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INTRODUCTION

Les deux premières rencontres avec les patients de l’hôpital « les Murets » (la Queue-en-Brie, 94510, France) eurent lieu à l’Atelier de Paris/CDCN (Centre de développement chorégraphique national) au coeur du bois de Vincennes, un lieu dédié aux « fabriques de théâtre, de danse ». La suite du projet a été effectuée au sein du centre hospitalier. Cette démarche chorégraphique touchait essentiellement des personnes atteintes de schizophrénie et de bipolarité, mêlant à la fois hospitalisations de longue et de courte durée.

Ce projet est né du désir d’apporter un rapport au corps différent de celui donné d’habitude dans les centres de soins, c’est-à-dire d’introduire par le mouvement dansé des qualités sensibles au corps, de faciliter l’expression et de la partager au sein d’un groupe, et enfin de changer l’image des personnes qui sont en situation fragile et confinées dans leur espace. Avec ce projet nous cherchons à harmoniser les espaces intérieurs et extérieurs en essayant de trouver un certain équilibre. Il y a de notre part une tentative de vouloir déplacer ou transformer l’état des corps pressentis parfois comme « étranges », et d’apporter aux patients une autre image d’eux-mêmes à travers la danse et la photo.

La danse s’attache particulièrement au sentir, mais aussi à la redécouverte du corps, aux différentes énergies et à ses propres limites. Nous désirons mettre en évidence les capacités corporelles des patients, permettre une résonance et une intégration des événements vécus lors de nos rencontres. Le travail de l’espace de son côté, avec ses déplacements et ses différentes formes géométriques en rapport au corps et à son environnement, nous amène vers un espace vécu et perçu comme un cocon protecteur cherchant à créer un état rassurant avec l’objectif de faciliter la stimulation d’un imaginaire propre et collectif. 

L’image joue souvent un rôle important dans le contexte social. C’est pourquoi nous avons voulu associer ces deux éléments artistiques, qui nous apportent un sens de la représentation, de soi et envers les autres. Être vu, par qui, sous quelle forme, attitude, aspect, que renvoie cette image du corps en mouvement ? La photographie (Barthes, 1915-1980) est un certificat de présence qui se situe entre le temps passé et notre réalité dans « l’ici et maintenant », d’où aussi notre intérêt de s’inscrire dans un mouvement dansé et appuyé par le travail de l’improvisation.

Ce qui nous paraît essentiel dans ce projet est avant tout la rencontre entre tous ces éléments (la danse, la photo, les patients). B. Rigaud (2012), dans le livre Henri Maldiney la capacité d’exister, souligne l’importance de la rencontre comme phénomène d’ouverture et instant de réalité. Ces personnes vivent littéralement une période de leur vie à l’intérieur de l’hôpital et d’une certaine manière elles semblent coupées ou écartées momentanément du monde. En quelque sorte, notre acte se situe dans la traversée d’une porte à leur rencontre, susceptible d’apporter une vision d’ouverture différente, contrastant avec leur réalité quotidienne. En vérité, il s’agit pour les patients de se rencontrer eux-mêmes et de rencontrer les autres.

L’ensemble du projet n’est pas configuré dès le départ, ce sont des idées qui se mélangent entre les éléments pratiques et théoriques, au fur et à mesure du processus de travail. Elles évoluent, laissant la place à d’autres possibilités, créant des formes nouvelles à expérimenter. Rien n’est arrêté, seulement suspendu quelque part en attendant un nouveau tissage jusqu’au moment de l’exposition photo où le temps semble s’être arrêté pour « se laisser regarder ».

LA PRATIQUE

Vue générale

L’équipe médicale au complet soutient l’activité artistique, elle est attendue, entendue et respectée par l’ensemble des soignants. L’équipe qui est présente à chaque séance se compose de deux infirmières référentes qui assistent en alternance à l’atelier, Patrick le photographe, qui assure une continuité dans l’ensemble des interventions, puis moi-même pour la danse.

Un groupe de patients s’est constitué comme noyau principal, notre souhait était de laisser le groupe ouvert afin d’accueillir tous les volontaires, faire profiter l’ensemble du groupe de ce mélange qui amène une richesse de contraste en énergie. De plus, nous avons souvent remarqué que cela représentait un soutien pour les sortants, partagé par ceux qui restaient à l’intérieur de l’institution.

Les Ateliers ont démarré de façon progressive, d’abord avec la pratique de la danse uniquement puis avec l’intervention de la photographie. Lors du premier atelier, la présence du photographe fut « mains nues » ; il participa à l’atelier sans matériel. La semaine suivante, ce fut au tour de l’appareil d’être présent sans rien de plus ; à la fin de l’atelier, nous avons montré des images de son travail photographique (spectacle vivant), libre aux patients de choisir des photos et de les garder pour eux. Ensuite tout s’enchaîna naturellement, il participa à l’atelier, appareil photo à la main.

Dès le départ, chaque patient avait le droit de refuser d’être photographié. Très rapidement, un climat de confiance s’est installé et, du coup, les caractères et les personnalités de chacun se sont progressivement dévoilés. De plus, la participation de la photo toute la saison a permis d’inscrire les images « dans l’épaisseur du temps » et non pas comme une succession d’images, seul reflet d’un instant…

Se mouvoir

Chaque atelier démarre et se termine par un rituel installé progressivement. Celui du début propose une mise en éveil du corps tous ensemble, par un échauffement simple composé d’une série de mobilisations autour des articulations, puis des étirements… Tandis que celui de la fin se fait à deux en posant les mains sur différentes parties du corps reliant un trajet qui va du haut vers le bas. Après l’éveil, un cercle se forme, la danse apparaît en prenant conscience de l’espace autour de soi, de sa place dans le groupe. Lors des premières rencontres, il était difficile de rassembler le groupe, de maintenir une synergie commune : pause fatigue, toilettes, pause cigarette… les allers et retours s’enchaînaient.

C’est pourquoi l’idée de contenir le mouvement dans le groupe et de le lier semblait totalement légitime et appropriée comme approche directrice. Le jeu d’entrer et de sortir, d’apparition et de disparition semblait déjà instauré.

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Le travail se situe parfois tout simplement dans la rencontre entre deux ou plusieurs patients, en saisissant les énergies et en poursuivant dans la même direction, puis dans l’opposé. D’autres fois en utilisant des accessoires (tissus, costumes, cousins, balles) les patients improvisent seuls, en duo, trio ou tous à la fois, en explorant les différentes formes spatiales (lignes, diagonales, croisements). À partir des premières gestuelles apparues, nous gardons certains des mouvements ou gestes à reproduire et à insérer dans une structure scénique simple qui consiste en une entrée dans le cadre, une gestuelle choisie souvent accompagnée d’une musique, avec la perspective d’un développement puis d’une sortie du cadre.

En nous appuyant sur le cadre photographique, nous explorons différentes possibilités en détournant les formes, les dimensions et leurs variantes spatiales : un carré au sol, un cadre photographique vertical, un cerceau capable d’entourer une personne…

Nous avons attribué un rôle à chacun d’entre eux, danser, rire, jouer avec une partie du corps, avec un rythme lent ou rapide… Les patients entrent dans le parcours, les déplacements entre les espaces se font de manière improvisée, le choix des espaces d’expression reste libre et la majorité des patients s’autorise à s’approprier ces différents lieux et à jouer le rôle demandé agissant seuls, en duo ou en groupe.

La photographie intervient dans des vues d’ensemble des déplacements et dans la pose offerte par les patients. Le patient est l’acteur qui peut changer le parcours et sélectionner les espaces en fonction de ses attentes. La logique de fonctionnement reste libre, mais une forme d’attirance se dessine en fonction de l’état d’esprit du moment de chaque participant ainsi que les affinités rencontrées auprès d’autres participants dans l’espace.

À l’atelier suivant, les photos sont proposées aux patients et une discussion s’engage sur les différentes postures et différents choix. Chacun prend conscience de son corps, de sa structure, de sa position dans l’espace et de sa relation avec les autres membres.

Dans ce cadre, nous avons proposé à Hector une série de photos le représentant dansant avec un tissu rouge avec lequel il pouvait jouer, se montrer ou se cacher. Dans la série, deux images se détachaient nettement des autres par leur présence, leur lumière, leur jeu avec le tissu… À notre grande surprise, Hector a choisi la photo sur laquelle il apparaît à visage découvert. À notre question pourquoi ce choix, la réponse fuse : « sur celle-ci on me voit bien et on me reconnaît ! »

Selon Brigitte Anor (2017), si la photo de notre choix nous plaît elle représente une image que nous voulons que les autres voient de nous, nous souhaitons la partager et la communiquer, cela pourrait se traduire par un sentiment de fierté. Tout ce qui augmente l’acceptation sociale augmente un peu l’estime de soi, disent André et Lelord (1998).

Se voir

Se voir soi-même offre un éventail de réactions (s’aimer ou ne pas s’aimer)

Se voir soi-même fait preuve de notre existence.

Se voir sur une photo, c’est aussi pouvoir s’imaginer comment les autres nous voient

Anor, 2017, p. 19

En fin d’année une exposition d’une quarantaine d’images en grand format est organisée dans la cafétéria de l’hôpital. Less photos sont choisies par les intervenants en accord avec les patients. L’accrochage dure deux mois et ce lieu est ouvert à tous les patients, d’ailleurs certains n’hésitent pas à amener leur voisin de chambre, leur famille en visite, c’est un partage d’une tout autre dimension.

La valeur représente le point de vue de l’autre et force le sujet à se voir de façon plus ou moins favorable. Le sentiment d’appauvrissement décrit par D. Le Breton (1990) pourrait s’appliquer à un corps malade qui se sent affecté de façon négative et intérioriserait une éventuelle dépréciation.

Le cas de Sophie est explicite sur ce point. Après lui avoir montré quelques photos, sa première réaction fut de dire qu’elle ne s’aimait pas. Chacun lui a proposé un regard différent du sien ; elle nous a écoutés attentivement et a semblé accepter timidement son image. En revanche, elle a reconnu sans hésitation que les photos des autres étaient belles.

On observe, en lien avec le regard de l’autre, l’idée d’une tonalité à deux versants, positive ou négative de l’estime de soi, qui est en lien direct avec l’influence de l’environnement auquel nous sommes exposés.

Le regard que l’on porte parfois sur une personne malade peut être perçu dans une tonalité négative, ce qui diminue ou met en suspension le désir de la rencontre.

Or dans le processus de création pendant les ateliers, on met en oeuvre une dynamique de renvoi envers l’autre qui tend à donner à l’acte créatif une image positive de soi-même.

Dans le cas d’Anne, les choses ont été différentes. Elle a pris les photos de son choix après l’exposition et les a apportées à sa famille. Elle nous a expliqué avec un certain sourire son sentiment de fierté.

On peut traduire cet acte comme le signe d’un cadeau qu’elle offre dans le but de montrer une personne différente, quelqu’un qui ne semble pas « malade », et qui peut faire de belles choses.

Le regard porté après le travail photographique montre parfois des changements dans l’apparence physique comme le maquillage, la couleur des vêtements, la coiffure, la barbe ou encore la propreté, autant de signes qui dévoilent un changement de l’ordre de réappropriation du corps et d’une évolution dans l’estime de soi en référence aux descriptions d’André et Lelord (1998) également mises à l’épreuve à travers le regard de l’autre dans la photo. Et, quelle que soit leur attitude face à l’objet photographique, la résultante commune est qu’ils se sentent regardés.

ÉLÉMENTS DE CONVERGENCES PRATIQUES ET THÉORIQUES

Outils : improvisation, pose, cadre photographique

Plusieurs facteurs sont à l’origine de l’élaboration de ce projet qui met en collaboration la danse et la photo. Selon le vocabulaire photographique, un « instantané » est couramment caractérisé par une photographie prise rapidement à main levée, sur le vif et dans un mouvement spontané. Dans ce même axe, j’adopte l’outil de l’improvisation comme instrument chorégraphique afin de parcourir ce qui n’est parfois pas visible à l’oeil nu.

« Danser l’imprévu, c’est explorer le corps caché, invisible » (Sibony, 1995, p. 301). Cette action dynamique de créer une image, de prendre la « pose », de poser consciemment ou inconsciemment devant l’objectif n’est pas sans conséquence pour la danse, elle provoque un arrêt ou une suspension temporelle dans le mouvement, là où la danse, la photo et les individus se rencontrent sur cette passerelle spatio-temporelle.

Les improvisations dans les ateliers sont toujours sous forme structurée, soit par une contrainte spatiale, par un objet, un rythme ou une autre personne. Généralement, elles suivent une intention qui permet de rassurer et qui a comme effet d’amortir un vide trop prononcé, incapable parfois d’être surmonté.

Il y a un autre élément de rencontre qui est le « cadre photographique ». Il crée un soutien précieux tout au long de ce processus en évolution par sa richesse en formes, tailles et situations. La présence de cet outil détermine l’espace, les limites corporelles, mais aussi constitue un élément ludique qui se déploie dans l’ensemble du groupe.

Outils : forme, contenu, savoir, valeur

Aux éléments de convergences pratiques, il faut ajouter différents textes qui nous ont permis d’élargir notre point de vue. Ils ont alimenté la création et ont soutenu l’ensemble du processus en constante évolution afin de s’adapter aux circonstances humaines.

De nos jours, l’image est un phénomène pratiquement incontournable, elle fait presque partie intégrante de nos vies quotidiennes à travers une multitude d’équipements, appareils photo, téléphones portables, ordinateurs… Mais alors, qu’est-ce qu’une image ?

Elle est définie comme : « une représentation visuelle, voire mentale, de quelque chose ou d’un être vivant » (Wikipedia). Elle renvoie un double ou un semblant reflété sur des supports variés (Nasio, 2007). Il y a les images dites visuelles constituées à partir du réel et les images mentales, celles de constitutions conscientes ou inconscientes. Ces notions d’images du corps ne sont pas à confondre avec celle de « schéma corporel » qui traduit une image d’ordre plus structurel et postural.

Nous nous inspirons des travaux de G. Pankow (1993) concernant « l’image du corps » en nous appuyant sur ses recherches en rapport à la psychose, elle définit dans son travail thérapeutique, l’image du corps sous deux fonctions essentielles : la forme et le contenu. D’un côté, la forme fait référence au sentiment d’unité, à une dialectique entre les parties et la totalité du corps, là ou un individu normal reconnaît l’ensemble de son corps, même s’il lui en manque une partie, la personne atteinte de schizophrénie perd la notion globale de l’ensemble de son corps (dissocié ou morcelé). La deuxième fonction touche la représentation que chacun se fait de son corps, une image intériorisée et dynamique tirée à partir des différentes expériences vécues depuis l’enfance.

« L’image spéculaire » de Lacan s’appuie sur la notion du stade du miroir comme développement du « Je », cité par S. Resnik (1999). Il évoque l’idée que l’enfant ne voit pas directement certaines régions de son corps, mais qu’il les verra indirectement à travers le miroir, ce qui lui permettra de se structurer et d’obtenir d’une façon ludique une unité corporelle.

Deux autres aspects sont rajoutés par D. Le Breton (1990) lorsqu’il a recours à l’image du corps : le savoir, lié à la conscience du corps et au fait d’éprouver les choses avec le sentir, puis la valeur, qui s’intéresse à l’aspect du jugement social. Ces quatre éléments : la forme, le contenu, le savoir et la valeur, dépendent dans leur ensemble du contexte social, culturel, relationnel et personnel de cette image du corps si complexe.

CONCLUSION

Ces ateliers retracent l’expérience vécue à travers le processus de création proposé par le binôme danse et photo. Le travail corporel et l’image laissent une empreinte dans le corps par le temps passé ensemble, mais également permettent d’imaginer un avenir à partir du moment suspendu par la photo. La mise en évidence de ces images grâce à l’exposition est un vecteur qui nous permet de faire resurgir et de mettre en valeur des visages, des corps parfois oubliés dans la masse de l’institution hospitalière, elles interviennent dans l’idée de « Personnaliser », de trouver un « Je », comme le souligne S. Resnik (1999).

C’est rendre visibles des personnes à travers un choix d’esthétique, ou en tout cas, avec une conscience du corps poétique mise en image par le mouvement qui permet la reconnaissance et la valorisation par le regard des autres.

De plus, ce que révèlent à l’évidence ces images, ce sont des personnes actives en train de danser, de poser, de prendre du plaisir, de se voir comme les autres dans une réalité plus proche de celle que l’on peut s’imaginer à l’extérieur… Par l’expérience corporelle vécue, elles se sont connectées, rapprochées et ont communiqué avec les autres, et par les images elles ont échangé avec le monde extérieur, elles ont ainsi projeté une image plus proche de leurs désirs et de leurs espoirs.