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La démarche engagée ici doit être comprise comme une étape dans une recherche plus large qui portera sur la capacité de l’État libéral à réaliser et à faire perdurer des réformes sociales qui correspondent aux revendications et aux intérêts des classes populaires. À travers une analyse du destin des Centres locaux de services communautaires (CLSC), et plus largement du système de soins et de l’État-providence québécois, il s’agira de revisiter certains débats concernant la nature de l’État démocratique dans la société capitaliste.

Le présent article propose une redécouverte de la conception de la santé, des pratiques et du modèle de gouvernance radicalement démocratiques portés par les cliniques populaires qui émergent au Québec à la fin des années 1960 et qui inspireront directement le projet des CLSC (Lesemann, 1981). Le choix de revisiter un modèle de cette époque pour documenter des possibilités de renouvellement démocratique des institutions et des pratiques actuelles dans le domaine des soins de santé peut sembler paradoxal. Néanmoins, il ne s’agit pas ici de verser dans la nostalgie, mais bien de tirer profit d’une fenêtre exceptionnelle qui s’est ouverte au Québec durant la Révolution tranquille et qui semble aujourd’hui refermée.

En effet, les débats actuels concernant l’avenir du système public de soins au Québec reflètent largement la persistance et le caractère paradigmatique d’une conception de la santé et de pratiques contestées à l’époque : la société québécoise est, au même titre que les autres sociétés occidentales, encore aujourd’hui pénétrée par une conception de la santé centrée sur la maladie et sur la pratique curative de la médecine libérale. Dans le contexte bouillonnant du tournant des années 1970, et notamment dans la foulée de la Réforme des affaires sociales et des travaux de la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social (Commission Castonguay-Nepveu), cette conception et ce type de pratique sont remis en question et de véritables modèles alternatifs émergent (Godbout et Martin, 1974).

Une redécouverte de ces conceptions et des pratiques qui les accompagnent, largement sous-représentées dans le débat des dernières années sur l’avenir du système public de soins, pourrait jeter un éclairage inhabituel et pertinent sur les solutions proposées, sur les solutions possibles et, surtout, sur celles laissées dans l’ombre. En effet, le système public de soins québécois est depuis plusieurs années l’objet d’une remise en question qui se déploie sur plusieurs fronts[1]. Les appels à une introduction des pratiques de gouvernance du secteur privé dans la gestion du système public et à une plus grande participation du secteur privé dans le financement, la gestion ou la prestation des soins se fondent notamment sur une critique du modèle de gouvernance hérité de la Révolution tranquille. Ce modèle serait caractérisé par une bureaucratie encombrante et inefficace et serait incapable de faire face aux besoins de modernisation posés par les défis du XXIe siècle (changements démographiques, prévalence des maladies chroniques, contraintes budgétaires, etc.)[2].

Ce plaidoyer pour une marchandisation du système de soins comme solution efficace à la « sclérose bureaucratique » du secteur public néglige toutefois une autre alternative dont le principe a pourtant présidé aux origines de la Réforme des affaires sociales : la démocratisation des institutions et des pratiques du système public de soins. Au coeur de la réforme se trouvait en effet le projet, directement inspiré des cliniques populaires, d’un réseau de cliniques publiques de première ligne (les CLSC) destiné à constituer l’unique porte d’entrée du système de soins et qui devait être géré, au moins en partie, par les populations locales (Godbout, 1979). C’est donc un retour à l’une des sources originelles de cette réforme qui est ici proposé.

Après une présentation du cadre théorique et des choix méthodologiques ayant présidé à cette recherche, le coeur de cet article sera consacré à l’exposition des résultats d’une analyse documentaire visant à dégager les principaux éléments du modèle développé par les cliniques populaires.

Cadre théorique et méthodologie

La démarche d’ensemble, dont une première partie est présentée ici, s’inscrit dans un cadre théorique matérialiste et dialectique tel que récemment systématisé par des auteurs marxistes comme B. Ollman (2001) et M. Lebowitz (2003). Parce qu’il est matérialiste, ce cadre théorique pose les rapports sociaux de production au fondement des processus sociohistoriques qu’il analyse. La perspective du matérialisme dialectique s’oppose toutefois à d’autres approches qui se réclament également du marxisme, mais qui négligent la méthode dialectique, considérée par ces auteurs comme inhérente au matérialisme de Marx.

Elle souhaite ainsi éviter les dérives réductionnistes et fonctionnalistes de ce que l’on appellera le matérialisme mécanique, qui conçoit les processus historiques comme le déploiement quasi automatique des lois matérielles objectives et désincarnées du capital. Concrètement, ces deux types de dérives signifient que de telles analyses tendent à réduire ces processus à leur dimension économique; elles tendent également à concevoir l’État et chacune des réformes qu’il introduit à partir d’une fonction présumée de reproduction du système capitaliste et donc servant nécessairement les intérêts objectifs de la classe dominante.

Au coeur du matérialisme dialectique se trouve au contraire une conception relationnelle et conflictuelle de la réalité sociale : il est clairement réaffirmé – et intégré dans l’analyse – que les relations sociales, et plus spécifiquement les rapports de force entre classes sociales, constituent le fondement de la société et de ses institutions (Ollman, 2001). L’État est ainsi compris comme la cristallisation d’un rapport de force et les réformes comme le fruit d’une lutte sociale dont l’issue est toujours incertaine. Dans cette optique, la maladie elle-même ne doit pas être conçue comme un phénomène objectif, naturel et inévitable, mais comme s’inscrivant dans un système de relations sociales et de rapports de force (Swartz, 1977; Renaud, 1977a, b).

Lebowitz insiste de plus sur l’importance, dans la perspective du matérialisme dialectique, de concevoir ce rapport de force comme un rapport « à deux faces » dans lequel les classes populaires ne subissent pas passivement les exigences du système capitaliste et des classes dominantes, mais doivent, elles aussi, être conçues comme des sujets et des acteurs : elles sont porteuses d’intérêts et de revendications propres qui peuvent s’articuler dans une vision du monde et des modèles d’organisation sociale alternatifs qui doivent être au coeur de l’analyse.

Cette exigence correspond également à une autre dimension du matérialisme dialectique : pour Ollman, une des étapes fondamentales de cette approche est d’analyser la réalité sociale à partir de ses alternatives, qui sont déjà présentes à l’état de potentialité dans la réalité existante et qui préfigurent les formes que pourrait prendre le dépassement de cette dernière.

C’est en ce lieu précis que se situe le présent article. S’inscrivant dans le projet plus large d’une analyse des réformes sociales en santé au Québec depuis les années 1960, il vise à documenter un modèle radicalement alternatif d’organisation et de pratiques à partir duquel il sera possible, dans une étape ultérieure, de comprendre l’ampleur, la profondeur et surtout les limites de ces réformes.

C’est également ce cadre théorique qui fonde les principaux choix méthodologiques ayant guidé la recherche documentaire. Plutôt que de tenter une synthèse des différentes expériences de cliniques populaires du Québec de l’époque, elle s’est concentrée sur la conception de la santé, les pratiques et le mode d’organisation défendus et incarnés par la Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles. Ce modèle n’est pas nécessairement représentatif de l’ensemble des modèles prônés par les cliniques populaires, mais l’objectif n’est pas ici de brosser un portrait exhaustif du phénomène. Il s’agit plutôt, dans l’optique du matérialisme dialectique, de présenter une alternative radicale au modèle prédominant.

À cet égard, le choix de la Clinique de Pointe-Saint-Charles s’est imposé de lui-même. Elle constitue l’un des modèles parmi les plus novateurs et les plus radicaux de clinique populaire (Godbout et Martin, 1974), et son souci de lier la santé et la maladie aux rapports sociaux s’inscrit parfaitement dans la perspective théorique privilégiée ici. De plus, son radicalisme ne s’est pas accompagné d’un sectarisme qui l’aurait réduite à une expérience idéaliste et éphémère : parmi toutes celles qui émergent au cours des années 1960-70, la Clinique de Pointe-Saint-Charles est en effet l’une des expériences d’organisation autonome les plus réussies, tant au niveau de la prestation de services qu’au niveau de la préservation de son caractère alternatif (Godbout et Martin, 1974; Shragge, 1990). Il s’agit d’ailleurs d’une des seules cliniques populaires fondées à l’époque qui restent en fonction aujourd’hui.

Précisons toutefois que la présente recherche se concentre sur les premières années de la Clinique (1968-1974). Si elle a su préserver son caractère alternatif, elle a néanmoins subi depuis sa fondation de nombreuses altérations qui ont atténué la radicalité de son projet initial. C’est donc au coeur de celui-ci qu’il est possible de trouver la matière la plus riche pour dégager une conception de la santé et un modèle d’organisation et de pratiques radicalement alternatifs au modèle prédominant. Nous reviendrons néanmoins brièvement, en conclusion, sur les développements historiques plus récents qu’a connus la Clinique en soulignant comment ils doivent être compris à partir d’un contexte changeant de luttes et de rapports de force « à deux faces ».

La recherche documentaire se fonde pour la plus grande partie sur des sources de première main : il s’agit pour l’essentiel de documents produits par la Clinique et centralisés dans le Fonds Archives populaires de Pointe-Saint-Charles des Archives de l’Université McGill. Les sources analysées comprennent : des mémoires (Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles (ci-après CCPSC), 1977, 1973a); des documents d’informations, d’analyse ou de réflexion (CCPSC, 1974a, 1973b, e, h, i, 1972, [s.d.]a, b); des témoignages et correspondances (CCPSC, 1974b, 1973-1974); des procès-verbaux et documents d’assemblée générale (CCPSC, 1974c, 1973f); des procès-verbaux et rapports du conseil d’administration (CCPSC, 1973d, g, 1970-1973); et des déclarations politiques (CCPSC, 1973c, 1971-1973, 1970). Lorsque nécessaires, des sources de seconde main ont été utilisées pour des informations complémentaires.

Quatre angles d’analyse ont présidé à la recherche documentaire. Il s’agissait de dégager 1) les principaux éléments d’une critique du modèle de soins prédominant; 2) les particularités de la conception de la santé et des pratiques défendues par la Clinique; 3) la façon dont la Clinique conçoit l’inscription de la santé et de la maladie dans les rapports sociaux; 4) les grandes lignes du modèle de gestion démocratique propre à la Clinique. Les résultats de cette analyse sont présentés ici dans le même ordre.

Résultats : conception de la santé, pratiques et modèle de gestion

Critique de la médecine libérale

Le modèle alternatif défendu par la Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles s’adosse à une critique du modèle prédominant fondé sur la pratique, essentiellement curative, de la médecine libérale.

Une clinique communautaire, ça doit contester la médecine libérale traditionnelle qui est essentiellement clinique c’est-à-dire qui considère que la maladie n’a que des causes organiques, physiologiques, sans liens avec les conditions socioéconomiques de notre société : cette médecine-là soigne des maladies et se préoccupe peu de la personne qui reste aux prises avec la société

CCPSC, 1972 : 6

On reproche à la médecine libérale son caractère « individualiste », qui « considère le patient comme un individu diminué, isolé des conditions socioéconomiques qui déterminent très largement son état physique et psychologique » (CCPSC, 1972 : 5). Surtout, on constate que le mode d’organisation des soins fondé sur la liberté professionnelle des médecins les rend inaptes à répondre aux besoins d’un quartier comme celui de Pointe-Saint-Charles.

Une communauté incapable de payer le montant exigé par l’ensemble du corps médicale [sic] est une communauté privée de soins, vouée à la charité des quelques médecins à l’“âme généreuse”. Dans ce contexte, “le droit à choisir son médecin”, la relation personnelle entre le médecin et “son” patient qui sont les dogmes de la médecine libérale sont aussi des mensonges. L’expérience a prouvé aux citoyens qu’un médecin s’installe là où ses intérêts personnels et individuels seront les mieux servis et protégés, et non là où les besoins de la communauté sont les plus urgents [...].

CCPSC, 1972 : 5

On considère que le rôle restreint de la médecine dans la santé ne justifie pas le statut et les revenus dont les médecins bénéficient.

Il n’y a aucune raison pour privilégier économiquement le médecin dans notre société : les hauts revenus des médecins ne sont pas basés sur le rôle réel, limité qu’ils jouent dans le processus de santé, mais uniquement sur leur appartenance à la classe dominante, qui par un rapport de force maintient des écarts disproportionnés entre les citoyens.

CCPSC, 1973a : [s.p.]

Dans cette optique, on s’élève contre le corporatisme des médecins et leur monopolisation du savoir médical, qui fondent leur rapport de force et entretiennent une dépendance à l’égard des professionnels et professionnelles de la santé (CCPSC, 1972 : 7) : la médecine libérale traditionnelle « considère le médecin comme le seul détenteur de la connaissance, de la technique, du pouvoir de guérir, comme une sorte de dieu, de sorcier, comme un être infaillible qu’il faut vénérer, aduler, apprivoiser (entre autres avec des salaires fantastiques) au risque de manquer de soins. » (CCPSC, 1972 : 7)

Conception et pratiques communautaires de la médecine

À la médecine libérale, la Clinique oppose une médecine communautaire qui vise une déprofessionnalisation, une démystification et à terme, une démocratisation de la médecine. On considère qu’« une grande partie du travail concernant la santé n’exige pas d’être médecin » (CCPSC, 1972 : 7). On refuse la distinction entre professionnels et non-professionnels et, dans la perspective de démystifier la médecine, on favorise « l’accès, pour les citoyens du quartier, à la compétence, à la technique, etc. par des voies autres que les filières traditionnelles et uniques de l’Université et de la Corporation » (CCPSC, 1973e : 4).

Ces principes s’incarnent dans une organisation du travail et dans des pratiques novatrices, et notamment dans la création de nombreux postes de travailleuses communautaires (il s’agit surtout de femmes), occupés par des gens du quartier qui reçoivent une formation à la Clinique. Leur rôle étant notamment de faire le lien entre l’état de santé et les conditions de vie des gens du quartier, les travailleuses communautaires s’occupent entre autres des visites à domicile (Godbout et Martin, 1974). Si elles accomplissent des tâches qui sont habituellement celles des infirmières, ces dernières se voient confier des responsabilités traditionnellement (et pour certaines, légalement) réservées aux médecins (Le Collectif CourtePointe, 2006; CCPSC, 1974b) : ce sont elles qui prennent en charge les personnes, font leur historique et décident de les référer ou non au médecin. Dans certains cas, ce sont elles qui posent le diagnostic (Godbout et Martin, 1974).

Dans le même esprit, on refuse l’organisation hiérarchique du travail, qui s’accompagne la plupart du temps d’une autorité injustifiée accaparée par le médecin.

Ça veut dire : le travail d’équipe, la prise de décision collective où l’on tente d’éliminer la domination d’un individu sur un autre individu (surtout lorsque la domination provient du statut ou du prestige social, de hauts et de gros revenus, du diplôme universitaire [...]), le partage des tâches, le refus de la “hiérarchisation”, du “chef”, du “boss”, de l’expert ou du professionnel comme seul détenteur de la connaissance, de la technique [...]

CCPSC, 1972 : 3

De même, la déprofessionnalisation et la démystification de la médecine s’expriment dans la politique salariale de la Clinique. Elle implique « l’instauration du salariat pour les médecins (sans la baisse de productivité dont nous menace constamment le corps médical) selon des critères qui visent à réduire les écarts entre les citoyens. » (CCPSC, 1973a : [s.p,]) Si les médecins de la Clinique sont, à partir de l’instauration de l’assurance-maladie, officiellement payés à l’acte par la Régie de l’assurance-maladie, ces revenus sont gérés par la Clinique. Celle-ci en remet une partie au médecin sous forme de salaire, et le reste est versé dans un fonds social qui sert à financer d’autres organismes populaires du quartier ainsi que des activités de mobilisation sociale.

Par ailleurs, afin de favoriser la réduction des écarts de salaire, le personnel de la Clinique est payé en fonction de critères qui minimisent l’importance de la formation et des diplômes et qui tiennent compte de la situation sociale; notamment, la Clinique instaure le principe du « revenu familial » selon lequel les salaires sont déterminés en partie par les charges familiales du personnel (CCPSC, 1973g : 5).

Enfin, la pratique de la médecine communautaire s’accompagne d’un autre rapport aux personnes qui consultent. Tout d’abord, le salariat favorise des rencontres significativement plus longues entre celles-ci et le médecin (Godbout et Martin, 1974). De plus, les médecins de la Clinique doivent tenir compte des conditions sociales des patients et patientes et, si nécessaire, les référer aux autres membres du personnel (organisateurs ou travailleuses communautaires) (Le Collectif CourtePointe, 2006 : 104).

Mais surtout, la Clinique prône un partage des connaissances et une relation moins hiérarchisée entre le ou la malade et le médecin. Le Collectif CourtePointe (2006) rapporte les propos d’une ancienne travailleuse de la Clinique, Michèle Soutière, qui témoigne d’une rencontre (en tant que patiente) avec un médecin :

Le médecin cherchait ce que j’avais et il ne trouvait pas! Il me dit : “Je le sais pas, ce que vous avez.” Il me mettait dans une insécurité totale! Les médecins donnaient toujours l’impression qu’ils savaient tout! Mais à la Clinique, ils voulaient briser ça. Ils disaient : “La médecine, c’est une science inexacte. On sait pas tout et on va le dire au monde, pis on va chercher avec le monde!” Alors il me dit : “Ça pourrait être ça, ou ça pourrait être ça; lis donc ça, et on en reparlera.” Après mes lectures, j’ai revu le médecin et je lui ai dit : “Je pense que j’ai une mononucléose. – OK, on va faire une prise de sang.” Le lendemain, il m’appelle : “Docteur Soutière, vous aviez raison!”

p. 105

Conception et pratiques sociopolitiques de la prévention

C’est dans la conception de la prévention défendue par la Clinique qu’est le plus clairement établi le lien entre santé, maladie et rapports sociaux. Le projet de démystification de la médecine, qui passe par une remise en question de l’importance des soins médicaux dans l’état de santé des personnes, signifie également une démédicalisation des problèmes sociaux.

Les cliniques populaires ont développé une conception de la prévention qui dépasse de beaucoup l’immunisation et le dépistage des maladies : il s’agit, dans les cliniques populaires de s’attaquer aux causes des maladies i.e. aux mauvaises conditions de la vie (logement, travail, alimentation, éducation, etc.) et au système d’exploitation dans lequel nous vivons, qui perpétue ces mauvaises conditions de vie.

CCPSC, 1973c : 2

Cette conception repose sur une analyse qui relie les causes de la maladie aux conditions de vie et à la pauvreté, elles-mêmes enracinées dans un système social injuste (CCPSC, [s.d.]b, 1973d, 1973h). Dans cette optique, les pratiques de la Clinique pour prévenir la maladie ne peuvent se limiter à la dispensation des soins ni même à la charité, au bénévolat et à l’entraide, même si ces initiatives permettent de changer ponctuellement certaines conditions particulières pour certaines familles.

Ces conditions qui créent la maladie “sont importantes individuellement, mais elles doivent être compris [sic] comme étant différents aspects d’un même problème. Un meilleur logement, une meilleure éducation ou sécurité d’emploi ou n’importe laquelle de ces conditions considérée séparément aura un effet très limité sur la santé”

CCPSC, [s.d.]b

La prévention doit donc prioritairement s’attaquer aux véritables sources du problème (les entreprises capitalistes, l’État, le système social) et passer par la mobilisation sociale et par des revendications politiques visant une transformation globale de ces conditions de vie.

Un programme de prévention, dans une clinique communautaire [...] ce sera d’abord et avant tout l’organisation d’une action collective face aux mauvaises conditions de logement, aux conditions de travail, aux problèmes d’environnement, à la situation de l’éducation (ex. : plusieurs “maladies nerveuses” sont guéries par la participation dans la vie du quartier plutôt que par les pilules pour les “nerfs” [...]. Une clinique communautaire, ce n’est donc pas uniquement un lieu où l’on distribue des soins, mais le point de départ d’une action collective dans le quartier. Une clinique communautaire ne peut donc pas travailler de façon isolée, mais en étroite collaboration avec tous les groupes populaires qui travaillent à changer la société

CCPSC, 1972 : 6

C’est dans cette perspective que sont créés les postes d’organisateurs et organisatrices communautaires, dont le mandat est de favoriser la réflexion sociale et politique au sein de la Clinique, le développement d’actions collectives dans le quartier ainsi que la création et le maintien de liens avec les autres organismes populaires. C’est dans cette perspective également qu’une partie des fonds de la Clinique sert à financer certains de ces organismes. À la médicalisation des problèmes sociaux, la Clinique oppose donc la politisation de la maladie.

Il ne s’agit pas juste de donner une piqûre, de fournir des pilules, de guérir un mal de ventre, etc. IL FAUT CHANGER LES CONDITIONS DE VIE INJUSTES DANS LESQUELLES LES GENS VIVENT : c’est ça le plus important. [...] Alors la Clinique doit s’engager aux côtés de tous ceux qui, dans notre quartier et ailleurs au Québec, travaillent à changer ces injustices

CCPSC, 1973d : 10

Modèle de gestion démocratique

Cette conception politique de la prévention n’est pas étrangère au mode de gestion radicalement démocratique qui se développe rapidement au sein de la Clinique. À partir du début des années 1970, celle-ci est gérée par un conseil d’administration (CA) composé de 11 membres dont 10 citoyens et citoyennes et un membre du personnel (sans distinction entre professionnels et non professionnels). Les citoyens et citoyennes membres du CA ne doivent pas faire partie du personnel de la Clinique, ils doivent être représentatifs des catégories sociales défavorisées qui prédominent dans le quartier et ils doivent être ou avoir été impliqués dans les organismes du quartier (CCPSC, 1973g : 3). Le mandat des membres du CA est court et ne peut être renouvelé. Le CA choisit un directeur ou une directrice sans droit de vote au conseil. Notons qu’il n’y a pas de comité exécutif puisque le CA est considéré non pas comme un organe décisionnel, mais comme étant lui-même l’exécutant des décisions prises en assemblée générale (CCPSC, 1974a : 4).

En effet, les membres du CA sont élus par une assemblée générale (AG) des citoyens et citoyennes considérée comme souveraine, c’est-à-dire que ses décisions sont exécutoires et qu’elle peut révoquer toute décision prise par le CA. Tous les citoyens et citoyennes du quartier, et non pas seulement les usagers et usagères de la Clinique, peuvent participer (avec droit de vote) aux assemblées. C’est l’AG qui prend les décisions concernant les grandes orientations de la Clinique ainsi que le budget (et donc les salaires). « C’est l’assemblée générale qui décide de l’orientation de la clinique, des services, de l’accent à mettre sur les divers aspects médicaux, sociaux, éducationnels, sur la sensibilisation des citoyens, leur information, leur participation » (CCPSC, 1974a : 4). Le CA doit convoquer au moins trois AG par année concernant ces questions, et une autre pour les élections.

La participation citoyenne se traduit également par la création de toutes sortes de comités dans lesquels les citoyens sont appelés à s’impliquer. Ainsi, par le biais du comité de négociation, ils ont directement pris part aux négociations avec le ministère des Affaires sociales concernant l’intégration de la Clinique dans le réseau des CLSC. De façon encore plus significative, ce sont des citoyens et citoyennes qui, par leur participation au comité de sélection, sont responsables de l’embauche du personnel de la Clinique, y compris des médecins. « Pour travailler à la clinique communautaire, les médecins comme les autres doivent passer le test du comité de sélection, composé de citoyens du quartier et d’un membre de la profession. Ce qu’ils exigent de nous, c’est surtout un éveil social : c’est le plus important pour eux » (Témoignage d’un médecin, CCPSC, 1974a : 18).

La participation directe des citoyens et citoyennes à la gestion de « leur » clinique est étroitement liée à la conception de la santé et aux pratiques défendues par la Clinique. Le caractère démocratique de sa gestion correspond notamment à la lutte contre la dépendance à l’égard des professionnels et professionnelles. La prise en charge citoyenne des services contribue ainsi à la déprofessionnalisation et à la démystification de la médecine : les citoyens et citoyennes étant responsables de la gestion et de la définition des orientations de la Clinique, on favorise la transformation des rapports (et notamment des rapports de pouvoir) entre les professionnels et professionnelles de la santé (y compris les médecins) et les citoyens et citoyennes. En cela, ce mode de gestion inédit peut être compris comme l’aspect institutionnel de la démocratisation des pratiques qui traverse l’ensemble du modèle.

Conclusion

L’histoire de la Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles est depuis sa fondation l’histoire d’une lutte pour préserver les aspects les plus radicaux de son projet initial. Cette lutte est d’abord une lutte interne à la Clinique, qui n’est toutefois pas étrangère au caractère isolé de cette expérience : la Clinique tente de s’inscrire à contre-courant des conceptions et pratiques dominantes qui continuent de s’imposer à ses membres. C’est ainsi que des conflits idéologiques et des résistances dans la mise en pratique d’une déprofessionnalisation de la médecine se manifestent dès ses débuts et perdurent les années suivantes (Godbout et Martin, 1974; Le Collectif CourtePointe, 2006).

L’expérience de la Clinique s’inscrit également dans le cadre d’un système social qui reproduit sans cesse des besoins criants en matière de services, ce qui rend difficile le maintien de la dimension sociopolitique du projet, et notamment la mobilisation populaire non seulement sur des enjeux sociopolitiques, mais également sur la participation à la vie démocratique de la Clinique elle-même. Par extension, c’est l’objectif de démédicalisation des problèmes sociaux qui est ici constamment menacé. E. Shragge (1990) souligne que les tensions entre la mission de services et la vocation alternative d’action sociale et de mobilisation politique sont typiques des organisations alternatives de services. Or, la Clinique émerge dans un quartier comme Pointe-Saint-Charles dans l’objectif premier d’offrir l’accès à un service pratiquement inexistant, et la tendance à prioriser les services immédiats au détriment de la mobilisation sociopolitique est très présente tout au long de son histoire, bien que rituellement décriée par ses membres (CCPSC, [s.d]c, 1973b, 1974a et c; Le Collectif CourtePointe, 2006).

Le projet porté par la Clinique est de plus sujet à des pressions externes d’ordres politique et économique. Dès ses premières années, elle dépend pour son fonctionnement du financement direct de l’État. Elle est donc très sensible aux fluctuations du contexte économique et aux pressions subies par l’État lui-même, qui peuvent se traduire par des coupes ou des restrictions budgétaires importantes. Plus encore, par le biais du financement, l’État est en mesure d’influencer significativement l’orientation des organismes autonomes de services (Shragge, 1990). Dans le cas de la Clinique, ces tendances seront formalisées par son intégration au réseau de la santé et des services sociaux : en 1974, elle obtient un mandat de CLSC et, bien qu’elle parvienne à préserver son statut d’organisme communautaire autonome, ses priorités ne pourront plus être définies indépendamment de celles de l’État (CCPSC, 2012b). Dans ses documents les plus récents, la Clinique dénonce d’ailleurs le manque de ressources et les orientations politiques qui contraignent ses initiatives en matière de prévention, élément central de son projet initial (CCPSC, 2012a, 2008 : 7).

Dans la perspective du matérialisme dialectique, ce portrait doit cependant être nuancé : il n’y a pas d’assimilation automatique ou de récupération mécanique des initiatives populaires alternatives par le système social dominant ou les pouvoirs publics. Le succès de ces expériences et leur évolution doivent plutôt être liés aux rapports de force mouvants dans lesquels elles s’inscrivent. Ainsi, la vocation politique et l’ampleur de la participation des citoyens à la Clinique sont largement tributaires du contexte global de mobilisation populaire. La Clinique émerge dans une période d’ébullition sociale généralisée qui favorise grandement le succès d’une telle expérience. Toutefois, en l’absence d’un contexte général de luttes populaires comme celui qui prévalait durant les années 1960 et le début des années 1970, la mobilisation sociopolitique des gens du quartier devient plus difficile (CCPSC, 1974c; Le Collectif CourtePointe, 2006).

La « bataille des CLSC » démontre néanmoins comment son enracinement dans le quartier et la cohérence idéologique de ses membres ont permis à la Clinique de mobiliser la population de même que ses liens avec les autres organisations populaires du quartier sur des enjeux vitaux pour la préservation de son caractère alternatif (CCPSC, 1971-1973, 1973a, c, f et g, 1977, 2012b; Shragge, 1990; Le Collectif CourtePointe, 2006). À quatre reprises, l’État tentera d’intégrer pleinement la Clinique au réseau des CLSC et d’harmoniser ses pratiques organisationnelles et de gestion à celles du réseau (CCPSC, 2012b) : en 1974, lors de l’implantation des CLSC, de nouveau en 1977-1979, en 1990-1993, lors de l’adoption de la Loi sur les services de santé et les services sociaux, et en 2003-2007, au moment de la création des centres de santé et de services sociaux (CSSS). Par des luttes populaires importantes, la Clinique parviendra non seulement à maintenir son statut d’organisme communautaire autonome, mais également à préserver des éléments essentiels de son projet initial, et notamment son mode de gestion démocratique. Toutefois, celui-ci s’exercera désormais dans le cadre des priorités gouvernementales.

Le revers de cette grande victoire est le fait que l’allocation des budgets se fait de plus en plus via les programmes déterminés par le gouvernement […]. Il devient donc de plus en plus difficile pour la Clinique de répartir les montants reçus selon les priorités décidées par le quartier. Bien que cette situation soit préoccupante, c’est peut-être le compromis nécessaire à la survie de la seule clinique communautaire encore gérée par un conseil d’administration 100 % citoyen.

CCPSC, 2012b

La Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles a le mérite d’avoir tenté de réaliser une organisation démocratique des soins qui remettait en question les conceptions et pratiques dominantes en santé. Elle reste cependant une expérience précaire dépendante de rapports de force qui la dépassent et vulnérable aux pressions du système social dans lequel elle s’inscrit. C’est de l’évolution imprévisible de ces rapports de force, mais aussi de sa capacité, avérée à ce jour, à maintenir les luttes sociales au coeur de sa mission (CCPSC, 2012a), que dépendra sa capacité à se poser en modèle alternatif dans les débats concernant l’avenir du système public de soins.

Quant au projet des CLSC, bien qu’il se soit inspiré des expériences de cliniques populaires, une comparaison avec ce modèle permettra de montrer qu’il en a dès le départ évacué les aspects les plus progressistes, et que les réformes successives du réseau ont rapidement dénaturé sa mission originelle (Lesemann, 1979, 1981). Ce sont ces développements qu’il s’agira, dans une prochaine étape, d’analyser. Si les problèmes rencontrés aujourd’hui par le système public de soins trouvent leur source dans la Réforme des affaires sociales, ils ne découlent peut-être pas tant d’un excès bureaucratique que d’un déficit démocratique. Le principe d’une démocratisation du système de soins ayant été au coeur de la réforme, la question se pose à nouveau de la capacité de l’État libéral à réaliser et à maintenir des réformes sociales qui répondent aux revendications et intérêts des classes populaires. L’analyse de cette réforme charnière à travers celle du destin des CLSC devrait constituer un lieu privilégié pour comprendre les limites et les contraintes qui pèsent sur ce type de réforme et, plus spécifiquement, les racines de la restructuration actuelle du système public de soins.