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Introduction

Le questionnement de ce numéro repose sur l’association étroite entre intervention sociale territoriale, implication des populations locales et pratique démocratique. Ce triptyque et le travail social qu’il induit sont souvent vus, en France, comme modèles. Pour autant, il est important, comme dans tout transfert, de tenir compte des dimensions historique, politique et culturelle. Cette contribution expose les spécificités du modèle français.

Pour mener à bien cette analyse nous mobilisons la sociologie sous le triple éclairage de la sociologie des politiques publiques, qui permet de proposer une lecture des transformations institutionnelles récentes, de la sociologie des territoires dont l’apport est de clarifier les relations entre les hommes et les espaces, et enfin de la sociologie des groupes professionnels avec une approche spécifique des processus de professionnalisation. Les données empiriques sont à la fois issues des textes de références[1] et d’observations faites tant dans les pratiques d’enseignement et de formation des auteurs que dans les observations des acteurs de terrain.

Il s’agit de voir comment la définition et la mise en oeuvre de politiques territoriales viennent modifier, ou non, les profils des intervenants, les formations telles qu’elles sont structurées dans les référentiels et enfin les pratiques professionnelles. D’une autre manière, en quoi ces orientations politiques en termes d’approche territoriale viennent-elles impacter professionnalisation et professionnalité des intervenants sociaux?

Les référentiels professionnels des travailleurs sociaux, formalisés dans les années 2000, mettent l’accent sur la dimension territoriale de l’intervention sociale. Parallèlement se sont construites d’autres figures professionnelles spécialisées dans l’approche des territoires. Ces professionnels, souvent issus d’une formation universitaire, ne relèvent pas du cadre du travail social, mais s’inscrivent dans celui plus vaste de l’intervention sociale. Assistons-nous alors à une nouvelle division du travail, les seconds étant plus adaptés aux orientations des politiques publiques? Dans ce cas, quels en sont les enjeux dans cette configuration d’acteurs hétérogènes?

Territoires, politiques et organisations

Pendant longtemps, les problématiques sociales ont été appréhendées à partir des individus et de leurs problèmes. Depuis les années 1980-1990, en France, la dimension territoriale a été de plus en plus prise en compte soit en termes d’exclusion ou de question urbaine. En quoi le territoire est-il une composante de l’action sociale? Un élément de réponse se trouve dans l’organisation politique et administrative modifiée ces dernières années par les lois de décentralisations et le développement de l’intercommunalité.

Le territoire, une composante de l’action sociale

Les rapports entre territoire et action sociale se sont transformés au fil du temps. Trois phases peuvent être distinguées : avant 1945; entre 1945 et 1980 et depuis 1980.

La territorialisation de l’assistance

La prise en compte du territoire dans les politiques sociales françaises est une vieille histoire. Robert Castel parle d’une « systématisation de l’organisation de secours sur une base municipale au début du XVIe siècle » (Castel, 1995). En fait, « longtemps le territoire a fourni le cadre principal de l’action sociale d’assistance » (Palier, 2002). La commune a, dès la Révolution française, avec les bureaux de bienfaisance, un rôle majeur sachant que la proximité est alors privilégiée par l’obligation de résidence et le domicile de secours. Ces bureaux deviendront au fil du temps des bureaux d’assistance (1893) puis d’aide sociale (1953) et enfin des centres communaux d’action sociale (1986). Avant 1945, l’action sociale, notamment l’assistance, est donc très liée au territoire communal.

Une déterritorialisation des risques sociaux

À partir de 1945, on assiste à une double déterritorialisation : en effet, avec le développement du système de protection sociale, on passe du cadre local au cadre national et des pauvres à tout le monde. L’individu pris en charge est un individu « standard et déterritorialisé ». De plus, la déterritorialisation va également concerner l’intervention qui, de territoriale, devient sectorielle. « L’approche en termes de risques sociaux va impliquer l’émergence progressive de domaines différenciés d’intervention au détriment d’une approche inscrite dans le territoire, fondée sur la proximité et non spécialisée » (Palier, 2002 : 32).

Une reterritorialisation des problématiques sociales

Au début des années 1980, l’on assiste à une reterritorialisation partielle de l’action sociale. Ceci va se faire sous l’influence de nouveaux problèmes sociaux qui apparaissent en lien avec le territoire tenant compte à la fois de la question urbaine et rurale (concernant le phénomène de désertification notamment). Elle s’intéresse également aux publics en difficulté d’insertion pour qui la dimension territoriale devient partie intégrante de leurs problématiques (la question de la mobilité par exemple) : « l’immobilité des uns est nécessaire à la mobilité des autres » (Boltanski et Chiappello, 1999 : 446). La visibilité de ces problèmes, comme leur lien aux territoires, vont faire en sorte que le mode d’appréhension ne peut plus être le même : le sectoriel et le catégoriel vont alors être concurrencés par le global et le transversal.

Vont alors se distinguer deux représentations des problématiques sociales. L’une, dans la filiation de la protection sociale, ne tient compte que peu ou pas du territoire dans lequel vivent les personnes. L’autre, dans la tradition de l’action sociale, relie les problématiques des personnes avec les territoires, qui eux-mêmes présentent des difficultés plus ou moins grandes.

Une montée des politiques territoriales

En termes politiques, cela va se traduire de trois manières.

La décentralisation

Dès le début des années 1980, la décentralisation va faire son apparition en France avec le transfert de compétences de l’État en direction des collectivités locales. L’État garde les compétences normatives, qui définissent les règles du jeu et les imposent aux collectivités locales; il leur transfère des compétences de mise en oeuvre. L’objectif est de favoriser la définition d’une véritable politique d’aide sociale assise sur une connaissance précise des besoins et de mieux associer les partenaires locaux.

Ce mouvement initié au début des années 1980 s’est prolongé depuis, tant par de nouvelles attributions aux collectivités territoriales que par de nouveaux transferts de compétences. En 2004, le Conseil Général devient le chef de file de l’action sociale, en lieu et place de l’État. Ce mouvement est encore en cours et de nouvelles réformes sont prévues en 2013.

Le développement de l’intercommunalité

La France est l’un des pays européens qui dispose du plus grand nombre de découpages administratifs et territoriaux. Antérieurement, on avait tenté, sans succès, d’encourager la fusion et le regroupement de communes. En 1992, l’initiative a été reprise en utilisant la voie de l’intercommunalité, dont l’objectif est de faire gérer, par une nouvelle entité, des compétences antérieurement gérées par les communes. C’est une autre forme de transfert de compétence. Au fil des lois ont donc été créées des communautés de communes, d’agglomération et urbaines. Cette organisation est elle aussi en cours de modification, puisque l’intercommunalité va devenir obligatoire.

Ces créations viennent à la fois compliquer le système existant, en ne supprimant rien, mais aussi le rationaliser dans la mesure où les intercommunalités ont vocation à devenir le territoire de gestion des politiques publiques en lieu et place des communes. L’action sociale est affectée de manière variable, car elle est une compétence optionnelle pour les intercommunalités. Certaines compétences liées à la question urbaine sont néanmoins obligatoires pour les intercommunalités de grande taille.

Les politiques territoriales

Avec la reterritorialisation des problématiques sociales, on a vu se développer des politiques territoriales. Elles peuvent être de portée générale, c’est-à-dire valant pour tous les territoires, ou spécifiques si elles sont réservées à certains d’entre eux.

Les politiques territoriales générales sont surtout centrées sur l’aménagement et le développement du territoire. Deux lois (1995 et 1999) sont venues structurer ce champ de l’intervention publique. Cela s’est concrétisé, notamment par la politique des « pays », territoire présentant une cohésion géographique, culturelle, économique ou sociale, plus large qu’une intercommunalité. C’est dans cet espace que l’on va définir un projet global de développement.

Les politiques spécifiques reposent, de fait ou de droit, sur un principe de discrimination des territoires inscrit dans la loi française depuis le 4 février 1995 : « Des politiques renforcées et différenciées de développement sont mises en oeuvre dans les zones caractérisées par des handicaps géographiques, économiques ou sociaux ». C’est sur cette base qu’ont été définis différents types de zonage en milieu rural ou en milieu urbain. Dans ces politiques spécifiques, on va retrouver notamment les politiques de la ville qui se concrétisent par des dispositifs contractuels (contrats urbains de cohésion sociale).

Du point de vue des politiques publiques et des politiques sociales, il est clair que depuis le début des années 1980, de nombreuses initiatives ont été prises et contribuent à donner une place assez centrale aux territoires. Encore faut-il voir comment les organisations, en charge de la déclinaison de ces politiques, vont faire vivre ces dispositions et ces dispositifs.

La territorialisation des organisations

Une meilleure prise en compte des territoires par les organisations passe souvent par un processus de territorialisation. Depuis le début des années 2000, on a vu se multiplier les initiatives et les références à ce processus (IGAS, 2002 : 9) de la part de plusieurs acteurs. La territorialisation va se faire de manière variable selon la conception que les organisations vont avoir du territoire.

Deux conceptions du territoire

Pour ne pas tomber dans le travers selon lequel « les références au territoire ou à ses dérivés se révèlent d’un usage assez problématique, en raison des incertitudes de sens qu’elles révèlent » (Faure, 2006 : 432), on peut repartir de plusieurs distinctions. La première oppose une vision exclusivement politique du territoire à une vision de caractère naturaliste, éthologique (Di Méo, 1998). La seconde distingue la perspective qui renvoie aux cadres liés à l’action publique et à la représentation politique de celle qui recouvre les diverses formes de rapport à l’espace que les groupes sociaux ne cessent de construire dans le cadre de leurs relations (Alphandéry, Bergues, 2004).

Sur cette base, on peut distinguer le territoire-cadre du territoire contenu. Le premier combine des éléments des deux premières polarisations, naturalisée et politique. Il s’inscrit dans le cadre de l’action publique. Les caractéristiques spécifiques de tel ou tel territoire n’ont pas d’influence sur l’action qui va y être menée. Le second prend appui sur ces spécificités pour construire des projets propres au territoire. Cela recoupe deux autres distinctions : le territoire donné et le territoire construit (Berriet-Solliec, Trouvé, 2013 : 9) et la triade territoire vécu/territoire stratégique/territoire institutionnalisé (Boudreau, 2004 : 111).

Des pratiques différenciées des acteurs publics

Dans une conception politique du territoire, les acteurs publics vont jouer un rôle central. Depuis les lois de décentralisation, l’action sociale est une compétence des conseils généraux à l’échelon territorial des départements en France. Sur cette base, on peut analyser les pratiques des acteurs publics et des acteurs associatifs ayant délégation de service public. La territorialisation des services sociaux départementaux peut se référer aux deux conceptions énoncées. Dans le cas du territoire-cadre, on pourrait parler d’une forme de déconcentration : la politique départementale mise en place est la même partout dans le département. La territorialisation va consister à rapprocher le lieu de décision et à raccourcir les circuits de traitement des dossiers. Dans ce cas, on ne peut parler de régulation par les besoins sociaux ou par le territoire. On reste dans la régulation administrative et financière classique. Dans le cas du territoire contenu, on a une adaptation partielle de la politique départementale. Un projet de territoire va être élaboré et mis en oeuvre tout en respectant des orientations communes fixées par le politique. On serait là dans une formule mixte.

Des pratiques associatives attendues

Cette territorialisation ne concerne pas simplement les acteurs publics, mais aussi les associations. Lorsqu’elles inscrivent leur intervention dans le cadre « fermé » de l’établissement, la logique d’intervention sur le territoire est compromise. Or, les politiques publiques leur demandent aussi de s’ouvrir sur leur environnement, d’y développer des interactions et d’y jouer un rôle dans une dynamique partenariale de projet et de développement de territoire. Par exemple, le référentiel d’évaluation externe des établissements sociaux et médico-sociaux définit un point d’évaluation. « L’inscription de l’établissement ou du service dans un territoire donné à partir notamment de : la prise en compte du réseau de proximité et de l’utilisation optimale des ressources du milieu; — sa contribution aux évolutions et à la modification de l’environnement[2]. »

Cette première partie a permis de montrer qu’après une période de non prise en compte du territoire dans l’action sociale, l’on a partiellement renoué avec cette tradition. Ce mouvement rejoint un mouvement plus large qui a affecté les acteurs publics et associatifs qui ont été amenés à revoir leurs politiques en y intégrant de plus en plus des logiques territoriales. Ces politiques se répercutent sur le fonctionnement des organisations qui tentent, de diverses manières, de territorialiser leur action. Cependant, la concrétisation de ces intentions ne peut se faire sans les salariés de ces organisations. Comment les professionnels de l’intervention sociale tiennent-ils compte, ou non, de ces logiques territoriales?

Logiques territoriales et professionnalisations

Cette deuxième partie analyse les enjeux de professionnalisation dans le cadre du développement des logiques territoriales. Il s’agit d’abord d’étudier les attentes politiques en termes de changement de pratiques professionnelles. Puis sont comparés les référentiels professionnels du travailleur social et du développeur de territoire. Ces deux figures, issues de deux modes de socialisation professionnelle distincts, n’occupent pas la même place sur le territoire. Il peut alors se développer une forme de concurrence entre ces deux figures professionnelles.

Politiques territoriales et évolutions des professions

Si les organisations sociales ont tenu compte des logiques territoriales en les intégrant dans leurs missions, la question reste entière quant à ce que cela implique en termes de professionnalité pour les intervenants.

Intervention sociale territoriale pour mieux adapter les réponses

Dès le début des années 2000, un certain nombre de rapports publics ont procédé à un état des lieux de la prise en compte de l’approche territoriale par les professions sociales. Ils exposent des attendus en termes d’évolution pour s’adapter au nouveau contexte de la politique de la ville, de la territorialisation de l’action publique. Ils donnent à voir que les travailleurs sociaux ne remplissent pas de manière satisfaisante leur fonction sociale, qu’ils ne sont pas suffisamment efficaces et que, dès lors, cela justifie le fait que l’on ait recours à de nouveaux intervenants présentant d’autres profils avec des formes d’actions : « moins individuelles et plus territoriales, moins à long terme et plus dans l’urgence, moins psychosociales et plus institutionnelles » (Brévan-Picard, 2000 : 122). Il est préconisé de conjuguer l’action de portée collective dans une logique de développement à une intervention plus traditionnelle d’attribution des aides. Il est attendu que les mêmes professionnels participent aux deux types d’action. Les savoirs et les savoir-faire du travail social sont reconnus comme indispensables à la construction des projets de territoire et au traitement de l’exclusion.

Deux modèles d’intervenants pour le territoire

Sur cette base sont présents deux profils d’intervenants sur la question territoriale, en lien avec les deux systèmes de formation présents en France.

D’un côté se sont développées, de longue date, des professions sociales adossées au ministère des Affaires sociales. Les réformes des diplômes, réalisées entre 2004 et 2009, accordent une place non négligeable à la logique de territoire dans les formations et la certification. Cette dimension territoriale est bien présente dans les référentiels de compétences et se traduit notamment par une référence forte, pour certaines professions, à l’intervention sociale d’intérêt collectif ou à une référence transversale au partenariat et à la coopération avec les autres organisations et acteurs du territoire. Les méthodologies du diagnostic, notamment territorial, sont également identifiées.

D’un autre côté, dans le cadre du mouvement de professionnalisation de l’université, se sont créés des diplômes universitaires dans le champ du développement local, au niveau licence professionnelle ou master. Ces diplômés, depuis les années 1980, ont construit des métiers du développement, qui se déclinent dans des référentiels issus d’organisations professionnelles précises comme l’Union nationale des acteurs et des structures du développement local (UNADEL).

Les orientations prises par les pouvoirs publics quant à la gestion de l’intervention sociale au regard des territoires nous amènent à interroger en quoi l’introduction de ces logiques territoriales influe sur les modes de professionnalisation et par suite sur les pratiques des intervenants, qu’ils soient travailleurs sociaux ou développeurs de territoire. Pour répondre à ces questions, il convient d’identifier les logiques territoriales possibles et les modèles professionnels qui en découlent.

Des logiques territoriales et des modèles professionnels distincts

Pour mettre en oeuvre les politiques territoriales, les organisations vont, à partir de leurs conceptions du territoire, définir des stratégies et les développer en ayant recours à différents types d’intervenants. Cette construction peut déboucher sur des logiques territoriales et des modèles professionnels distincts.

Quatre logiques territoriales

À partir de l’étude des référentiels professionnels des deux types d’intervenants, le travailleur social et le développeur de territoire, une typologie est proposée selon quatre logiques territoriales. Elles se distinguent à la fois par des politiques publiques ou sociales, des usages du territoire qui en font un élément central – un contenu – ou un élément périphérique – un cadre. Par suite, cela induit une place du social, référé de manière dominante au territoire ou aux individus. Cela débouche alors sur des formes de développement et des profils d’intervenants distincts.

Quatre logiques territoriales

Quatre logiques territoriales

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Le tableau ne fait pas apparaître la place très variable de la population. Les logiques des territoires se traduisent par des pratiques qui peuvent tendre vers la démocratie, alors que d’autres en restent très éloignés, ou alors dans une vision très formelle des droits des usagers. Ces quatre logiques territoriales prennent, de manière dominante, appui sur deux modèles professionnels distincts.

Deux modèles professionnels distincts

Les deux modèles professionnels se différencient par les approches qu’ils privilégient : l’une généraliste centrée sur l’action sociale globale et l’autre spécialisée centrée sur le développement du territoire.

Le modèle du développeur est totalement orienté vers des compétences qui ont trait au projet de territoire. Contrairement aux professions du travail social, qui elles font appel à des compétences diversifiées qui sont surtout celles de l’intervention sociale auprès des personnes. Pour ces dernières, le travail avec un territoire n’est pas une compétence majeure, mais l’une des composantes de la profession, et donc par voie de conséquence de la formation.

Par ailleurs, le développeur territorial apparaît comme un expert au plus proche des élus qui orientent les politiques mises en oeuvre sur les territoires. Cette figure de l’expert est centrale pour le développeur et lui confère une place symbolique où peut se lire une forme de reconnaissance plus prestigieuse que chez les travailleurs sociaux. En effet, ces derniers sont invités à s’inscrire dans les logiques territoriales avec une visée d’intervention directe auprès des populations. Ils ne sont pas positionnés dans une figure d’expert. Ils sont ceux qui accompagnent les personnes, les groupes ou les habitants dans des dynamiques locales inscrites sur le territoire. Le développeur, lui, se situe à une place de chef de projet au plus près de la décision politique et stratégique.

L’usage de l’expertise est différent selon les acteurs. Pour le développeur territorial, elle renvoie à la maîtrise et à la conduite du projet de bout en bout; du diagnostic territorial à la mise en oeuvre, voire à la « production de connaissances » sur un territoire. Le travailleur social se situe dans une collaboration avec d’autres partenaires locaux, il est engagé dans une participation, voire une co-construction. Serait-il plus à une place d’exécutant ou de technicien que de concepteur?

Les enjeux de professionnalisations

Les enjeux en termes de professionnalisation sont analysés à partir du croisement des données relatives à la mise en oeuvre des politiques territoriales avec l’approche par modèle professionnel.

Les enjeux pour le modèle professionnel de travailleur social

Cinq points peuvent être dégagés concernant l’analyse des enjeux en termes de professionnalisation dans le secteur de l’action sociale. 1— La conception du travail social est repérée selon les représentations des étudiants en formation du rôle des travailleurs sociaux. Elle relève d’une conception majoritairement basée sur la relation d’aide au niveau de l’individu (Molina, 2009). La dimension territoriale n’est pas un élément repéré dans les motivations pour la profession. 2— La conception de l’intervention sociale par les professionnels est, elle aussi, marquée par la relation d’aide comme faisant partie intégrante de leur identité professionnelle (Molina, 2007). Ces derniers ont été socialisés par la formation à l’approche territoriale, mais l’usage du territoire (Fourdrignier, 2007) n’est pas celui des attendus du référentiel professionnel. 3— L’injonction paradoxale institutionnelle entre gestion des dispositifs individualisés et gestion territoriale. De nombreux professionnels déplorent une injonction à une logique de gestion des dispositifs individualisés dans leurs activités de travail (Saint Martin, 2007) au détriment de l’accompagnement social ou éducatif, voire du développement de projets territoriaux. 4- La culture du milieu fermé, pour le champ éducatif, est essentiellement rattachée à une tradition historique notamment dans le secteur du handicap et des foyers de l’enfance. Les politiques territorialisées peinent à impacter ce secteur, pour les praticiens du social, même si la problématique du territoire a largement pénétré le champ de la formation (Noguès, Rouzeau et Molina, 2011). 5- L’alternance et la reproduction professionnelle dans la formation. Les référentiels professionnels constituent une trame d’où découlent les attendus professionnels traduits par des compétences à développer lors de la formation et à acquérir au moment de la certification. Les formations en travail social, construites sur le modèle de l’alternance prennent appui sur ces référentiels pour développer les partenariats pédagogiques avec les sites qualifiants[3] (Fourdrignier, 2010a). Les compétences relatives au territoire et à l’intervention collective doivent être prises en compte dans ce cadre. Mais on se doit de constater que ces compétences peinent à être mobilisées sur les terrains dans les pratiques professionnelles (Molina, Fourdrignier, 2011).

Les enjeux pour le modèle professionnel du développeur territorial

Pour le modèle professionnel du développement territorial, quatre enjeux sont présents. 1— La professionnalisation à l’université. Ces métiers sont préparés au sein des universités. L’enjeu est ici représenté par la manière dont est mise en oeuvre la professionnalisation dans ce cadre. Cinq points sensibles ont été identifiés (Fourdrignier, 2009) : la définition du référentiel de compétence, le profil du responsable de diplôme et des intervenants, la place du stage dans la formation, la place des disciplines et des savoirs et les modalités d’évaluation. 2— Les effets du statut. Les développeurs sont souvent employés par les communes ou les intercommunalités, dans le cadre du statut de la fonction publique territoriale. Dans quelle mesure ce statut influe-t-il sur les fonctions et les compétences de ces agents selon une culture spécifique de la fonction publique? 3— Un métier de plus en plus administratif.

Le contenu du travail des développeurs est susceptible de se transformer et de devenir de plus en plus administratif. La multiplication des procédures d’appels d’offres, pour les diagnostics ou pour les évaluations, y contribue déjà. 4— La spécificité du territoire : l’une des conséquences possibles de ces enjeux est de faire reculer le processus de territorialisation avec la multiplication des procédures et une induction de plus en plus forte des dispositifs au risque de tenir de moins en moins compte de la spécificité du territoire.

Conclusion

Les politiques sociales territorialisées, les politiques de développement ainsi que les organisations politiques et administratives sont indéniablement tournées vers une logique de territoire et du développement. Quels sont les professionnels attendus pour la mise en oeuvre de ces politiques territorialisées? La réponse ne semble pas aller de soi. L’analyse nous montre que des oscillations existent entre des professions historiquement implantées peu ou prou sur les territoires de vie des habitants, et des métiers du développement territorial qui se présentent sous des formes très hétérogènes se professionnalisant elles aussi.

L’approche croisée par la profession et les politiques publiques en présence ne doivent pas faire l’impasse d’une analyse plus fine sur les activités réelles de travail afin de saisir les mouvements de professionnalisation (Demazière, Gadéa, 2009) comme ceux que nous avons étudiés dans cette contribution.

En termes comparatifs l’analyse du cas français vient nourrir la polysémie du terme « territoire ». En effet, domine une vision politique et institutionnelle du territoire, qui repose sur des oppositions fortes entre le centre et la périphérie, le haut et le bas... Une approche par les territoires vécus, la démocratie locale et une démarche ascendante, basée sur les besoins sociaux du territoire et des habitants, reste une pratique rare. Par suite, les processus analysés constituent une bonne illustration des risques et des limites de la professionnalisation et du recours à l’expertise. En effet, sous couvert de complexité et de technicité, de plus en plus de processus de diagnostic, de montage de projet et d’évaluation sont confiés à des professionnels et à des experts, au détriment des habitants, des associations et plus globalement, des différentes formes de la vie démocratique.