L’entrevue

Quelques réflexions sur les enjeux contemporains du travail social en contexte institutionnelEntrevue avec François Dubet, sociologue[Notice]

  • Isabelle Ruelland

…plus d’informations

  • Isabelle Ruelland
    Étudiante de 3e cycle, Département de sociologie, Université de Montréal

François Dubet est un sociologue français de renommée internationale qui a entre autres réalisé une recherche d’envergure auprès de ce qu’il nomme les « travailleurs sur autrui », c’est-à-dire les différents professionnels salariés tels que les enseignants, les infirmières et les travailleurs sociaux dont le travail consiste à intervenir auprès des personnes. Lors de son séjour au Québec à l’automne 2010, nous avons eu l’occasion de réaliser un entretien avec lui. Nous souhaitions avoir son point de vue sur les enjeux contemporains de la pratique du travail social en contexte institutionnel en France afin de mettre ces enjeux en dialogues avec la réalité du travail social dans les institutions publiques québécoises. Plus précisément, il a été question des modes de gestion dans les organisations publiques, de leurs incidences sur le travail social ainsi que des moyens que peuvent prendre les travailleurs sociaux pour défendre une gestion des institutions publiques qui soit fidèle à leur métier.

En France, il y a eu une réorganisation de l’intervention sociale vers un système très décentralisé. En fait, il y a eu un transfert des pouvoirs détenus par une alliance entre l’État et des grandes associations de travail social vers les pouvoirs locaux des départements. Rappelons qu’en France le travail social est pour l’essentiel un travail qui se fait dans le cadre d’« associations » composées de travailleurs sociaux, de notables, de militants politiques et / ou religieux, etc. Chacune des associations a une vocation spécifique telle que l’accompagnement des enfants maltraités, la prévention de la délinquance, le suivi des familles… Avant, celles-ci étaient financées pour l’essentiel par l’État. Et, depuis les années 1980, elles sont financées par un département, une région, une commune et par l’État… Ce changement est très important parce que les financeurs locaux ne sont plus des bureaucrates de l’État, mais bien des élus. Ces élus vont exercer un contrôle beaucoup plus fort sur les diverses associations qui doivent rendre des comptes bien plus souvent que ne l’exigeait l’État. Il y a eu ainsi un rapprochement local du contrôle du travail social. Avant, l’État ne vérifiait pas tellement ce que les travailleuses et travailleurs sociaux faisaient. Or, maintenant ils ont affaire à une petite technocratie municipale, départementale ou régionale qui contrôle la manière dont le travail social se fait. On est donc devant un mouvement de décentralisation et de rationalisation de leur travail. Les travailleurs sociaux ont beaucoup résisté à cela, pour de bonnes raisons évidemment puisqu’il est légitime de défendre son autonomie professionnelle, et pour de moins bonnes raisons aussi puisqu’il n’est pas scandaleux que les responsables politiques s’interrogent sur l’usage qui est fait des finances publiques. Ce changement important est donc en quelque sorte un mélange de technocratisation et de démocratisation du travail social. Les travailleurs sociaux sont plus sensibles à la technocratisation, mais c’est aussi une forme de démocratisation. Deuxième évolution : la gestion des services sociaux est de plus en plus orientée par une politique des « dispositifs », c’est-à-dire par des politiques ciblées : famille monoparentale, l’enfance maltraitée, les quartiers défavorisés, les primomigrants, tel ou tel handicap… Sous l’influence de telles politiques ciblées, les travailleurs sociaux deviennent plutôt des organisateurs de dispositifs, de programmes ou de projets. C’est une chose assez troublante d’ailleurs que de se rendre compte que beaucoup de travailleurs sociaux ne rencontrent même pas d’usagers. Ils sont devenus des organisateurs de dispositifs. La travailleuse sociale qui s’occupait des alcooliques, des chômeurs, de l’enfance en danger, etc., n’est plus tellement le modèle. Cette dernière dira plutôt aujourd’hui : « Je suis dans un dispositif qui cible tel ou tel problème et je suis obligée de travailler avec d’autres intervenants sociaux. » D’ailleurs, le mot « intervenant social » remplace progressivement celui de travailleur social. Les travailleurs sociaux deviennent de plus en plus souvent des spécialistes d’un dispositif particulier et, dans cette perspective, leur formation en droit et en gestion a été renforcée alors que leur formation en psychologie devient plus faible. Il est important de préciser que ce changement n’est pas arrivé brutalement. Il a commencé avec un gouvernement de gauche au début des années 1980 avec la décentralisation dont j’ai parlé plus tôt. On pourrait dire ainsi que le travail social s’est professionnalisé et s’est technocratisé. Ce que beaucoup de travailleurs sociaux dénoncent d’ailleurs comme étant un effet des politiques néolibérales. Des amis comme Michel Chauvière défendent cette position. Or, je ne suis pas convaincu que c’est strictement la faute du néolibéralisme puisqu’il n’y a pas vraiment de marché. En ce sens que les services publics n’ont pas …

Parties annexes