas/201004/10/01-4269151-comportement-modele.php>, consulté le 12 avril 2010.
- Foessel, M. (2005). « Légitimations de l’État. De l’affaiblissement de l’autorité à la restauration de la puissance », Esprit, mars-avril, 242-256.
- Fortin, P., Godbout, L., Chagnon, A., Boivin, M. et Fondation Lucie et André Chagnon (2007). Voir plus loin que le bout de son nez : la contribution de l’investissement en prévention au financement de la santé, Présentation au Groupe de travail sur le financement du système de santé. En ligne : <http://www.fondationchagnon.org/fr/PDF/Memoire_Commission_Castonuay_70928.pdf>, consulté le 12 avril 2010.
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- Le Goff, J. (2005). « Nouveaux modes de subordination dans le travail », Esprit, mars-avril, 143-157.
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- Mendel, G. (2002). Une histoire de l’autorité. Permanences et variations, Paris, La Découverte.
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