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Introduction

La fonction du placement a été construite pour aider les populations touchées par l’exclusion et le chômage à (re)trouver un emploi auprès d’employeurs, les obstacles étant multiples particulièrement pour les personnes en situation de handicap (OCDE, 2003). Les études qui se sont intéressées au placement l’ont toutefois traité essentiellement au niveau de ses organismes et de son évolution historique (par exemple, De Larquier, 2000). D’autres travaux l’ont investigué au niveau de sa pratique professionnelle, mais davantage comme une tâche d’insertion parmi d’autres (éligibilité aux prestations, contrôle, formation, etc.) dans le domaine de l’assurance-chômage ou dans celui de l’assurance-invalidité (Sowa et Staples, 2017 ; Bonvin et Moachon, 2010 ; Guggisberg et Egger, 2008 ; Baumgartner et al., 2004). Récemment, des écrits se sont centrés sur une dimension du placement mise en oeuvre qui est le contact entre les organismes de l’assurance-invalidité (AI) et les employeurs dont les incitations à l’emploi de personnes atteintes dans leur santé (pour la Suisse, Gonon et Rotzetter, 2017 ; Geisen et Baumgartner, 2016). Pour finir, afin de développer les travaux s’intéressant à la pratique du placement vers l’emploi, notre thèse en sociologie s’est centrée sur cette tâche spécifique inscrite dans l’AI en Suisse pour des personnes en situation de handicap et à sa mise en oeuvre par des professionnels au sein d’organismes publics de ce régime.

Même si notre thèse ne nie pas les effets positifs de la pratique du placement sur le bénéficiaire, par exemple à travers le développement de ses capacités et l’augmentation de ses chances d’embauche, nous aborderons ici le risque de déclassement professionnel et salarial lors de la recherche d’emploi du bénéficiaire dans le cadre de l’AI. Nous argumenterons que ce risque est alimenté par le dispositif même de l’AI, notamment par l’idée que l’employeur ne prend pas de risques financiers lors de l’embauche d’un tel bénéficiaire. Un déclassement peut se profiler malgré le fait qu’une personne à l’AI ait effectué au préalable une formation financée par ce même régime social, afin de la réadapter à la vie professionnelle. Comme nous le verrons aussi, l’incitation à un déclassement est d’autant plus reprise lors de la pratique du placement par les professionnels de l’AI en raison de leurs profils qui s’apparentent à des vendeurs de forces de travail.

Nous présenterons d’abord notre approche théorique et méthodologique qui se base sur une démarche en analyse de l’activité pour saisir la pratique professionnelle du placement ainsi que le contenu de la mesure de placement inscrite dans la base légale de l’AI.

L’entrÉe par l’activitÉ

S’interroger sur la pratique du placement vers l’emploi, au plus près de l’activité des professionnels, est essentiel pour saisir la mise en oeuvre de l’action publique à partir du bas (Lipsky, 1980) et avoir une vision fine du travail qui s’effectue.

Pour ce faire, nous avons adopté une approche de sensibilités pragmatiques (Cantelli et al., 2009). Une telle approche vise à saisir l’activité de travail dans les situations où elle est mise en oeuvre, sans en préjuger les contours, mais en leur donnant un statut pragmatique (Ibid.). Dans cette veine, pour donner plus de poids à une sociologie centrée sur l’agir et non uniquement sur les acteurs et leurs capacités (Quéré, 2006), nous avons privilégié des travaux du courant de l’action située issu de la sociologie de l’action d’Ogien et de Quéré (2005).

Le courant de l’action située fait partie de l’analyse de l’activité (notamment la psycho-dynamique du travail avec Dejours, la clinique de l’activité avec Clot, le cours d’action avec Theureau) qui s’est développée à partir d’une distinction entre le travail prescrit (la tâche à accomplir) et le travail réel (Mezzena, 2011). Il en ressort que le travail réel ne se résume pas à mettre en oeuvre les prescriptions issues de l’organisation du travail (bases légales, mission, cahier des charges, etc.) qui sont, par nature, insuffisantes de par leur caractère général et hors de l’action. Le travail réel, c’est quelque chose en plus pour qu’il y ait production (Davezies, 1993, p. 34).

En effet, lorsque le professionnel agit dans les situations de travail, il fait face au réel avec de nombreux éléments qui peuvent être non seulement les prescriptions et la façon dont il fait avec (interprétation, résistance, etc.), mais encore les caractéristiques du moment et du contexte, les expériences antérieures du professionnel et du collectif, les bénéficiaires, les émotions, les objets, etc. (Mezzena et al., 2013). Pour le courant de l’action située retenu, ces divers éléments sont à prendre en compte dans le fonctionnement même de l’activité et non pas en dehors de son déroulement (Quéré, 2006). De plus, ces éléments constituent non seulement l’activité, mais sont en retour transformés par elle et ses effets (Mezzena et al., 2013).

En conséquence de cette démarche théorique qui n’enferme pas l’action dans des hypothèses lourdes mais privilégie une démarche empirico-inductive, nous avons examiné le déroulement et la constitution de l’activité du placement vers l’emploi en prêtant attention à ce que fait le professionnel aux prises avec d’autres éléments d’influence en situations de travail.

Cette étude qualitative se base sur une étude de cas principale centrée sur un organisme de placement chargé de la mise en oeuvre de l’AI dans un canton suisse. Notre matériau empirique a été constitué (2014-2015) d’entretiens d’explicitation avec l’ensemble des professionnels (huit) de l’organisme concerné, ainsi que d’observations directes de quatre professionnels (deux jours pour chacun et touchant à une vingtaine d’interactions avec des bénéficiaires ou des employeurs observés indirectement lors d’entretiens individuels). Notons que l’entretien d’explicitation, élaboré par Vermersch (2006), est une technique de récolte de données qui permet, en questionnant la personne sur des situations concrètes, d’accéder au plus près de ce qu’elle a vécu et qui s’est passé dans l’action. Nous avons aussi effectué cinq entretiens semi-directifs avec des acteurs clés dans le domaine de l’AI pour obtenir des informations sur le placement en général. L’ensemble de ces sources a été complété par l’analyse de documents variés (documents juridiques, rapports d’activité, cahier des charges, etc.). Enfin, nous avons retranscrit les entretiens enregistrés et les observations notifiées dans un carnet et procédé à une analyse de contenu thématique (Quivy et Campenhoudt, 2011).

La mesure de placement dans l’AI

Dès son entrée en vigueur en 1960, l’AI visait la réadaptation professionnelle des personnes menacées d’invalidité et garantissait à celles reconnues comme invalides, à savoir pour lesquelles une réadaptation n’est pas (ou insuffisamment) possible, des rentes qui leur permettraient de vivre. Notons que pour accéder à une rente de l’AI, l’atteinte à la santé du bénéficiaire n'est prise en considération que si elle provoque en principe une diminution importante de sa capacité de gain par l’emploi (salaire) ; soit une capacité de gain qui ne peut pas être restaurée par des mesures de réadaptation (Probst, Tabin et Courvoisier, 2015). Ainsi, la définition légale de l’invalidité en Suisse marque une distance par rapport au modèle médical du handicap communément admis dans d’autres pays, puisque ce n’est pas l’atteinte à la santé seule d’une personne qui définit son invalidité, mais sa conséquence économique.

Par ailleurs, dès la création de l’AI en 1959, un service de placement interne à ce régime a été considéré comme plus à même, en raison de ses connaissances du handicap et un encadrement renforcé, de s’occuper des personnes menacées d’invalidité et invalides (celles avec des rentes partielles ou celles soumises à une réévaluation de rente) que d’autres organismes s’occupant par exemple des chômeurs. D’ailleurs, le renforcement des services de placement à l’intention de demandeurs d’emploi avec un handicap est un mouvement général, soutenu particulièrement par les mouvements de personnes handicapées, afin de promouvoir leurs possibilités d’emploi sur le marché du travail ordinaire (Murray et Heron, 2007).

De plus, le placement fait partie des fonctions que chaque organisme public cantonal suisse (26 au total) en charge de l’AI doit mettre en oeuvre à côté, par exemple, de l’évaluation du degré d’invalidité de l’assuré et de l’octroi de mesures de formation.

Mais que signifie le placement pour ce régime ? À la lecture de la législation fédérale de l’AI, il ressort que le placement, catégorisé comme une mesure de réadaptation professionnelle avec d’autres (orientation, formation initiale, reclassement), consiste en un soutien actif à la recherche ou au maintien d’un emploi adapté pour un assuré (al. 1, art. 18, LAI du 19 juin 1959). Le placement comprend, par exemple, le soutien pour établir des dossiers de candidature, rédiger des lettres d’accompagnement, préparer des entretiens d’embauche et, si nécessaire, un accompagnement au moment de l’embauche (OFAS, 2018a). Toutefois, l’assuré « a droit à une aide active à la recherche d’emploi mais il n’a pas droit à ce que l’office AI lui en procure un » (lettre 5011, OFAS, 2018a). En outre, la mesure de placement est d’une durée de six mois en moyenne pouvant aller jusqu’à trois ans (notamment pour les bénéficiaires soumis à une réévaluation de rente) et est offerte à toute personne affiliée à l’AI susceptible d’être réadaptée.

À côté de l’action sur le bénéficiaire de l’AI, les employeurs sont de plus en plus incités par ce dispositif - à défaut d’obligations légales concernant l’embauche de personnes atteintes dans leur santé -, à engager ces personnes. Pour ce faire, de nouveaux instruments (placement à l’essai, prise en charge salariale partielle, etc.) faisant partie de la mesure de placement ont été introduits lors des dernières révisions législatives ainsi qu’une stratégie active (conseils, création d’un réseau, etc.) et proactive envers eux (prospection et marketing) de la part des organismes cantonaux de l’AI (OFAS, 2018a). Il s’agit de la sorte, comme c’est la tendance dans d’autres pays, d’agir davantage sur les employeurs et sur leur mise en contact avec les bénéficiaires pour renforcer le succès du placement (OCDE, 2015).

Des cibles professionnelles À la baisse

Selon la procédure interne de l’aide au placement de l’organisme cantonal de placement de l’AI étudié, le professionnel en charge a entre autres la tâche d’accompagner et d’orienter l’assuré dans la détermination de cibles professionnelles. Les cibles professionnelles sont définies comme étant des pistes personnalisées mentionnées dans un plan d’action qui guident l’assuré vers des employeurs potentiels et structurent ses démarches de recherches d’emploi à effectuer dans les métiers ou les domaines choisis avec le professionnel du placement. À l’aide de tels outils d’activation à l’oeuvre dans divers régimes sociaux, il s’agit de rendre possible cet événement que constitue le recrutement d’une personne présentant une déficience (Ebersold, 2009) et, ainsi, transformer le handicap en capacité pour le marché du travail (OCDE, 2003).

Il ressort de notre analyse qu’au fur et à mesure du temps passé par le bénéficiaire dans la mesure de placement de l’AI, les cibles professionnelles tendent à évoluer vers un déclassement professionnel et salarial malgré la formation préalable du bénéficiaire, cela surtout en raison de ses recherches d’emploi infructueuses depuis plusieurs mois et du peu de perspectives d’emploi (nous y reviendrons). C’est ce qui apparaît dans le propos suivant d’un professionnel s’adressant à un assuré :

Je vous ai vu y’a quelques semaines. Pour rappel, voilà on était dans l’idée de trouver une autre possibilité d’emploi. C’est clair qu’aujourd’hui on n’est pas dans une phase où on va tirer des grands plans, hein, s’il y’a par contre une possibilité, que vous retrouviez une place.

Avant d’aller plus loin, relevons que notre étude aborde uniquement le risque de déclassement lors de la pratique du placement et non pas son effectivité[1]. Ensuite, pour notre usage sommaire, un emploi déclassé au niveau professionnel signifie que le niveau de formation atteint par l’individu est supérieur au niveau de qualification requis pour un emploi (Robin, 2012). Quant au déclassement salarial, souvent une conséquence du déclassement professionnel, c’est l’écart entre la rémunération possible pour un niveau de diplôme et la rémunération obtenue[2]. De plus, les connaissances sur l’emploi déclassé touchant spécifiquement les personnes atteintes dans leur santé sont lacunaires ici et ailleurs[3]. Ainsi, les statistiques sur l’intégration en milieu de travail ordinaire se centrent essentiellement sur le taux d’emploi de ces personnes, les types d’emploi occupé et les caractéristiques de la population étudiée (sexe, âge, formation, handicap, etc.) en principe comparées avec l’ensemble de la population (par exemple, OFS, 2016). Quelques écrits sur l’emploi des personnes en situation de handicap énumèrent tout au plus une précarité de leur emploi (à durée déterminée, peu qualifié, à temps partiel, peu rémunéré), sans aborder la possibilité d’un déclassement par rapport à leurs antécédents. Pour finir, les données sur l’AI et l’organisme cantonal de placement qui nous concernent ne mesurent que le nombre absolu de retour ou de maintien en emploi de leurs bénéficiaires, après avoir passé par ce dispositif (avec tout au plus des données sur le niveau de revenu obtenu pour un emploi) (OFAS, 2018b).

Une formation préalable

Ces précisions avancées sur la thématique du déclassement, un exemple typique d’emploi déclassé, que nous avons rencontré lors de notre enquête, est le cas d’un bénéficiaire poussé, lors de la pratique du placement, à accepter un travail de laveur d’automobiles ne demandant pas de formation professionnelle et de diplôme. Pourtant, le bénéficiaire vient justement de terminer une formation professionnelle, à savoir une mesure de reclassement financée par le dispositif même de l’AI, en tant que vendeur qualifié avec un certificat fédéral de capacité. Comme évoqué par un employeur à un bénéficiaire et au professionnel du placement à propos de la conséquence salariale d'accepter un tel travail : « Alors j’ai regardé ce qui correspondait au plus près dans la convention de travail à laveur d’automobiles, c’est nettoyeur, c’est (X) francs suisses, sans papier, sans rien. »

Un risque de déclassement peut donc se produire lors du processus du placement, alors que l’AI a investi financièrement au préalable pour cet assuré dans une mesure de réadaptation professionnelle appelée ici de reclassement. Un reclassement professionnel est en principe une formation dans une nouvelle profession (puisque l’assuré ne peut ou que difficilement exercer son activité antérieure) et peut durer plusieurs années selon le niveau de diplôme visé. Légalement, l’assuré a droit au reclassement dans une nouvelle profession si son invalidité rend cette mesure nécessaire et que sa capacité de gain peut, ainsi, selon toute vraisemblance, être maintenue ou améliorée (art. 17, LAI du 19 juin 1959)[4]. Autrement dit, le but d’une telle mesure est de réparer la capacité de gain du bénéficiaire en le dirigeant vers un métier adapté en fonction du principe, instauré dans ce dispositif, de la primauté de la réadaptation sur la rente d’invalidité.

Ainsi, une fois la mesure de reclassement terminée pour l’assuré, l’AI considère théoriquement que sa capacité de gain est restaurée, et que son objectif principal d’éloignement du risque d’invalidité est atteint (Probst, Tabin et Courvoisier, 2015). L’individu est ainsi censé être suffisamment équipé, soit réadapté, pour qu’il ne touche plus d’indemnités financières de l’AI et qu’il (re)trouve un emploi avec, s’il le désire, l’aide de la mesure de placement du régime. Dans la mesure où le bénéficiaire ne trouve pas d’emploi à la fin de la mesure de reclassement de l’AI, pour recevoir une aide financière, il devra toutefois s’inscrire à un autre régime social comme l’assurance-chômage fédérale ou l’aide sociale pour autant qu’il en ait les droits[5].

Pourtant, à côté de l’AI, la participation à de telles mesures demande aussi un investissement de l’assuré qui n’est pas négligeable (en énergie, en temps, etc.), avec l’idée que cela en vaut la chandelle pour retrouver un emploi en adéquation en milieu de travail ordinaire. Or, dans de telles situations de déclassement possible, un décalage se fait voir entre ce qui est attendu à l’entrée d’une mesure de reclassement par le bénéficiaire et ce qui en découle à la sortie. Malgré les efforts consentis, le bénéficiaire n’aura pas un retour sur investissement avec un emploi correspondant à sa formation professionnelle et peut, au final, être réduit à devenir un salarié déclassé, voire de plus précarisé. Face à l’incitation à un tel déclassement, un assuré répond à un placeur : « Bon, j’ai déjà commencé à réfléchir sur ça et puis, vu le temps qui passe. J’ai fait des hésitations aussi, je m’étais dit, je n’ai pas fait pour rien tout ça [un reclassement]. » Selon un professionnel qui parle à un autre bénéficiaire : « Ouais, on a fait, entre guillemets, tout cela pour rien. » Cela avec la probabilité de ne jamais retourner dans un emploi correspondant à la formation reçue à l’AI par l’assuré comme expliqué par un placeur : « Bon, c’est clair que maintenant si on part, si on s’oriente vers une autre ligne professionnelle, vous y reviendrez plus ou très difficilement. »

Les risques financiers de l’employeur

Les facteurs qui influencent la probabilité d’un emploi déclassé pour le bénéficiaire à l’AI peuvent être divers (âge, situation du marché local de l’emploi, etc.), s’ajouter à son atteinte à la santé, être valables pour d’autres catégories de personnes et intervenir en dehors de la mesure de placement offerte par ce dispositif.

Ici est mis en exergue le fait que le risque d’un emploi déclassé commence par des prescriptions internes, au coeur même du dispositif de l’AI, qui sont reprises lors de la pratique professionnelle du placement, à savoir notamment l’idée que l’employeur n’a pas à prendre de risques financiers lors de l’engagement d’un bénéficiaire atteint dans sa santé.

À cet égard, limiter les risques financiers signifie, d’après les spécialistes du placement interrogés, que le poste de travail offert par l’employeur ne doit pas lui coûter trop cher et surtout pas davantage que ce que lui rapporte le bénéficiaire de l’AI en productivité. Selon un placeur qui se fait le porte-parole d’un employeur à un bénéficiaire : « on a déjà calculé votre rendement [...]. Il faut que ça ne coûte pas trop cher à l’employeur. On ne peut pas payer. » Quitte à ce que l’emploi soit déclassé, du moins au niveau salarial, par rapport à ce que pourrait attendre le bénéficiaire.

Plus le décalage est perçu comme élevé et durable entre ce qui est considéré comme la productivité normale (équivalent salarial) d’un travailleur et celle du bénéficiaire atteint dans sa santé qui s’éloigne de ce travailleur idéal, plus l’employeur aura l’impression de prendre des risques financiers qu’il faut compenser au moment de l’embauche (Gonon et Rotzetter, 2017). D’après le professionnel du placement de notre enquête qui reprend cette idée d’un acte d’emploi heurtant les intérêts économiques, le sentiment de prise de risque financier est amplifié lorsque croît la durée du chômage du bénéficiaire (malgré ses recherches ou le peu de perspectives d’emploi). En effet, le professionnel reprend la considération partagée, fondée pourtant souvent sur des stigmatisations, selon laquelle une longue phase de chômage du bénéficiaire enverrait un signal négatif (pour notre enquête : santé fragile, peu motivé) à l’employeur potentiel qui lui ferait prendre des risques financiers (SECO, 2018).

Dès lors, afin de limiter les dangers financiers perçus pour l’employeur ou récompenser son embauche de personnes avec un handicap, comme argumenté par Gonon et Rotzetter (2017), le professionnel du placement fera usage des instruments du placement précités (à l’exemple de la prise en charge salariale partielle) qui agissent comme un su-sucre financier et favorisent en même temps l’entrée d’un bénéficiaire chez un employeur. D’ailleurs, ces instruments sont vendus de la sorte par l’AI à l’exemple du placement à l’essai qui permettrait d’évaluer les capacités d’un assuré et de faire sa connaissance sans prendre de risque pour l’entreprise et en la dispensant de verser un salaire (sans coûts, ni contrat de travail) (OFAS, 2018).

Outre cette stratégie, selon notre enquête, le professionnel du placement peut inciter le bénéficiaire à prendre l’emploi possiblement offert sur le marché selon les conditions économiques de l’employeur, même s’il est déclassé par rapport à ce qu’il pourrait prétendre au niveau professionnel ou salarial. Cette incitation à un déclassement est un mécanisme d’autant plus probable qu’il est fortement corrélé avec le fait que le bénéficiaire est tenu d’accepter, selon les prescriptions internes de l’AI, un travail jugé convenable (notion ancrée notamment dans divers régimes du chômage)[6]. Pour y répondre et surtout, comme précité, lorsque le bénéficiaire est sans-emploi depuis quelque temps, il doit notamment élargir les cibles professionnelles recherchées en faisant des concessions pouvant être déclassées aussi bien en termes de prétentions salariales (rémunération inférieure à 70 % du gain assuré) que des activités professionnelles visées par rapport à ses antécédents.

Pour terminer, notons que les attentes de l’entreprise en termes de productivité et de compensation des risques financiers lors de l’emploi de personnes atteintes dans leur santé sont fondées sur ce qui suit selon nos interlocuteurs.

D’un côté, l’employeur est considéré comme soumis aux contraintes économiques d’un marché concurrentiel qu’il n’a pas choisi. Cette logique économique est une norme hiérarchiquement supérieure et inévitable qui s’impose aux entreprises comme une fin en soi pour pouvoir rester dans la course. Ce qui donne à cette norme un pouvoir quasi absolu qui marque les dispositions de l’employeur et du professionnel du placement qui la reprennent à leur compte.

D’un autre côté, il s’avère que cette norme économique est non seulement externe au dispositif de l’AI, comme évoqué, puisqu’elle est nichée dans le fonctionnement libéral de l’économie de marché, mais aussi interne à ce régime social, à l’image de son slogan win-win. Ce slogan, maintes fois retrouvé dans les discours de l’AI (sites Web, bases juridiques, rapports de gestion, brochures destinées aux employeurs, etc.), avance une dynamique où tout le monde serait gagnant dans le jeu de l’intégration professionnelle. Ainsi, on y mentionne que l’assuré retrouve un travail, l’employeur ne prend pas de risques financiers ou les limite et a même un retour sur investissement sur ce que rapporte la personne « handicapée » pour l’entreprise (collaborateur motivé, bon climat de travail, etc.) et, enfin, l’AI a réussi la réadaptation du bénéficiaire qui n’est plus à sa charge.

En définitive, l’intégration professionnelle de la personne en situation de handicap est surtout examinée sous l’angle d’une norme économique rendue possible par le dispositif même de l’AI et qui conforte l’employeur dans ses croyances d’un manque de productivité, de coûts additionnels qu’engendre l’emploi d’une personne avec un handicap. Cette norme semble prendre le dessus dans la constitution de la pratique du placement vers l’emploi, comme si elle le faisait de manière déterministe quitte à ce que le bénéficiaire soit soumis à un déclassement professionnel et salarial, voire devienne aussi un salarié précaire. Un tel mode d’évaluation des personnes et des choses semble du reste s’attaquer à toutes les formes de l’action publique (Cantelli et al., 2009).

C’est le prix pour un emploi

L’idée, inscrite dans l’AI, que l’employeur n’a pas à prendre de risques financiers ne flotte pas dans l’air, mais est bel et bien reproduite par le professionnel et l’employeur qui la font exister et la légitiment en situations de travail. Un emploi déclassé peut ainsi être le prix à payer pour le bénéficiaire pour obtenir une occasion d’emploi.

Pourtant, on peut dire que l’entreprise accomplit en quelque sorte sa part sociale en offrant au bénéficiaire ayant un handicap la chance d’entrer dans le monde du travail, un emploi qui peut, rajoutons-le, être de niche ou, autrement dit, sous une forme protégée et non au sein de l’organisation standard du travail (Foster et Wass, 2013). Comme soulevé par un employeur à un bénéficiaire : « Moi, je n’ai pas l’obligation de ce poste de travail, il est créé de toute pièce. » De plus, l’entreprise considère de ne pas avoir pour rôle de se préoccuper de la qualité de l’emploi au-delà de ce qui est convenu légalement dans une convention collective de travail à laquelle elle peut être tenue et de quelques dispositions du droit du travail concernant tout salarié engagé (notamment la protection de la santé et contre le licenciement en cas de maladie). Pourtant, notons que sur le marché du travail suisse, seulement 42 % des salariés soumis à une convention collective de travail sont protégés par un salaire minimum et à peine 50 % sont couverts par une telle convention (Lampart et Kopp, 2013, p. 5).

Quant au professionnel du placement, il reprend à son compte d’autant plus la possibilité d’un emploi « à tout prix » qu’il peut être incité au sein de son organisation par un objectif d’intégration des bénéficiaires sur le marché du travail ordinaire avec un taux de placement à atteindre. En effet, même si l’AI n’a pas pour mandat légal l’intégration sur le marché du travail des assurés, mais le recouvrement de leur capacité de gain et la sortie de son régime, l’organisme de placement enquêté recommande à chaque professionnel du placement un taux d’emploi de 80 % à atteindre pour ses bénéficiaires en ligne avec l’adoption d’une gestion axée sur la performance au coeur de la nouvelle gestion publique (Sowa et Staples, 2017)[7]. Toutefois, chaque organisme cantonal de l’AI détient une grande autonomie (entre autres) dans sa stratégie d’intégration sur le marché du travail et ainsi les efforts déployés en la matière peuvent différer entre chacun (Guggisberg et Egger, 2008).

En somme, on peut dire que le placeur accomplit son travail en aidant le bénéficiaire à dénicher un emploi, même s’il est déclassé, voire précaire. Il n’a pas pour tâche de se préoccuper de la qualité de l’emploi au-delà du fait que ce dernier répond légalement à un travail convenable (aussi selon des critères positifs comme le temps de déplacement maximal) et que l’emploi soit adapté (rendement, horaire, etc.) aux limitations fonctionnelles de la personne atteinte dans sa santé étant déterminées en amont du service de placement par des experts médico-administratifs de l’AI.

Par ailleurs, le professionnel du placement enquêté ne remet pas en question au sein de son organisation l’idée de la limitation des risques financiers de l’employeur qui peut mener à un emploi déclassé. Il ressort même une adhésion, un allant de soi de chaque agent par rapport à sa tâche prescrite qui se fonde avant tout sur une orientation économique de l’intégration professionnelle. Selon nous, cette adhésion peut se comprendre, du moins en partie, par rapport aux antécédents du professionnel du placement[8]. Tout d’abord, le professionnel du placement a été socialisé à la dimension économique de l’intégration professionnelle par le fait que sa formation soit essentiellement du domaine des ressources humaines (gestion du personnel, connaissance du marché du travail, recrutement, etc.) et non liée au travail social. Comme l’explique un professionnel interrogé, il s’agit d’être au plus près des attentes et des besoins des employeurs pour que le placement d’un bénéficiaire aboutisse. De même, le placement est compris avant tout comme un acte de vente et les professionnels ont été engagés prioritairement pour leurs compétences et leurs mentalités de « vendeurs » de forces de travail (Gonon et Rotzetter, 2017). Enfin, chaque professionnel de notre enquête travaillant dans un organisme du chômage ou dans une agence privée de placement a, tout au long de sa vie professionnelle, réalisé les objectifs d’intégration professionnelle du bénéficiaire de façon la plus rapide possible (étant l’indicateur principal), quitte à ce que la qualité de l’emploi ne soit pas assurée.

Compter sur le bénéficiaire

Pour qu’un poste de travail déclassé devienne favorisé par la limitation des risques financiers de l’entreprise, il est non seulement nécessaire que cette idée soit reprise par le professionnel et l’employeur comme mentionné, mais elle a besoin que le bénéficiaire l’accepte.

Tout d’abord, si le bénéficiaire consent à un emploi déclassé et créant une situation de précarité, il doit entrevoir la possibilité de se tourner vers l’aide sociale (sous conditions de ressources) pour compléter son revenu. Comme suggéré par un professionnel du placement à un bénéficiaire : « Peut-être que vous avez droit aux services sociaux en complément de ce poste. » Le bénéficiaire aura ainsi besoin de faire appel à d’autres régimes sociaux à sa sortie de l’AI pour le protéger de tels risques de pauvreté s’il n’a pas d’autres moyens financiers (par exemple, un conjoint contributeur). Dans un tel cas de figure, l’intégration n’est donc pas totale puisque le bénéficiaire continuera de toucher des prestations sociales et n’est pas complètement autonome financièrement (Zwick Monney, 2016).

De plus, le bénéficiaire doit légalement tout mettre en oeuvre pour retrouver un emploi, soit s’activer tout au long de son processus de réadaptation (Ferreira, 2015). Il est tenu d’accepter l’emploi proposé, même déclassé par rapport à ses antécédents, du moment qu’il soit, comme précité, légalement convenable et adapté à sa santé. Il possède uniquement le choix entre, d’une part, ce qui est présenté comme un emploi de la dernière chance par le professionnel et, d’autre part, l’exit, à savoir recommencer toutes les démarches de recherche d’emploi, voire être sanctionné par un arrêt du placement de l’AI parce qu’il n’a pas (assez) collaboré, ou alors se retirer du marché du travail. Ainsi, son choix par rapport aux occasions d’emploi disponibles est restreint et s’éloigne de la perspective de développement des capacités promue par Amartya Sen et toute une littérature à sa suite, c’est-à-dire la liberté réelle de choisir les options de vie que l’on souhaite allant au-delà des seuls droits formels (ressources) accordés aux individus (ici ceux pour les mesures de réadaptation de l’AI). C’est de ce choix restreint dont parle un professionnel à un bénéficiaire au sujet d’une possibilité d’emploi :

Trouver un employeur qui vous donne ce que vous demandez au niveau salarial, sans qualification maintenant, c’est mission impossible. Vous êtes libre, mais pensez bien que vous aimez ce job [le bénéficiaire y a fait un stage préalable]. Réfléchissez. Mais il n’y a pas grand-chose à débattre.

L’on voit que le professionnel du placement incite le bénéficiaire à accepter cette seule offre d’emploi proposée en agissant sur un principe de réalité (s’adapter aux conditions de l’employeur) et sur la motivation personnelle pour investir sa capacité à l’emploi. Comme l’ont montré Piecek et al. (2017), croire en ses capacités, les adapter à la réalité du marché du travail et les investir sont des dimensions constitutives du travail des divers professionnels dans le domaine de l’AI qui visent à reconstruire l’aptitude à l’emploi (capacité de gain) de leurs bénéficiaires catégorisés comme administrativement réadaptables ; en conformité avec la normalité capacitiste postulée par ce régime social.

En d’autres termes, malgré le travail du placeur sur le développement de la capacité à l’emploi de l’assuré, en même temps, comme souligné par Divay (2012, p. 46), il s’agit d’adapter le bénéficiaire aux conditions des employeurs afin qu’il accepte des offres d’emploi, mais aussi les types de contrats de travail proposés par les employeurs, même s’ils sont désavantageux, c’est-à-dire précaires, mal rémunérés et à temps partiel. « La justification de tels principes est fondée sur une logique dominante selon laquelle il vaut mieux être en emploi, même de mauvaise qualité, plutôt que sans emploi. » (Ibid.)

Au final donc, mieux vaut un emploi que rien, même s’il n’est pas en adéquation avec la formation AI qui vise à restaurer la capacité de gain du bénéficiaire et que financièrement il n’en vaut pas vraiment la peine. Comme le consent un assuré sans emploi depuis quelque temps à propos de ses offres d’emploi : « Ouais, je ne peux pas faire la fine bouche. » À travers cette citation, on voit que le bénéficiaire reprend à son compte cette norme suprême d’un emploi « à tout prix », n’y résiste pas, semble même l’intérioriser, quitte à ce qu’advienne un déclassement pour lui, voire une précarité. Travailler l’emporte sur tout autre statut (Castel, 2010). Une telle intégration dans le marché du travail est ainsi prédéfinie par d’autres (ici l’AI, l’organisation, le professionnel et l’employeur) et le bénéficiaire se doit d’entrer dans ce monde, d’y collaborer activement pour préserver ses droits, sans qu’il ne participe véritablement à l’élaboration et à la mise en oeuvre des décisions qui le concernent. Ainsi, son agir reste faible pour exprimer et faire valoir sa voix. Pourtant, la possibilité de participer aux décisions (aspect processuel de la liberté) pour défendre ses préférences est promue par l’approche par les capacités dont ses auteurs qui la reprennent pour le domaine du travail (Juhle, 2016), à côté de l’augmentation des propositions qui seraient concrètement offertes au bénéficiaire comme celles pour décrocher un emploi de qualité (Bonvin et Farvaque, 2007).

Conclusion

Nos résultats de recherche montrent que l’actualisation de la mesure de placement pouvant mener à un emploi déclassé ne peut se comprendre qu’en allant au-delà de ce qui est prescrit au niveau légal par l’AI par rapport au contenu de cette mesure. La politique d’invalidité en Suisse, avec son orientation à dominante économique de l’intégration professionnelle prescrite par son dispositif, permet en quelque sorte l’avènement possible d’un emploi déclassé plutôt que de le réguler. En d’autres termes, le dispositif de l’AI alimente le phénomène du déclassement plutôt qu’il ne protège le bénéficiaire contre son développement (même si le rôle de l’AI n’est pas de le résoudre) et laisse, avec une telle orientation, peu de place à un système inclusif pour les personnes atteintes dans leur santé. Par ailleurs, comme vu, la possibilité formelle de l’AI d’un tel déclassement est rendue effective puisque les parties en présence la reprennent lors du déroulement de l’activité de placement où leurs logiques d’action s’adaptent l’une à l’autre.

En définitive, il ressort que pour saisir la mise en oeuvre de la mesure légale de placement, il est nécessaire de passer par la rencontre entre les parties qui construisent le placement en situations de travail et la mobilisation d’autres prescriptions légales que celles inhérentes à la seule mesure de placement, à savoir la catégorisation cognitive selon laquelle l’emploi d’une personne atteinte dans sa santé est un risque financier pour l’employeur. Toutefois, ce que peut produire cette rencontre, à savoir un risque de déclassement du bénéficiaire en acceptant un emploi « à tout prix », n’est pas remis en question, ni débattu par les parties prenantes, même s'il peut aller à l’encontre d’un emploi de qualité pour le bénéficiaire.

Cela dit, nous pouvons penser que la menace de déclassement n’est pas inéluctable lors de la pratique du placement. Le professionnel a (toujours) une marge d’action dans le cadre d’une organisation (Dubois, 2009) et, pour ce qui est d’intérêt ici, dans la négociation d’un poste de travail avec un employeur pour un bénéficiaire et plus largement par rapport au système économique. Il pourrait influer davantage sur les comportements des employeurs - depuis la phase de recrutement jusqu’à l’engagement et l’intégration durable dans l’organisation -, pour amorcer un mouvement de rééquilibrage de l’offre d’emploi ou, autrement dit, une certaine égalité entre celle-ci et le bénéficiaire désavantagé sur ce marché. La présente réflexion mérite d’être poursuivie, par exemple celle de savoir si un professionnel du placement de l’AI issu du travail social (dans des organismes similaires) travaillerait différemment à influencer les employeurs et la question du déclassement du bénéficiaire. En effet, la socialisation du travailleur social, notamment lors de sa formation professionnelle, à l’aspect relationnel du métier peut, à priori, promouvoir une orientation plus (ou autant) sociale qu’économique à l’intégration professionnelle de tels publics. Reste à étudier comment ce professionnel fera usage de sa marge de manoeuvre pour une approche plus sociale lors de l’activité de placement.

Afin de soutenir légalement l’accès et le maintien en emploi de personnes atteintes dans leur santé, en Suisse, contrairement à certains pays, les entreprises n’ont pas de devoirs face à de tels publics (par exemple, quotas d’emploi ou entretiens d’embauche centrés sur l’ensemble des capacités de la personne). Hormis l’article minimal de la Constitution suisse fédérale qui interdit toute discrimination fondée (entre autres) sur le handicap (al. 2, art. 8) ainsi que des lois allouant une protection implicite contre les discriminations pour tout type de salarié engagé, la responsabilité de l’intégration professionnelle des employeurs face à des personnes atteintes dans leur santé est limitée à leur bonne volonté.

C’est ainsi que les milieux du handicap réclament de leurs voeux une véritable politique nationale du handicap qui ne se limite pas aux révisions successives de l’AI vers un renforcement de l’intégration professionnelle, mais donne une place de choix à l’égalité et à la participation à la société des personnes concernées comme le soutient au niveau formel la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées signée récemment par la Suisse. Pour cette Convention : outre un travail librement choisi ou accepté sur un marché du travail et dans un milieu ouvert, les personnes handicapées ont le droit de bénéficier, sur la base de l’égalité avec les autres, de conditions de travail justes et favorables (art. 27, CDPH, 2006) ; la même liberté de choix de tous étant au fondement de l’approche par les capacités.