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On a attaché beaucoup d’importance à définir ce qu’est un vrai homme ou une vraie femme, j’ai hâte qu’on s’attarde à ce qu’est une femme vraie et un homme vrai.

Manon Massé, Québec Solidaire (2012)

L’engagement paternel des jeunes pères en contexte de vulnérabilité

Les enfants qui bénéficient du soutien régulier de leur père en soutirent des bienfaits indéniables (Dubeau, Devault et Forget, 2009). En contexte de pauvreté, les données sont moins claires. Des travaux démontrent que la pauvreté pourrait amoindrir l’effet positif de la présence des pères (Furstenberg et Weiss, 2000) ou diminuer leur sentiment de compétence parentale (Simons et al., 1990).

Nos travaux sur les pères en contexte de vulnérabilité (Devault et al., 2009) offrent une autre perspective sur la vie de ces pères. Ils indiquent que malgré un parcours personnel marqué de nombreuses difficultés, les jeunes qui deviennent pères trouvent dans cet événement, l’occasion de se prendre en main et de se stabiliser sur les plans financier et affectif. La naissance d’un enfant accroît chez ces pères la motivation à prendre leurs responsabilités envers leurs familles et envers eux-mêmes (Devault et al., 2008 ; Lemay et al., 2010 ; Nelson, Clampet-Lundquist et Edin, 2002). Ce processus ne se fait pas en vase clos et notre équipe s’est attardée à comprendre le rôle que l’entourage peut jouer dans l’engagement de ces pères.

De façon plus précise, nous nous sommes intéressés aux femmes qui ont été ou qui sont présentes dans la vie de ces jeunes pères, soit leur propre mère ainsi que la mère de leurs enfants. Plusieurs raisons justifient cet intérêt.

Les changements importants subis par l’institution de la famille au cours des dernières décennies, tels que les modifications dans les rôles parentaux et sexuels et l’augmentation des divorces, ont eu des effets multiples (Dandurand, 1992). En particulier, comme l’affirme Castelain-Meunier (2011) : « En ce qui concerne la paternité, on assiste au passage de la paternité institutionnelle à la paternité relationnelle, qui donne tout son sens aux liens qui se développent et se construisent entre les hommes, les femmes et les enfants » (p. 29). Ainsi, si jadis, on demandait aux hommes de jouer le rôle d’autorité et de pourvoyeur, les attentes envers eux sont aujourd’hui beaucoup plus variées et incluent un investissement émotif et éducatif (Cyrulnik, 2010). Or, les pères d’aujourd’hui ne disposent pas, en majorité, de modèles de pères correspondant aux attentes actuelles (Devault et al., 2009). Dans cette transition historique du rôle paternel, quelles sont les sources d’inspiration des hommes en ce qui a trait, en particulier, à l’exercice d’un rôle qui était traditionnellement féminin ? Les mères d’origine peuvent-elles servir de modèle paternel et de soutien aux pères ? Les changements sur le plan des rôles parentaux ont aussi des conséquences sur le partage des soins aux enfants. On sait que les pères sont plus présents dans ces sphères qu’il y a quelques décennies (Townsend, 2002). Toutefois, les mères peuvent afficher une certaine résistance face à ce plus grand engagement des pères (Turcotte et Gaudet, 2009). Comment ce partage se fait-il chez les jeunes parents vivant dans un contexte de vulnérabilité ? Quelle place les mères, en couple ou séparées, font-elles aux pères pour les soins et l’éducation des enfants ? Les réponses à ces questions peuvent fournir des pistes d’intervention à l’intention des pères dans un contexte où, malgré ces changements de société, les intervenants des services sociaux et de santé continuent d’agir avec les pères comme si leur présence était moins importante que celle des mères (Deslauriers, 2010 ; Lemay et al., 2010).

Le rôle de la mère d’origine dans l’engagement parental des pères

L’histoire personnelle des pères a été peu étudiée dans les recherches sur l’engagement paternel. Lorsque c’est le cas, leur passé a surtout été abordé par le biais de la présence du père biologique dans leur famille d’origine. En effet, si la littérature est plutôt bavarde sur l’importance d’un modèle masculin de parentalité, elle reste muette sur la présence d’un modèle féminin de parentalité, probablement parce que l’on conçoit que l’apprentissage de la paternité s’acquiert au contact de son propre père (Lamb et Tamis-LeMonda, 2003). L’absence du père dans l’enfance est perçue comme ayant des conséquences négatives sur l’engagement paternel futur (Allard et Binet, 2002). Toutefois, il n’y a pas de consensus sur l’importance d’avoir été exposé à un modèle de père. Certaines études confirment l’hypothèse voulant que les pères les plus engagés sont ceux qui ont bénéficié d’un modèle positif de père dans l’enfance. D’autres recherches révèlent que les pères les plus engagés sont ceux qui n’ont pas bénéficié d’un tel exemple et qui compensent en étant plus présents (Parke, 2002).

Nos recherches ont mis en lumière le fait que la mère d’origine qui représente une importante figure d’attachement pour plusieurs jeunes pères, tant dans l’enfance qu’à l’âge adulte, peut possiblement exercer un rôle de tuteur de résilience. Le soutien de la mère pourrait constituer un « amortisseur » de stress qui rendrait le père plus disponible pour affronter les défis qu’il doit relever, comme gérer les relations avec son ex-conjointe, arrondir les fins de mois… Nos analyses montrent que la mère joue un rôle de confidente et d’ancrage affectif auprès des pères, même une fois qu’ils sont rendus à l’âge adulte (Devault et al., 2009).

Le rôle de la mère des enfants et de la coparentalité dans l’engagement paternel

La mère des enfants représente un déterminant important de l’engagement paternel. Turcotte et Gaudet (2009) expliquent que « les mères pourraient jouer un rôle de vigiles (« gatekeeper »), régulant l’implication des pères auprès de leurs enfants » (p. 48). Ainsi, dans certains ménages, vivant en couple ou étant séparés, les mères des enfants exerceraient un certain contrôle sur les contacts entre le père et ses enfants de même que sur sa façon de prendre soin d’eux. Selon Julien (1999), pendant des siècles, les hommes disposaient d’un pouvoir légal et public, et les femmes exerçaient un pouvoir privé sur les enfants, soit celui d’une « autorité discrète, cachée, familiale mais forte » (p. 124). Cette division des pouvoirs n’est plus aussi claire mais elle a laissé des traces sur les relations familiales. Cowan et Cowan (1987) ont noté que les femmes trouvent difficile d’abandonner leur rôle traditionnel d’experte dans les soins aux jeunes, et ce, même si elles désirent que les pères s’engagent auprès des enfants.

Par ailleurs, la façon dont les parents interagissent à titre de « coparents » est considérée comme un déterminant important du bien-être de l’enfant (Adamson et Pasley, 2005). Ce serait la nature et la qualité du lien avec la mère des enfants qui aurait un impact sur l’engagement paternel, peu importe le statut du couple, qu’il soit marié ou séparé. Fagan et ses collègues (2003) montrent que la présence de conflits est associée à un engagement moins grand de la part du père. Selon ces chercheurs, ce ne serait pas la présence d’une relation amoureuse qui favoriserait l’engagement paternel, mais plutôt la qualité de la relation, et surtout l’absence de conflits. Nos travaux (Devault et al., 2008) et d’autres (McLanahan et Carlson, 2003) confirment que, peu importe le statut du couple, c’est la perception positive qu’ont les pères de leur relation avec leur ex-conjointe qui les maintient engagés auprès des enfants.

Cet article poursuit deux objectifs : 1) préciser le rôle de la mère d’origine comme soutien à l’engagement paternel et comparer l’implication de celle-ci avec celle du père d’origine ; 2) approfondir notre compréhension des mécanismes sous-jacents à la coparentalité à travers l’analyse des relations entre les pères et leurs conjointes ou ex-conjointes.

Méthodologie

Cette recherche adopte une approche qualitative postulant que les personnes sont les mieux placées pour donner un sens à leurs expériences (Rappaport, 1990). Les participants ont été recrutés par l’entremise de trois entreprises d’insertion. Ces entreprises rejoignent une jeune clientèle majoritairement masculine et vulnérable sur le plan économique, ayant de jeunes enfants ou étant sur le point de devenir parents. Les participants étaient âgés de 15 à 25 ans et avaient, au moment de l’entrevue, au moins un enfant avec lequel ils étaient ou non en contact régulier. Les entrevues, qui ont pris la forme de récits de vie thématique (Mayer et Deslauriers, 2000), se sont déroulées à l’endroit choisi par les participants. Pour les fins du présent article, des thèmes reliés à la trajectoire personnelle du père dans sa famille d’origine et à la trajectoire coparentale ont fait l’objet d’une analyse de contenu. Les entrevues ont été traitées de façon systématique à partir d’une procédure de condensation (Miles et Huberman, 1994). Cette méthode consiste à identifier, à la suite de la lecture de la transcription, les passages significatifs en les situant dans le contexte de l’entrevue puis à les classer selon les questions d’analyse et les dimensions émergentes. Ces informations sont regroupées sous la forme d’un mémo synthétisant l’essentiel des propos du père. Tous les condensés ont été validés par un vérificateur externe à partir du matériel de base (Miles et Huberman, 1994). Cette étape favorise l’approfondissement des entrevues individuelles préalablement à l’analyse inter-entrevues. Nous avons procédé par la suite au classement thématique des condensés à l’aide du logiciel N’Vivo permettant ainsi une lecture transversale des données. La grille d’analyse à été constituée à partir des thèmes déjà identifiés, soit les relations du père avec la mère d’origine (type de relation, soutien, modèle de parentalité) et les relations coparentales (type de relation amoureuse et coparentale, soutien, objets de conflits, résolution de problèmes).

Les caractéristiques des participants

Les participants (19) sont majoritairement Québécois (n = 13) et les autres pères sont d’origine haïtienne (n = 5) ou dominicaine (n = 1). Au moment de l’entrevue, les pères ont en moyenne 24,7 ans (min. : 19 ans ; max. : 31 ans). Ayant quitté le milieu scolaire à 17 ans en moyenne, les pères occupent tous un emploi dans une entreprise d’insertion où ils travaillent en moyenne 41 heures par semaine. Plus des deux tiers des participants (n = 13) reçoivent un salaire annuel se situant entre 10 000 $ et 14 999 $, alors que cinq gagnent entre 15 000 $ et 19 999 $ et un père a un revenu de 25 000 $ à 29 999 $.

Lors des entrevues, onze participants (58 %) sont en couple depuis quatre ans en moyenne (min = 8 mois ; max = 7 ans). Neuf cohabitent avec la mère de leurs enfants, et deux avec une nouvelle conjointe. Il reste donc huit pères (42 %) qui ne vivent pas avec une conjointe.

La moyenne d’âge des pères au moment de la naissance de leur enfant est de 22,5 ans (min. : 18 ans ; max. : 24 ans) et la durée moyenne de leur relation de couple est de 1,1 an (min = 1 mois ; max =  5 ans). Treize pères ont un seul enfant, bien que quatre en aient deux et deux en aient trois. Pour la plupart, ces enfants sont d’origine biologique. Ils sont également répartis entre les garçons et les filles. L’âge moyen des enfants est de 4 ans (min = 1 mois ; max = 11 ans).

Enfin, 13 pères (68 %) affirment être en contact avec leurs enfants à temps plein. Deux pères voient leurs enfants trois fois par semaine. Un rapporte avoir droit à une visite supervisée d’une heure par mois. Enfin, les trois autres n’ont plus de contact avec leurs enfants.

Résultats

Relation avec le père d’origine

Environ la moitié des pères interrogés (n = 9) affirment avoir eu une relation positive avec leur propre père. Le tiers d’entre eux le reconnaissent comme un modèle parental. L’un de ceux-ci qualifie son père de « modèle parfait » qui lui a transmis la valeur de la persistance et de la parole (p7). Un autre affirme que malgré le fait que son père était alcoolique lorsqu’il était petit, il n’en a jamais été conscient. Il démontre une franche admiration à son endroit :

[...] Il y a de mes chums, là, j’entends dire des fois des commentaires sur leur père comme : « Ah, mon père, c’est un chien sale. » J’ai jamais, jamais entendu ça de mon père, parce que, justement, il a tout le temps été honnête avec tout le monde, il a le respect pour les autres…

Certains pères décrivent cette relation comme étant marquée par l’affection et la complicité, alors que d’autres le choisissent pour modèle pour des raisons plus traditionnelles comme être capable de discipline, ou démontrer son engagement au travail. L’autre moitié des pères de l’échantillon qualifie négativement leur relation avec leur père. Ces témoignages révèlent une certaine négligence affective. « Il était comme un étranger dans la maison ». Ils se disent victimes du manque d’intérêt de leur père à leur endroit. Chez quatre d’entre eux, les relations avec le père sont décrites comme ayant été violentes et se situant dans un contexte de consommation abusive ou de jeu pathologique.

Bien il [son père] me « vargeait ». Il m’a fait manquer l’école pour rien des fois, juste parce que j’avais un bras de « pété » et il fallait que j’aille à l’hôpital parce que c’est lui qui m’avait « pitché » dans mon lit…

p4

Relation avec la mère d’origine

Les relations avec la mère d’origine sont jugées positivement par une grande majorité de pères (n = 14). Nombreux sont ceux qui jugent leur mère comme étant un modèle dans l’éducation de leur enfant et l’admirant parce qu’ayant assuré seule leur éducation. Le discours de ces pères au sujet de leur mère est empreint d’une grande affection et d’un sentiment de confiance. Certains pères ajoutent qu’elle les avait protégés de la violence de leur père et qu’elle était ou parfois est toujours leur principale confidente. La majorité des pères décrivent leur mère comme quelqu’un de disponible, prête à leur venir en aide et à leur fournir des conseils. Quand on leur demande si leur mère est un modèle, ces pères déclarent :

il y a ma mère à qui je me confie toujours, à qui je pose des questions à savoir si ça l’a du bon sens puis ma mère m’a aidée beaucoup sur ce côté-là [les enfants].

p15

Comme quand j’ai de la misère avec mes petits là… quand ils sont malades là elle dit vient à la maison. Ben regarde, fais ça, fais ça.

p5

Le participant 17 se considère « tellement proche », de sa mère. Sa relation était dit-il « super sécurisante ». « On se sentait là… à travers de quatre gros murs d’acier là. » « C’est encore plus qu’une mère. C’était… ma confidente, c’était toute. »

Nous disposons de peu d’informations sur les mères des cinq autres participants. Deux d’entre eux n’en parlent pas ; deux autres révèlent avoir une relation marquée de bons moments et de moments très difficiles. Enfin, le dernier père n’a aucun souvenir d’elle.

Relation coparentale

Une autre manière de comprendre le rôle des femmes dans la vie des pères est d’examiner la relation qu’ils entretiennent avec la mère de leurs enfants. D’abord, l’examen de l’histoire du couple révèle que quasiment tous les pères ont été confrontés à une grossesse non planifiée. Celle-ci a engendré un lot de bouleversements et de mésententes. De plus, les relations de couple sont instables, près des deux tiers des pères avouant être temporairement ou définitivement séparés de la mère de leur enfant. Les zones de mésententes sont nombreuses et elles sont spontanément décrites par les pères. Elles réfèrent tant à la relation conjugale que coparentale. Les conflits conjugaux se rapportent aux sorties avec des amis, aux tentatives de contrôle de l’autre, à la jalousie de la conjointe, aux habitudes de consommation de l’un ou l’autre des conjoints, à l’aspect financier ou au travail (travaille trop ou ne travaille pas suffisamment). Au regard de la coparentalité, les mésententes touchent l’éducation des enfants quant aux valeurs à transmettre, à la discipline, au manque de responsabilité du père ou de la mère ou aux tâches domestiques.

L’analyse des caractéristiques des relations conjugales et coparentales de 17 pères[1] a fait émerger cinq profils distincts en fonction de certaines dimensions communes dans leur discours.

Les amoureux (n = 5)

Ce qui caractérise ce groupe est d’abord la présence de l’amour tel qu’explicitement évoqué par ces pères qui sont d’ailleurs tous en couple. Ceux-ci révèlent un grand attachement à leur conjointe, la décrivant comme une personne des plus importantes, celle qu’ils se comptent chanceux d’avoir dans leur vie, celle qui représente une source de motivation pour réussir, qui est encourageante avec eux et qu’ils cherchent à encourager en retour.

Si j’aurais jamais eu elle [sa conjointe] dans ma vie, soit je serais en prison pour longtemps ou je serais mort. Il y aurait quelque chose qu’y m’aurait arrivé si j’aurais pas eu cette fille-là dans ma vie. Ça c’est sûr à 100 %.

p17

Ma femme aussi me voit et elle est contente aussi, fait que ça me pousse à montrer que je suis capable, que je ne suis plus dans la rue, que je fais quelque chose de mes dix doigts. Je vais avoir un diplôme à la fin.

p5

Il ressort également du discours de ces pères un respect mutuel de ce que les conjoints sont comme personnes et comme parents. La reconnaissance des habiletés parentales de chacun est réciproque et la confiance en l’autre pour prendre soin des enfants, mutuelle.

Elle [la conjointe] dit que je suis un gars qui est capable de dire les vraies affaires pis que j’ai le tour avec les enfants. J’aime les enfants.

p9

Les soins et l’éducation des enfants sont partagés en fonction des besoins de chacun et du moment. Ces pères décrivent leur relation avec la mère de leurs enfants comme étant faite d’écoute, de plaisir, de communication mais surtout de respect de l’autre et de ses décisions.

Je la laisse intervenir [auprès des enfants], elle me laisse intervenir. C’est après ça que… une fois que l’enfant est pas là, on se dit, bon qu’est-ce qu’il y a eu, tout ça.

p5

On n’a vraiment pas le même point de vue sur certaines choses. Mais on finit par trouver un arrangement.

p16

Le plaisir d’être ensemble est manifeste et prend la forme de sorties en famille ou de soirées à la maison. Cette bonne atmosphère familiale n’empêche toutefois pas la présence de certains conflits au sujet du travail, de l’argent, de la consommation de drogues, de la discipline parentale ou des sorties du père lesquelles font naître un sentiment de jalousie chez la conjointe. Toutefois, ces conflits, comparativement à ceux vécus par les pères des autres profils semblent assez circonscrits et n’entachent pas la relation de manière significative.

Les dépendants (n = 4)

Le déséquilibre sur le plan du soutien caractérise les couples de ce profil, un parent soutenant l’autre sans que la réciproque ne soit mentionnée. Dans deux cas, c’est la mère qui soutient le père dans son rôle parental, ce dernier se sentant moins en confiance quant à ses habiletés. Pour ce profil, les conflits touchent le manque de responsabilité et la consommation du père.

Ma copine s’en occupe pour moi … je suis trop nerveux, ça me fait peur, j’ai peur qu’en changeant la couche je vais le lever par les pieds et j’ai peur de lui faire mal, de lui déboîter une jambe… ça me fait peur.

p1

Les deux autres cas présentent un portrait inverse : le père fournit plus de soutien à la mère. Dans ces deux cas de figure, ce sont des pères non biologiques qui ont en quelque sorte pris en charge la famille. Ils assument la responsabilité financière et les soins et l’éducation aux enfants de façon prépondérante.

La conjointe du père 4 l’a souvent remercié pour tout ce qu’il fait pour l’aider. « De s’occuper des enfants, du souper, du ménage, du lavage, fait qu’il y a des journées que je n’arrête pas. »

Le père explique à sa conjointe : « Laisse-le », « félicite-le pas », « explique-le d’une autre manière », « je ne dis pas que ce n’est pas bon, mais tu sais, il faudrait que tu révises un peu ta façon de fonctionner ». (p10)

Les coparents (n = 2)

Ce profil est caractérisé par l’absence d’information sur la relation de couple. Il repose sur un partage et un soutien mutuel dans les tâches parentales. Ces réels « coparents » partagent les soins aux enfants, le transport à la garderie, le bain, les repas et se relaient lorsqu’un des parents veut sortir ou se sent moins apte à réaliser une tâche.

[…] Aujourd’hui elle a dit je veux bouger, je lui ai dit je vais rester à la maison. Toi tu bouges et moi je reste avec mon petit garçon.

p6

Dans le cas du couple séparé de ce profil, l’entente coparentale est telle qu’il est clair pour le père et la mère qu’aucun homme ne prendra la place du père auprès des enfants bien que les conjoints ne soient plus ensemble et que cet homme ne soit pas le père biologique des enfants.

Si je me fais une autre blonde et par exemple il [l’enfant] vient passer une fin de semaine chez moi, [la nouvelle copine] ce n’est pas sa mère. Sa mère, il en a une mère et il n’est pas question qu’admettons ma copine joue ce rôle-là et c’est la même chose pour elle.

p8

Les conflictuels (n = 3)

Les fréquents conflits, présents et passés, représentent la caractéristique centrale de ce profil. Deux pères sont d’ailleurs séparés et le troisième est en conflit avec sa conjointe. Ces mésententes, qui vont parfois jusqu’à la violence physique mutuelle, touchent le temps passé en famille, les jugements négatifs sur les amis, le type d’éducation et les valeurs à transmettre aux enfants, le travail, la jalousie et le contrôle exercés par la mère. L’absence de confiance et de respect englobe ces mésententes.

Elle sort là et même pas 20 minutes après, elle appelle : « Est-ce que ça va bien ? » Oh, excuse-moi mais tu viens de t’en aller, comment tu veux m’appeler là pour savoir si l’enfant va bien ? C’est pas la première fois que je m’occupe seul d’un enfant !

p11

Non, elle [la mère] dit tu m’as jamais payé rien. Pfff je l’ai faite vivre trois ans de temps. Je lui ai jamais payé rien ? Ah elle dit la bouffe là pis l’appart c’est pas pareil tsé… […] Pas pareil, pas pareil esti : j’te nourris ! Calvaire, t’es logée, nourrie gratis. Qu’est-ce que tu veux demander de mieux, je paye toute. C’est une fille à matériel, c’est une fille… pfff… une fille qui aime ça gober l’argent des gars là tsé.

p15

À une question touchant l’agressivité de sa conjointe, le participant 3 répond :

Ah, extrêmement. Tsé, elle me battait en plus… […] coups de poing dans la face pis toute… je l’ai une fois pris par le bras pis je l’ai tordu en arrière de son dos parce que… ben, je voulais pu être frappé mais… c’est tout.

Un de ces pères affirme que son ex-conjointe et lui ont réussi à surmonter leurs conflits. Ils partagent aujourd’hui la garde de leurs enfants de façon harmonieuse : « Tcheck, ma fille a besoin de sa mère. […] Pis moi, je peux pas tout le temps m’en occuper .»

Les exclus (n = 3)

Ces pères séparés n’ont aucune entente de garde avec la mère. Deux d’entre eux partagent une histoire similaire, c’est-à-dire que les beaux-parents se sont immiscés dans leur relation lorsque leur fille est devenue enceinte, écartant le père de tout contact avec l’enfant. Il semble toutefois que devant ces obstacles, les pères aient manifesté un intérêt modéré pour leurs enfants. Ils n’ont d’ailleurs plus de contact avec eux.

[…] Quand elle est tombée enceinte, c’est là que ça a tout changé, elle voulait un homme sérieux qui va travailler… Moi, je pensais que j’étais prêt mais ça a l’air que j’étais pas prêt…

p14

[…] elle avait un cellulaire sauf que quand elle était chez elle ses parents s’en servaient donc là je ne pouvais trop l’appeler. Quand c’était elle qui l’avait le soir je l’appelais et elle me donnait des nouvelles. Je n’avais pas le droit d’aller chez elle. […] la police m’avait appelé chez nous [pour me dire] de ne pas appeler à la maison. Comme j’ai dit au policier, je lui expliqué mon histoire et il a dit « tu ne peux pas rien faire ».

p2

Le dernier père soutient que son ex-conjointe a des problèmes de santé mentale et de consommation et qu’au moment où il purgeait une peine de prison, elle n’avait pas pu s’acquitter des soins pour leur enfant. Ce père a aujourd’hui la garde de l’enfant sans contact avec la mère.

Moi quand je suis sorti [de prison] j’ai vu ça [la mère était sur le crack, le petit n’allait plus à l’école] pis j’ai voulu prendre le petit. J’ai eu un téléphone : « on a eu un signalement pour [nom de l’enfant] ». J’ai dit qu’il restait avec moi asteure. Elle a dit qu’ils devaient venir voir si l’enfant était en sécurité. Ils sont venus chez nous. Ils m’ont dit direct de même : « On va faire évaluer madame pis on ferme le dossier. »

p18

Discussion

La mère d’origine comme modèle parental

Ces résultats vont dans le même sens qu’une étude précédente (Devault et al., 2008), à savoir que si les pères et les mères des jeunes hommes ont compté, ce sont les mères qui, en nombre, sont jugées le plus positivement. La présente étude précise que non seulement la mère peut jouer un rôle de soutien aux pères, mais également que, pour plus de la moitié des pères, elle est perçue comme un modèle à suivre dans l’éducation des enfants. Dans le parcours semé d’obstacles des participants, la relation avec la mère est identifiée par les trois quarts de l’échantillon comme étant affectueuse, aidante et sécurisante. Par comparaison, un peu moins de la moitié des pères de l’échantillon rapportent avoir eu une bonne relation avec leur père ou qu’il leur sert de modèle parental.

Compte tenu de ces résultats, la croyance traditionnelle voulant que les hommes servent de modèles aux pères et les femmes aux mères ne tient plus tout à fait la route et doit être réexaminée comme l’ont signalé il y a déjà quelque temps Berman et Pedersen (1987). Selon Losh-Hasselbart (1987), la vision selon laquelle l’enfant développe un rôle sexuel en imitant le parent du même sexe ne reflète pas la complexité de ce processus. D’autres variables orientent le choix d’un modèle. Les individus qui s’expriment avec chaleur et qui ont un plus grand contrôle ont plus de chances d’être imités par les enfants, indépendamment de leur sexe. De ce fait, les mères des participants, plus chaleureuses que les pères d’origine, et ayant une plus vaste expérience en termes de soins et d’éducation des enfants démontrent peut-être plus de contrôle sur leur environnement et constituent une source d’inspiration pour les jeunes pères. De plus, des études indiquent que la mère joue un rôle significatif dans la transmission de la capacité d’empathie envers leurs enfants (Barnett et al., 1980). Un plus grand nombre d’études devraient confirmer nos résultats, mais il est plausible de croire que les mères peuvent influencer leur fils dans l’acquisition d’habiletés relatives au soin et à l’éducation des enfants.

Le partage des soins et de l’éducation des enfants avec la mère des enfants

Dans une majorité de situations, lorsqu’il y a partage des soins et de l’éducation des enfants, les pères n’indiquent pas de répartition des tâches reflétant une division traditionnelle selon le sexe du parent. Ce partage se fait surtout selon la disponibilité du parent, sa facilité à assumer la tâche et son désir de le faire. La préparation des repas, les bains, le transport à la garderie sont partagés, selon les pères, également entre les deux parents. Dans ce contexte, les parents s’échangent mutuellement des informations au sujet de l’éducation des enfants. Lorsque le soutien est inégalement réparti comme dans le profil des dépendants, ce ne sont pas forcément les mères qui soutiennent davantage les pères. La situation inverse est également présente où c’est le père qui soutient la mère dans son rôle maternel. Ainsi, les profils émergeant des discours des pères vont dans le sens de l’équivalence parentale, par opposition à la différenciation parentale, correspondant à l’idée que peu importe le sexe du parent, son rôle est de répondre aux besoins de l’enfant et que puisque qu’aucun parent ne peut combler seul tous les besoins de l’enfant, le père ou la mère intervient en fonction de sa disponibilité et de ses préférences (Gagnon et Paquette, 2009). « Le point de vue de l’équivalence parentale permet également de concevoir l’implication des deux parents auprès de leur enfant comme un facteur de protection de ce dernier » (Gagnon et Paquette, 2009 : 126).

Les sujets de discorde avec la mère des enfants

Lorsqu’il constitue l’objet d’une mésentente, le travail, que ce soit parce que l’un des conjoints travaille trop ou ne travaille pas, peut viser autant les pères que les mères. En ce qui a trait à l’éducation des enfants, on constate qu’une majorité de pères, qu’ils soient en couple ou non, sont présents dans la vie de leurs enfants tant pour le partage des soins que pour les décisions relatives aux enfants. Ils donnent leur opinion sur les valeurs à transmettre aux enfants, sur les méthodes éducatives et les bonnes manières. Ainsi, les sphères du travail et celle de l’éducation des enfants ne semblent pas suivre un modèle traditionnel.

Par contre, certains conflits de couple sont encore marqués au sceau de la tradition. Les mésententes des couples proviennent souvent de la difficulté des pères de prendre leurs responsabilités, de leur envie d’évasion dans un monde d’amis et de consommation et de la jalousie des femmes qui en découle. Il est fréquent d’entendre les pères dire que les mères les trouvent irresponsables et qu’elles tentent de les garder à la maison et de contrôler leurs allées et venues. Cela n’est pas sans rappeler une dimension des rôles sexuels traditionnels.

L’amour, plus ou moins

L’analyse des relations des pères du profil des amoureux indique que l’entente conjugale et coparentale va bien au-delà de la considération des rôles traditionnels. L’amour et l’attachement décrits par ces pères semblent constituer un gage d’harmonie dans un contexte de respect mutuel, de reconnaissance de la contribution de l’autre, de la capacité de communiquer et du plaisir d’être ensemble.

L’inverse s’observe chez les pères du profil des conflictuels duquel émergent l’importance des conflits et l’hostilité qui y est sous-jacente. La nature des mésententes ne semble pas différente des conflits présents chez les autres parents, mais elles sont plus nombreuses et les liens entre les parents sont affaiblis par un manque de confiance en l’autre et par des jugements négatifs sur ses comportements. La présence de conflits (ou leur absence) est importante à considérer sur le plan de l’intervention puisqu’un grand nombre d’études relient les conflits à une moins bonne qualité de relation coparentale et les considèrent comme un facteur de risque pour le bien-être des enfants (Gagnon et Paquette, 2009).

Conclusion

Cet article montre que la transmission et la répartition des rôles sexuels traditionnels sont en pleine transformation, et ce, même dans des familles en contexte de vulnérabilité. Ainsi, la mère des pères joue un rôle prédominant dans les soins et l’éducation que ceux-ci procurent à leurs enfants, en plus de constituer un ancrage affectif important. L’analyse des relations conjugales et coparentales ne laisse pas émerger de modèles qui confirmeraient une configuration traditionnelle de la répartition des soins aux enfants puisque la plupart des pères partagent les tâches avec les mères. L’analyse des relations conjugales et coparentales a une portée qui se situe au-delà des rôles sexuels traditionnels. Elle révèle qu’un plus faible niveau de conflits interparental et une confiance mutuelle quant aux décisions relatives à l’enfant semble favoriser une coparentalité satisfaisante pour les pères, confirmant nos travaux antérieurs.

Ces résultats contribuent à nuancer l’image que l’on peut avoir des pères en contexte de vulnérabilité. Ils vont dans le sens de ce qu’avancent Deslauriers et al. (2010), soit qu’il existe aujourd’hui différentes façons d’être père. La masculinité est « plurielle, relationnelle et situationnelle » (Deslauriers et al., 2010 : 4) et il importe donc de ne pas enfermer les hommes dans des carcans trop rigides de masculinité contraignante (Pollack, 1998) qui empêcheraient certains hommes de se développer en tant qu’éducateur affectueux.

Sur le plan de l’intervention, plusieurs idées émergent de cette étude. D’abord, il serait important pour les intervenants de considérer le désir de la majorité des pères de jouer un rôle actif auprès de leurs enfants et ainsi d’encourager cette présence de manière explicite (Deslauriers et Devault, 2012). Deuxièmement, les résultats indiquent que la place des femmes dans la vie des pères ne correspond pas à une vision traditionnelle des rôles tant pour la mère que pour la conjointe. Il serait pertinent de questionner les pères à ce sujet, plutôt que de présumer une reproduction des rôles traditionnels. La mère du père, en particulier, pourrait constituer une bonne alliée pour l’intervention. Il semble pertinent que les intervenants comprennent le conflit travail / famille qui anime plusieurs de ces pères. Leur précarité financière les oblige à avoir des petits emplois d’appoint, en plus de leur engagement dans une entreprise d’insertion. Cette contrainte réduit le temps qu’ils peuvent passer avec leurs enfants. Enfin, la présence de conflits semble être un phénomène assez présent chez tous les pères. Après investigation de la part des intervenants, il y aurait lieu, advenant la présence de conflits, de miser sur l’apprentissage de la communication et de la résolution de conflits, et ce, idéalement en présence de la mère des enfants.

Cette étude comporte des limites inhérentes au processus d’analyse qualitative. Si cette méthode possède la force de recueillir la richesse des expériences vécues par les participants, le nombre limité de participants ne permet pas la généralisation des résultats à l’ensemble de la population qui partagent les caractéristiques de notre échantillon (Mayer et Deslauriers, 2000). De plus, le point de vue des mères sur les mêmes sujets viendrait nuancer ces résultats. Des études subséquentes devraient donc être réalisées de manière à valider les résultats obtenus.