Corps de l’article

Yo lo vi[1].

Francisco de Goya

Tous les arts contribuent au plus grand de tous les arts, l’art de vivre.

Bertolt Brecht

La nuit approchait. Il devait être 20 h 30. Je me trouvais dans la zone centrale, au sud de la place Émilie-Gamelin, au beau milieu d’une oeuvre publique portant le nom : Le temps d’une soupe. Je m’y trouvais, engagée par l’ATSA à titre de médiatrice, pour faire un avec cette installation qui, alliant les référents de la soupe populaire et du café-restaurant, juchait une scène nous déliant du sol de béton et de la rue qui lui était contiguë. Ma fonction était prédéterminée dans l’ordre de l’oeuvre : encourager des gens qui ne se connaissaient pas à former des duos pour ainsi discuter autour de questions pré-écrites, portant sur le sujet de l’itinérance. Dans sa forme, Le temps d’une soupe, en tant qu’espace de rencontre et de délibération, se voulait une suspension de l’espace public dépolitisé. À ce titre, il m’était possible d’apprécier la valeur critique de la scène et de sa hauteur. Il me semblait que cette installation visait à contrer l’atomisation engendrée par les modes de socialisation toujours déjà surdéterminés par une culture du travail et du repli sur soi.

Or, c’est avant tout à titre de système fermé que l’installation s’est révélée pour moi ce soir-là, alors qu’une jeune femme du nom de Juliette y fit irruption.

C’est en criant qu’elle monta sur scène. Elle se retrouva aussitôt au beau milieu d’un lot de tables et de chaises occupées et disposées suivant un ordre qui parut soudainement hostile à toutes les formes de sa présence, immédiate et brute. Visiblement entraînée par la détresse, elle contourna toutes les étapes officielles du processus de participation. La fonction des médiatrices, des médiateurs et des bénévoles s’effondra d’un coup. La crise de Juliette, dont j’ignore à ce jour les causes (accident, agression, santé mentale, intoxication), eut pour effet de suspendre, voire de neutraliser un ordre devenu soudainement manifeste. Nous, membres du personnel et du public, à savoir les matières de l’oeuvre, nous retrouvions soudain dépourvus, face à l’inconnu et à l’indétermination, à la marge du chaos. Ainsi s’enchaînèrent en une fraction de secondes une multitude de réactions. La majorité s’immobilisa. Les responsables voulurent expulser Juliette, comme pour retrouver l’ordre[2]. Mon réflexe, contre l’oeuvre et ses limitations, fut de plonger dans la suspension à laquelle cette crise avait donné place. Je me mis à chercher en moi tous les mots et les gestes susceptibles de rassurer Juliette. Je l’invitai à s’asseoir en retrait de la scène, à l’abri des regards, ce qu’elle fît. Son corps tremblait. Elle resta là, silencieuse ; elle pleurait. Contre les règles de l’oeuvre[3], nous lui servîmes une soupe. Personne ne résista. Lorsqu’elle quitta l’arrière-scène sans rien dire, je ne savais ni où elle allait ni d’où elle venait. Le seul savoir qu’il me restait de cette expérience, tout ce qu’il me restait, bref, c’était une oeuvre dont j’avais en partie la charge et qui venait de se dissoudre sous nos yeux. Si l’oeuvre inclusive de l’ATSA a voulu voir « la rue » monter sur sa scène, c’était à condition qu’elle s’y moule.

Une expérience comme celle-là, c’est un choc. J’en reste ébranlée, sans doute parce que je n’ai toujours pas réussi à comprendre comment il se faisait que, malgré toutes les promesses de l’oeuvre, il n’y avait en elle pas de place pour Juliette. Aujourd’hui, presque quatre ans plus tard, je ne peux penser que l’oeuvre de l’ATSA formait un dispositif cohérent. Ce sont plutôt ses failles qui se sont révélées. L’oubli de ces failles équivaudrait pour moi à nier Juliette. Dans le même ordre d’esprit, je suis devenue incapable d’affirmer simplement que les arts en général sont de pertinents outils de transformations pour les milieux communautaires dans une perspective de justice sociale. Du moins, je souhaite démontrer par le biais de cet article les limites d’un tel postulat qui pourrait s’avérer avant tout rhétorique. Tant que des oeuvres d’art participatives mises de l’avant par des artistes seront considérées comme un point de départ nécessairement constructif et libérateur dans les milieux d’intervention, comme elle le fut a priori, nous courons le risque de voir se répéter la négation des formes de vie qui en constituent la raison d’être. Le présent article est structuré en trois temps. Il a pour visée, dans un premier temps, la défense de l’exercice de la description, ancrée dans la discipline de l’histoire de l’art, en tant que modalité de connaissance et de reconnaissance de l’oeuvre d’art communautaire. La deuxième partie expose le contexte de production de l’oeuvre de l’ATSA ainsi que la valeur du mot « oeuvre » dans le contexte communautaire actuel. Finalement, la dernière partie servira à présenter l’avenue d’une exploration formelle ainsi que son potentiel praxéologique (théorique et pratique)[4] pour les milieux communautaires.

De la description

Je sais que l’intention est bonne. Mais je sais aussi que ce n’est pas suffisant.

Naomi Fontaine

Du point de vue méthodologique, la description apparaissant au début de ce texte s’inscrit dans une approche spécifique à l’histoire de l’art[5]. Cette discipline reconnaît à l’acte descriptif un statut privilégié en tant que condition d’un savoir-voir (Lamoureux, 2007, p.44 ; Payant, 1987). Savoir-voir une oeuvre, c’est savoir en dégager la signification, laquelle se constitue à même l’agencement de ses matières. Si une oeuvre pense, si elle énonce quelque chose, c’est toujours avec ses propres moyens. La description découvre ces moyens en même temps qu’elle lutte contre l’assimilation de l’oeuvre à un discours intéressé, que ce soit politiquement, idéologiquement, moralement, etc. C’est à condition de reconnaître la pensée propre à une oeuvre que l’on peut la critiquer ou en prolonger la valeur critique.

La promesse de rigueur méthodologique repose ici sur le primat accordé à l’objet, plutôt que sur le désir d’un discours pour ainsi dire plaqué sur lui. C’est à partir de la matérialité de l’oeuvre même qu’il s’agira subséquemment de mettre à l’épreuve tous discours produits à son sujet, les éléments relatifs à son contexte de production ou encore, sa valeur critique, voire transformatrice. Bref, il s’agit d’ancrer rigoureusement tout jugement ou toute spéculation dans la matérialité de ce qui est observable.

Si j’entends défendre la pertinence d’une telle approche pour l’analyse des oeuvres d’art communautaires, ce n’est pas sans réserve. Ainsi que la brève description du Temps d’une soupe nous en fournit une démonstration, dans les milieux communautaires, la matérialité d’un projet artistique est, par ces environnements, travaillée, modelée, au risque parfois de se vider de sa valeur sociale et artistique. Partant de mon expérience de chercheure-praticienne, j’ose affirmer que cela vaut pour tout projet « artistique » produit dans les milieux communautaires, à des fins de création participative et collective[6]. S’il est toujours risqué de professer de larges propos sur l’art en général, je me permettrai ici de dire qu’une oeuvre artistique se donne toujours comme le produit d’une ou de plusieurs subjectivités. Et j’ajouterai que le sujet, pour réaliser une oeuvre, façonne de la matière (plastique, théâtrale, textuelle, etc.). Dans les environnements communautaires, les matières artistiques sont affectées par des matières qui sont, elles, d’ordre (sinon) politique (du moins) « social », organisationnel ou humain, c’est-à-dire des matières qui s’érigent devant elles et qui lui résistent[7]. L’art, en se faisant matière communautaire, se retrouve en un nouveau contexte de légitimation qui n’opère pas suivant les mêmes règles que dans celui des institutions par lesquelles l’art s’est historiquement constitué, c’est-à-dire de façon plus ou moins autonome[8]. Le respect des particularités des participant.e.s, par exemple, devient bien plus important que la recherche technique[9]. Ainsi, l’oeuvre participative est loin de pouvoir se poser dans un tel horizon pour elle-même en son propre nom ou encore, en tant qu’abstraction, en des milieux où elle répond de contraintes aussi sérieuses que, par exemple, l’extrême pauvreté, la santé mentale ou la toxicomanie. En vue de reconnaître rigoureusement les contributions potentielles de l’art en matière de transformation sociale, il faut d’abord admettre que dans nos contextes de pratique, la finalité de l’art comme objet (matériel, conceptuel ou relationnel) entre le plus souvent directement en conflit avec la finalité de l’action communautaire comme soin. Qui plus est, lorsque l’accent est mis sur les personnes participantes, il se produit un déplacement qualitatif du primat du contenu de l’oeuvre ; un déplacement du quoi au qui de l’oeuvre. Le qui affecte directement les modalités du faire et, par extension, ses matières mêmes[10]. Dans sa version finale, l’oeuvre ne saurait alors être considérée comme l’objectivation ou le prolongement de la démarche idiosyncrasique de l’artiste seul ; elle se donne bien plutôt comme une contraction de mises en relations[11].

Toute approche de l’histoire de l’art communautaire qui nierait les limites de son objet à des fins de légitimation et de justification contribuerait pour ainsi dire à nier ces forces qui lui sont extérieures et qui font irruption, qui lui font face à titre d’altérités. Ces altérités sont les altérités de l’oeuvre, qu’il s’agisse d’un ou de plusieurs autres sujets (comme Juliette), d’une autre forme de réalité (itinérance, l’expérience de Juliette) voire du réel lui-même qui existe de façon autonome par rapport à l’oeuvre et qui se dégage de la subjectivité de l’artiste l’ayant produite.

Une pensée de la description qui serait vraiment fidèle à l’approche matérialiste que j’ai précédemment exposée ne saurait nier les limites de l’oeuvre de l’ATSA. Et extensivement, dans la mesure où les altérités de toute oeuvre d’art produite en contexte communautaire en constituent la raison d’être, la pensée de la description qui conviendrait le mieux à ces milieux, peut-être à mille lieues de l’Histoire de l’art, en serait une qui admet un déplacement qualitatif de son objet. Celle-ci se devrait de reconnaître à la contraction de mise en relations qu’engendre toute oeuvre d’art communautaire une valeur de primat. Quel sera l’appareil conceptuel susceptible de problématiser l’expérience de telles contractions de manière surtout à accueillir les altérités (comme Juliette) auxquelles tout projet artistique communautaire se voit confronté? Si on ne saurait spéculer que ces altérités ont le statut d’oeuvre d’art, au risque de dire que « tout est une oeuvre d’art » (même l’expérience de Juliette, même l’extraction de pétrole, etc.), nous pouvons cependant leur reconnaître une valeur formelle. Ainsi, je donnerai à cet appareil conceptuel le nom d’exploration formelle.

ÉlÉments de contextes de l’oeuvre communautaire

Avant de problématiser plus avant ces préoccupations méthodologiques, je considère important de rappeler brièvement quelques éléments de contexte qui nous permettent de mieux comprendre l’émergence d’un dispositif comme Le temps d’une soupe. En faisant de l’itinérance le sujet de discussion suggéré, en mobilisant sur une scène l’imaginaire de la soupe populaire, en présentant explicitement leur désir d’inclusivité, l’ATSA choisit de faire se croiser les repères de l’art et de l’action communautaire. Ainsi, je dirai qu’on peut parler d’une oeuvre d’art communautaire en tant que celle-ci cherche à dénoncer, tout en visant à la déjouer, la violence vécue par les personnes en situation d’itinérance.

Les milieux communautaires tendent à se consolider toujours plus avant en tant qu’écosystèmes de production artistique, hétérogènes et foisonnants[12]. D’un côté, l’art y est perçu comme pouvant desservir les populations touchées par l’action communautaire[13], tandis que de l’autre côté, celui du point de vue de l’artiste et des institutions artistiques, ces milieux sont envisagés comme étant susceptibles de receler de véritables opportunités[14]. Le projet du pavillon pour la paix Michal et Renata Hornstein se révèle à cet égard paradigmatique. Avec pour perspective d’action « l’art pour éduquer, guérir, grandir », le Musée des Beaux-Arts de Montréal s’allie à plus de 450 organismes oeuvrant auprès de populations marginalisées pour s’engager socialement comme acteur d’innovation et de changement[15]. L’incontestable rapprochement des dernières années des milieux des arts et du communautaire, concomitant de la déresponsabilisation de l’État en termes de financement de ces deux champs d’activités sociales (Depelteau, 2013), traduit à la fois l’entrain pour l’art dans une perspective de transformation de la société[16] et de réelles mutations des milieux et des pratiques.

Cette conjoncture ne devrait pas cependant nous empêcher de cultiver un regard critique sur la prémisse selon laquelle les arts engendreraient nécessairement des impacts positifs dans les milieux communautaires. D’abord, parce qu’il ne va pas de soi que les oeuvres d’art communautaires répondent aux besoins des gens qu’elles cherchent à toucher. Ensuite, parce qu’il n’est pas garanti que les artistes impliqués possèdent une réelle compréhension voire une expérience suffisante des milieux dans lesquels ils oeuvrent et des gens qu’ils y rencontrent.

La problématique élaborée dans ce texte hante en quelque sorte déjà le corpus portant sur l’art communautaire et la médiation culturelle, lequel constitue l’horizon théorique qui m’intéresse. Je note que plusieurs des écrits qui les concernent tendent par exemple à admettre que l’oeuvre est secondaire face au processus ou encore aux enjeux démocratiques (Lafortune et Racine, 2012, p. 13 ; Lamoureux, 2010). Mais, même lorsqu’elle est réinscrite au sein d’une diversité de pratiques culturelles possibles[17], dans les jeux discursifs, elle tend à maintenir une place centrale. Face à elle, ces pratiques périphériques se dressent comme virtualités aussitôt ravalées par une acception encore ambiguë, quoique dotée d’un riche potentiel praxéologique, du terme de culture (Lafortune et Racine, 2012, p. 14). Cette tendance traduit à mon sens une imprécision conceptuelle accentuée par la rétention même du terme d’oeuvre (d’art) qui, en ces écrits comme d’un point de vue pratique, ne cesse de faire retour comme force centrifuge.

Pourtant, aucun discours ni aucune forme d’intervention ne sauront l’emporter par la force de la volonté ni par la bonne foi sur les formes de réalités qui animent l’expérience des populations que ces discours et ces interventions visent à rencontrer. Comment s’assurer d’éviter de plaquer un désir abstrait d’oeuvre sur ces populations ? Qu’il soit médié par un idéal technique[18], une bonne intention morale, voire l’idéal politique de l’art engagé ? Déjà, peut-être, gagnerait-on à ancrer nos discours dans l’expérience que l’on fait de ces interventions.

L’issue de la forme

Ne cherchez pas l’oeuvre — mais les puissances.

Paul Valéry

« Comment faire de notre expérience une forme de connaissance[19] ? » Dans tout contexte d’intervention engendré par des sujets qui lui sont extérieurs (artistes, intervenant.e.s., etc.), on assiste à une contraction de mises en relations. De telles expériences, dans leurs formes mêmes, mettent en tension la part subjective insufflée (par les artistes, intervenant.e.s, etc.) et les formes de réalités des personnes rencontrées (leur manière de recevoir ou de ne pas recevoir, de se rapporter à l’intervention, leurs langages, leur histoire). Cette dernière partie de l’article vise à défendre la pertinence de la description comme outil de vérification des points de jonction et de disjonction entre l’une et l’autre de ces perspectives, entre l’une et l’autre de ces formes de réalité. Ainsi, la description permet de tenir et de rendre compte des limites des formes d’interventions artistiques en contexte communautaire. À ce titre, la description sert de contrepoint méthodologique structurant les innombrables explorations formelles possibles.

Un nombre impressionnant de descriptions d’oeuvres d’art communautaires font l’économie de la perspective des participant.e.s., et l’absence de telles données empiriques limite significativement la possibilité d’apprécier la pertinence de ces interventions. Il m’est en effet possible de repérer une tendance dans l’ordre actuel de la production descriptive concernant les oeuvres d’art communautaires. Sur les sites ou les blogues des organisations optant pour ce type d’intervention, ou encore dans les conférences ou les articles scientifiques sur le sujet, la description de ces objets tend à se forger sur fond d’un certain biais en faveur des oeuvres ou des diverses « pratiques créatrices ». Je ne dis pas que les discours des artistes, des auteur.e.s, des intervenant.e.s participant de cette tendance ne reconnaissent pas du tout les réalités singulières des populations qu’ils cherchent à rencontrer. Je parle spécifiquement des modalités de présentation ou de compte rendu des oeuvres. De manière générale, les descriptions tendent à omettre les accrocs et autres éléments problématiques qui se produisent forcément au fil des initiatives.

Voilà les termes qu’emprunte l’ATSA sur son site pour décrire Le temps d’une soupe :

L’espace scénique se déploie en extérieur, tel une terrasse de restaurant. Grâce à une mécanique de rencontre bien articulée, des « Maîtres de conversation » attentionnés, cette intervention d’art relationnel génère des duos spontanés de conversations confidentielles sur le sujet du vivre-ensemble avec le grand public. L’expérience devient collective par l’accumulation des duos archivés sous forme de portraits poétiques, diffusés sur le lieu de l’événement et [en ligne]. […] Cet échange privilégié et esthétisé ouvre le terrain de la rencontre sur un pied d’égalité. Il théâtralise l’oralité et nous permet de discuter de sujets importants en dehors de notre cercle habituel de rencontre, de développer l’esprit critique ; de générer une implication et une participation active avec la collectivité ; de dynamiser et de rendre plus intelligents et démocratiques nos espaces publics[20].

À bien des égards, mon expérience contraste avec cette description. Je comprends toutefois que la fonction de ce texte est avant tout promotionnelle. C’est une description incitative et dont le ton convient à tous, si j’ose dire. Il m'est plus difficile de comprendre pourquoi la limitation de la description aux intentions de l’oeuvre tend à se reproduire dans les productions à caractère scientifique. Voici une description tirée de l’article : « Art et action communautaire au sein du mouvement communautaire au Québec. Un apport protéiforme aux luttes » (Lamoureux et al., 2018, p. 240).

Au début des années 2010, le groupe de défense de droits en santé mentale Action Autonomie mène une recherche qualitative sur les expériences d’isolement en milieu psychiatrique, de contention physique et chimique. Cinq « droits » sont identifiés comme étant régulièrement bafoués : la dignité, le respect, la liberté, la sécurité, le consentement libre et éclairé. Souhaitant réaliser une campagne de sensibilisation, les membres du groupe choisissent la forme d’un projet « d’art conscientisant » qui se déploient entre 2011 et 2013 en partenariat avec le Musée des beaux-arts de Montréal. Lors de séances de création collective, des militant.e.s réalisent une « exposition portative », composée d’oeuvres illustrant ces « droits ». Intitulée Insolentes et Insoumises. Esquisses sur les droits en santé mentale, elle est d’abord exposée dans le hall du musée, puis circule depuis dans les moments de rassemblement du mouvement, nourrit les discussions lors de « cliniques de défense de droits ».

Cette description ne nous permet ni de dire de quelle manière les participant.e.s sont intervenus dans le processus ni comment elles ou ils réagirent à cet ensemble d’interventions. La description apparaît dans un article qui vise notamment à défendre les « apports des pratiques créatives et artistiques » en milieux communautaires (Ibid., p. 255-256), à soutenir les artistes des milieux communautaires dans leurs luttes pour la reconnaissance, à réinscrire la valeur de l’art en milieux communautaires en tant « qu’espace de liberté » pour les artistes (Ibid., p. 262). Si j’hésite à affirmer que cette description apparaît, dans sa forme actuelle, quelque peu intéressée, je ne vois comment elle participe à conclure que :

L’art et les pratiques créatrices permettent donc d’imaginer le soi dans sa relation aux autres et au monde dans un contexte créatif (ré)ouvrant, potentiellement, le désir d’agir et l’horizon des possibles quant aux stratégies à mettre en oeuvre afin de contester les cadres culturels, sociaux, économiques et politiques

Ibid., p. 263

La responsabilité d’une méthodologie rigoureuse ne repose pas seulement sur les scientifiques. Il serait même favorable que celle-ci soit enrichie par les artistes eux-mêmes, ou autres intervenant.e.s employant des stratégies artistiques. Que les langages de l’art ne se situent pas toujours dans le registre de la « scientificité » ou de la « méthode », cela se comprend. Or, la description, cet outil né à l’intérieur même d’une relation intime avec les oeuvres d’art, est un bon exemple méthodologique permettant de pallier, me semble-t-il, ce trouble langagier ou pour le dire autrement, de pallier ce qui m’apparait être un manque généralisé de descriptions critiques capables de nommer les faiblesses des oeuvres. Cela vaut en particulier lorsque la description se situe dans l’expérience empirique ou autrement dit, dans l’expérience même de l’intervention.

Le point de vue de l’expérience est celui à partir duquel on est susceptible d’orienter l’analyse d’un processus de production : quelle forme d’intervention convient le mieux aux formes de réalités de celles et ceux auprès de qui nous souhaitons intervenir ? Quels sont les besoins, les désirs, les préoccupations exprimés par les personnes concernées ? Quels sont les moyens que l’on se donne en vue de vérifier que la forme d’intervention choisie convient aux formes de réalité avec lesquelles elle interagit ? Comment se rapporter à la matérialité de l’expérience avec une approche méthodologique rigoureuse nous permettant d’entretenir un doute constant sur nos pratiques, de documenter les écueils aussi bien que les expériences symbiotiques, de se montrer fidèles aux limites de nos interventions comme à leurs effets positifs[21] ? L’avenue d’une exploration formelle située sur le plan de l’esthétique, entendue comme étude des formes sensibles, a selon moi le potentiel d’accueillir la complexité de nos expériences en termes d’action communautaire.

Dire que l’on souhaite contribuer à la transformation de la société suppose que sa forme ne convient pas à notre sensibilité. Une exploration formelle visant une transformation radicale de la société et des milieux communautaires en faveur d’une société plus juste ne saurait négliger l’apport potentiel d’une multiplicité de ressources sensibles, voire de leur alliance et de leur agencement. La forme est un concept transversal. Elle concerne aussi bien l’art que la philosophie, les expériences de vie, le travail social, l’ethnologie, la pauvreté, la biologie, l’artisanat, la politique, les sports ou la nature. Or, dans les contextes communautaires, c’est avant tout face aux formes de réalités qui les composent et à leur complexion particulière qu’il s’agit de situer nos champs d’action.

L’approche praxéologique d’une exploration formelle gagnerait même peut-être à être considérée comme point de départ de toute initiative entreprise par des acteurs agissant dans ces milieux. Il ne va pas de soi que la forme artistique soit la mieux adaptée aux formes de réalités des participants. Il se pourrait même que l’oeuvre d’art comme forme agisse à titre d’ornière limitant notre vision des formes que le réel déploie devant nos yeux. C’est pourquoi il s’impose d’élargir le spectre de nos actions possibles. Dans un contexte de pratique communautaire, face au concept de forme, l’oeuvre d’art semble souvent induire des limitations problématiques, car, bien qu’« elle n’existe qu’en tant que forme », elle ne saurait contenir à elle seule la forme qui est plutôt « le mode de la vie » (Focillon, 2013, p. 4-5). La forme est d’ailleurs le mode de la vie politique, économique et sociale. Elle est le mode de l’expérience humaine. Elle est la modalité de notre perception, de nos actions et de nos interactions.

Il existe par ailleurs plusieurs exemples d’initiatives qui mobilisent des formes d’intervention alternative situées dans un autre registre que dans celui des arts[22]. Je pense notamment au travail de la Boîte Rouge Vif, qui privilégie notamment la production de formes comme des expositions à caractère ethnographique[23] et des outils de matériel pédagogiques[24] à des fins de « transmission culturelle »[25]. En tant qu’elles mobilisent directement les savoirs et les mémoires de participant.e.s des premiers peuples, ces formes pourraient se révéler favorables à la consolidation d’une subjectivation historique ainsi qu’à une réappropriation partielle de la représentation de leur propre histoire par les participant.e.s eux-mêmes. Un tel choix semble d’ailleurs répondre à des préoccupations clairement identifiées par des auteurs autochtones tels qu'Alfred Taiaiake (1999) et Georges E. Sioui (1999), soit le besoin d’une autohistoire et du déploiement d’une intelligentsia autochtone[26]. Or, même une telle affirmation appelle à être mise à l’épreuve de la matérialité des interventions en question. Comment un projet comme L’univers des innus d’Ekuanitshit s’est-il matérialisé[27] ? De quelle manière se montrait-il cohérent des besoins des participant.e.s impliqué.e.s ? Le petit guide de la grande concertation. Création et transmission culturelle par et avec les communautés, autochtones et allochtones (2016) fournit déjà quelques pistes de réponses à ces questions. La force de ce guide, d’un point de vue de la critique que j’ai élaborée ci-haut, tient de l’importance qu’il accorde aux paroles, aux idées et aux différentes positions des membres des communautés rencontrées. Cela dit, on y met avant tout l’accent sur le processus, sur les modalités de l’intervention comme telle (concertation, méthode de collecte, production du dispositif, etc.).

À quoi ressemblerait une démarche qui priorise la description des formes de réalité qui constituent les raisons d’être des interventions communautaires ? Une telle démarche ne nous permettrait-elle pas de ralentir notre regard ? D’accueillir davantage les expériences qui démentent nos appréhensions ? De mieux comprendre les milieux communautaires, leur forme et leur fonction dans le système capitaliste ? De calmer notre urgence d’agir et de fonder nos actions dans un savoir concret et bien identifié ? Une chose est sûre, c’est que l’exercice de la description s’avère, dans cet esprit, un outil incontournable de vérification et de documentation, susceptible d’empêcher nos subjectivités artistiques, scientifiques ou autre de s’ériger abstraitement face au réel. La description déploie à mon sens un potentiel de subjectivation bien plus grand, en ce qu’il ouvre la voie à une expérimentation de nouvelles formes de vie à condition qu’elles soient ancrées dans un savoir expérientiel des formes. C’est du moins la description qui m’aura permis d’accueillir ne serait-ce qu’un fragment de la vérité de Juliette.