Corps de l’article

Introduction

Dans un contexte politique, économique et sociodémographique marqué par le vieillissement de la population et le besoin en ressources humaines, notamment dans le secteur de la santé, le gouvernement québécois fait appel aux compétences étrangères. Cette volonté de recruter des médecins étrangers, essentiellement francophones, s’inscrit dans des politiques d’immigration très sélectives (Bélanger et Bastien, 2010) dans le but de favoriser la culture de l’excellence. Malgré un tri migratoire sélectif, de nombreux médecins issus de l’immigration se retrouvent sans travail dans le pays d’accueil. La non-reconnaissance de leurs diplômes étrangers et de leur expérience acquise dans leur pays d’origine les invite à retourner aux études pour se (re)qualifier en emploi (Piché et Renaud, 2002 ; Renaud et al., 2004 ; Renaud et Cayn, 2007) et à répondre aux exigences des recruteurs. Cette démarche semble représenter la seule alternative pour pouvoir intégrer le marché de l’emploi québécois.

De nombreuses études montrent les difficultés d’insertion professionnelle des personnes qualifiées issues de l’immigration, y compris les médecins (Alaoui, 2006 ; Rojas-Viger, 2006 ; Chicha et Charest, 2008 ; Arcand, Lenoir et Helly, 2009 ; Béji et Pellerin, 2010 ; Lejeune et Bernier, 2014a et b) en insistant sur la notion de discrimination systémique (Eid, 2012 ; Chicha, 2009, 2012 ; MIDI, 2015c ; Posca, 2016). Partant de ce constat, nous avons souhaité approfondir la question de la discrimination à l’embauche dans la province de Québec, plus spécifiquement à Montréal, auprès de la communauté algérienne en explorant l’expérience migratoire de cette population francophone et ses stratégies d’intégration professionnelle.

Dans une perspective sociologique et une approche qualitative, le présent article offre un éclairage singulier sur la discrimination systémique. Il expose la réalité confuse du processus d’embauche mettant en lumière les obstacles institutionnels auxquels font face les médecins d’origine algérienne et les mécanismes qui les conduisent à intérioriser un sentiment de racisme. Fondé sur les expériences personnelles des sujets migrants, ce travail vise à contribuer à la compréhension des concepts de discrimination et de racisme, ressenti et/ou vécus, afin d’en alimenter la réflexion.

La première partie de l’article met l’accent sur la réalité migratoire des médecins algériens installés à Montréal en identifiant les obstacles qu’ils rencontrent à l’embauche. La deuxième partie appréhende la discrimination à l’embauche d’un point de vue subjectif et le sens donné au sentiment de racisme tel qu’il est exprimé par la population étudiée.

L’immigration des mÉdecins, une rÉalitÉ paradoxale

L’immigration au Québec est une source de peuplement et de croissance économique. Pourtant, l’insertion professionnelle des nouveaux arrivants représente un réel enjeu pour la société québécoise. Bien que le Québec soit une province qui sélectionne ses immigrants sur la base de critères conçus pour favoriser leur intégration, il n’en demeure pas moins que beaucoup de ces personnes qualifiées se soustraient de la sphère du marché de l’emploi. C’est le cas des médecins algériens installés à Montréal et sélectionnés sur la base de leur niveau d’instruction, leur qualification et leur niveau de francisation qui, pourtant, se retrouvent exclus du marché du travail ne pouvant pas exercer en tant que médecins.

Alors qu’il existe une réelle pénurie de main-d’oeuvre qualifiée, notamment dans le domaine médical, la question de la reconnaissance des acquis et des compétences représente un obstacle pour les diplômés internationaux en médecine (DIM) (Houle et Yssaad, 2010 ; Albaugh et Seidle, 2013 ; Lejeune et Bernier, 2014a et b). Effectivement, le manque de médecins au Québec est une réalité observable, surtout dans les établissements publics. Chaque année, les politiques d’immigration attirent un nombre important de médecins étrangers et tentent de promouvoir une société inclusive[1]. Mais ces mesures politiques semblent insuffisantes voire inefficaces lorsqu’il s’agit de recruter des médecins diplômés hors du Canada et des États-Unis (DHCEU) (Belhassen-Maalaoui, 2008 ; Baradai, 2010 ; Blain et al., 2012, 2014, 2015). Plusieurs générations de médecins d’origine étrangère dénoncent cette situation, mais le problème reste toujours d’actualité.

Enquêter pour mieux saisir ce paradoxe migratoire

Le projet d’immigration des médecins algériens au Québec, nourri par de multiples motivations, fait face à plusieurs obstacles, notamment en ce qui concerne l’emploi. Alors que les immigrants font beaucoup de sacrifices en quittant l’Algérie dans le but d’une ascension sociale et professionnelle, ils se retrouvent en train de gérer des problèmes inattendus qui se répercutent sur leur intégration sociale. Parmi les problèmes affrontés par ces médecins-immigrants installés à Montréal, la discrimination à l’embauche. On entend par discrimination à l’embauche, toute décision d’un employeur d’écarter une candidature sur la base de la détention d’un diplôme étranger et ayant pour effet de priver ce candidat issu de l’immigration des mêmes chances que le candidat qui détient un diplôme québécois.

Pour analyser une telle problématique, nous avons réalisé une enquête de terrain à Montréal, au premier semestre de l’année 2018, auprès de médecins originaires d’Algérie. Cette enquête entre dans le cadre du projet de recherche intitulé « La migration des compétences algériennes : le cas des médecins[2] » qui analyse les motivations de départ d’Algérie et d’installation au Québec. Le choix de la ville de Montréal est lié au fait qu’elle soit considérée comme terre d’accueil pour les immigrants francophones et reconnue pour sa forte demande de main-d’oeuvre étrangère qualifiée, notamment dans le secteur de la santé.

Afin de saisir la perception subjective de l’expérience vécue et appréhender les représentations des sujets migrants, nous avons choisi la méthode qualitative pour rendre possibles la description et l’explication du problème et fournir une compréhension plus approfondie. L’approche qualitative permet en effet de mieux comprendre le contexte migratoire et professionnel en empruntant une démarche propre aux acteurs migrants qui sont dans l’action. Les récits de vie sont alors une source incontournable de l’enquête qualitative.

La population cible est composée de 21 médecins d’origine algérienne, nés en Algérie, en possession d’au moins un doctorat en médecine obtenu en Algérie et en situation d’immigration permanente à Montréal depuis au moins cinq années. Ces médecins sont arrivés, pour la majorité des cas, directement d’Algérie, sauf cinq personnes dont une est arrivée de Casablanca et les quatre autres venues de Paris. Malgré le choix délibéré du pays d’installation, ces individus font face à de nombreux obstacles, notamment au niveau de l’emploi, ce qui entrave leur intégration sociale.

Compte tenu de la difficulté de composer l’échantillon de la recherche, ce dernier a été constitué par la méthode boule de neige sur la base du volontariat et de la disponibilité. Pour le recrutement des enquêtés, le réseau communautaire et amical (Algériens principalement) et le réseau professionnel (médecins et enseignants-chercheurs) ont été d’une aide précieuse. Sur 48 médecins d’origine algérienne sélectionnés pour l’enquête, seulement 21 personnes ont participé (21 entretiens semi-directifs réalisés auprès de 9 femmes et 12 hommes).

L’entrevue semi-directive en face à face, comme méthode de collecte de données, a permis de recueillir les représentations de la discrimination et du racisme systémiques. Bien entendu, toute méthode de recherche possède des limites dans ses pratiques. Il est clair que l’approche qualitative n’est jamais entièrement représentative, ne permet pas de tirer des conclusions globales et ne représente pas toute la réalité du phénomène étudié. Malgré cela, elle est la plus appropriée pour notre problématique, ayant permis de rendre compte des facteurs difficilement mesurables avec la méthode quantitative.

Les résultats de l’enquête de terrain révèlent des difficultés d’insertion professionnelle liées à une discrimination et à un racisme systémiques. Nos résultats se croisent avec ceux des études précédentes (Chicha, 2009 ; Eid, 2012 ; Sumption, 2013 ; Brière, Fortin et Lacroix, 2016) au sens où les difficultés sont d’ordre institutionnel et la discrimination systémique subie par les médecins-immigrants formés en Algérie est principalement liée à la non-reconnaissance de leurs diplômes étrangers et à leurs expériences acquises hors Canada et hors Québec.

Identifier les difficultés cumulatives

Rappelons que les médecins algériens installés à Montréal ont été sélectionnés dans le cadre d’une politique d’immigration choisie qui passe par un programme provincial de prime abord, puis fédéral. La sélection est essentiellement fondée sur des critères liés à l’âge, au niveau de scolarité, aux connaissances linguistiques, notamment en français, et à l’expérience professionnelle. En dépit des programmes de promotion de l’immigration, de la diversité culturelle, de l’inclusion et de la lutte contre la discrimination, force est de constater que la non-reconnaissance des diplômes de médecine obtenus hors Québec et hors Canada constitue une discrimination qui contribue à l’exclusion professionnelle de ces personnes qualifiées. De nombreuses recherches[3] en sciences humaines et sociales ont démontré que les médecins étrangers, victimes de discrimination systémique, sont sous-représentés dans le système de santé québécois (Chicha et Charest, 2009, 2013 ; Eid, 2012).

Les enquêtes de terrain réalisées à Montréal en 2018 démontrent que les premiers obstacles auxquels font face les médecins algériens sur le marché du travail sont liés à la non-reconnaissance de leurs diplômes et de leur expérience professionnelle. Il faut préciser que la médecine au Canada représente une profession réglementée qui exige la possession d’une équivalence des diplômes et d’un permis d’exercice, voire dans certains cas, un diplôme et une expérience acquis dans le pays d’accueil. Pourtant, ces conditions semblent gêner le processus d’intégration de ces derniers, tant sur le plan professionnel que social.

Outre l’équivalence des diplômes, pour devenir « médecin reconnu au Québec », il faut obtenir un permis d’exercice régulier ou un permis restrictif[4]. De ce fait, les médecins algériens font le choix de déposer une demande de permis d’exercice régulier une fois établis au Québec (Montréal). Cependant, pour l’obtenir, les candidats doivent d’abord obtenir la reconnaissance de leurs diplômes par le Collège des Médecins du Québec (CMQ) et réussir les divers examens. Ensuite, ils doivent obtenir un poste de résidence auprès d’une faculté de médecine du réseau québécois. Cette formation postdoctorale (résidence) en médecine de famille le plus souvent, ou dans une autre spécialité selon les cas, dure au minimum 12 mois[5] (stage de classement).

De ce point de vue, la reconnaissance des diplômes et des compétences est considérée comme la porte d’entrée sur le marché de l’emploi québécois. Elle s’accomplit à deux niveaux distincts[6]. D’une part, sur le plan formel, l’évaluation des diplômes est faite par l’ordre professionnel (CMQ). D’autre part, d’un point de vue plus informel mais tout aussi décisif, ce sont les employeurs qui valident les acquis des médecins-immigrants. Il faut toutefois souligner que la reconnaissance d’équivalence des diplômes par le CMQ ne garantit pas à ses détenteurs l’admission dans un programme de formation postdoctorale. Les exigences et les règles relatives aux admissions dans ces programmes de formation sont de la compétence exclusive des universités, la faculté de médecine en l’occurrence.

De plus, les problèmes persistant, les médecins algériens rencontrent des difficultés supplémentaires qui se traduisent par des obstacles institutionnels et financiers. Effectivement, il est non seulement difficile de s’inscrire à la formation doctorale, de réussir les examens de sélection, de poursuivre une formation de longue durée ; mais il est encore plus difficile de s’offrir et de poursuivre des études en médecine sur le long terme. Pour de nouveaux arrivants accompagnés de leur famille dans la majorité des cas (19 cas sur 21 sont chef.fe.s de famille) et sans beaucoup de ressources financières, leur parcours d’intégration professionnelle se solde parfois par un échec aux examens, par un abandon de la formation et surtout, par la réorientation de la carrière professionnelle dans une dialectique de stratégie de survie.

En définitive, le parcours du médecin algérien à Montréal est semé d’embûches. Il est synonyme de plusieurs années d’attente sans forcément obtenir l’équivalence des diplômes ni le permis d’exercice, ce qui est le cas de 14 personnes de notre échantillon. Durant cette longue période d’attente (4 à 5 années d’attente en moyenne), le sujet immigrant est éloigné de l’exercice de son métier et de toute autre pratique médicale. Au final, cette situation incite les médecins algériens à faire le deuil de leur métier et à s’engager dans d’autres domaines de formation.

Définir le problème des médecins algériens à Montréal

Le Québec est connu pour être une province multiculturelle qui encourage le métissage par le recrutement massif d’immigrants. Toutefois, l’institutionnalisation du concept de « multiculturalisme » dans les politiques d’immigration canadiennes peut s’apparenter à une instrumentalisation à des fins discriminatoires favorisant l’hégémonie du critère de diplomation pour intégrer la communauté des médecins québécois. Une telle vision du « multiculturalisme » renvoie à une forme de discrimination et de racisme officieux et diffus.

Pourtant, la discrimination à l’embauche est interdite tant en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne[7] (art. 10 et 16) que de la Loi canadienne sur les droits de la personne[8] en ce qui a trait aux employeurs relevant de la compétence fédérale (art. 7). Ainsi, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[9] garantit le droit au travail sans discrimination (art. 2.2 et 6.1), alors qu’en vertu de la Convention (n° 111) concernant la discrimination (emploi et profession)[10], les États membres, dont le Canada fait partie, s’engagent « à formuler et à appliquer une politique nationale visant à promouvoir […] l’égalité de chances et de traitement en matière d’emploi et de profession, afin d’éliminer toute discrimination en cette matière » (art. 2).

Certes, le gouvernement canadien tente de lutter contre toute forme de discrimination et de racisme (Bosset, 2005 ; Labelle, 2010 ; Montargot et Peretti, 2014), notamment à l’embauche, en prenant des mesures fondées sur le multiculturalisme, la diversité, la tolérance et la discrimination positive[11]. Cependant, l’exclusion professionnelle des médecins algériens, perçus comme différents à cause de leurs diplômes étrangers, est fortement liée à une discrimination systémique qui sous-entend un racisme systémique.

D’une part, la discrimination systémique est une manifestation concrète des inégalités de chances qui se traduit par l’application de lois visant la mise à l’écart, la ségrégation et le traitement différent des diplômés internationaux en médecine (DIM). D’autre part, le racisme systémique s’entend comme une politique subtile qui exclut les médecins étrangers du marché du travail. Une telle politique d’éviction ciblée et systématique des candidats aux origines étrangères n’est-elle pas une idéologie discriminatoire systémique ? La discrimination systémique n’alimente-t-elle pas le sentiment de racisme ?

Pour répondre à ces interrogations, nous supposons que la discrimination, d’apparence positive[12], qui semble nécessaire dans un contexte migratoire sélectif et multiculturaliste, dissimule une discrimination systémique responsable de l’exclusion professionnelle des médecins algériens. À partir de là, se pencher sur le rapport entre discrimination et racisme, vécu ou ressenti, permet de repenser le processus d’intégration par la reconnaissance des processus qui produisent ou reproduisent des inégalités et des discriminations au sein de la communauté des médecins. Dans ce cas-là, la discrimination à l’embauche, considérée comme phénomène systémique qui agit par le biais de discrimination indirecte, pourrait être le soubassement du racisme systémique et la source du sentiment de racisme.

ApprÉhender la discrimination À l’embauche

Pour comprendre la problématique de la discrimination à l’embauche, il est important de saisir le sens du concept de discrimination. Dès lors, le fait d’appartenir à un groupe plutôt qu’à un autre peut nourrir des préjugés et développer la discrimination vis-à-vis des membres de ce groupe. Cette discrimination peut ainsi conduire à une forme de catégorisation des individus dans la société. Le fait même d’être placé dans une catégorie renforce les préjugés et les comportements discriminatoires envers les membres de ce groupe ciblé.

À partir de là, des formes de discrimination peuvent naître (Schneider, 2004) telles que la discrimination individuelle, culturelle ou institutionnelle. Par discrimination individuelle, on entend « un comportement désigné pour rejeter ou faire souffrir les gens d’un groupe particulier, simplement sur la base de leur adhésion à ce groupe » (Schneider, 2004, p. 291). Quant à la discrimination culturelle, elle fait référence à « l’expression individuelle et institutionnelle de la supériorité de l’héritage culturel d’une race sur une autre race » (Jones, 1997 ; cité par Schneider, 2004, p. 299). Enfin, la discrimination institutionnelle désigne l’utilisation de certains critères de sélection fondés sur des politiques qui limitent l’accès, les opportunités ou le choix de personnes membres d’une catégorie sociale.

En ce qui concerne les médecins algériens, la discrimination à laquelle ils font face est considérée comme discrimination institutionnelle indirecte. Elle constitue un phénomène extrêmement difficile à démontrer en raison des formes beaucoup plus subtiles et voilées qu’il revêt. Néanmoins, l’expérience de l’exclusion professionnelle de cette population permet de définir la discrimination comme processus selon lequel l’accès à l’emploi est interdit aux candidats identifiables comme « immigrants détenteurs de diplômes étrangers ». Autrement dit, la discrimination à l’embauche s’étend à la marginalisation des candidats qui n’ont pas des acquis, des connaissances et des compétences très pointus et spécifiques aux normes québécoises. Les décisions du CMQ, des établissements d’enseignement supérieur ainsi que des bureaux de recrutement dans le secteur de la santé sont soumises à ces règles tacites considérées comme normes discriminatoires.

Interprétation subjective de la discrimination

Face à un marché de l’emploi répulsif et à la multiplicité des obstacles, les médecins-immigrants d’origine algérienne semblent sous le choc à leur arrivée à Montréal. Ils déplorent le processus d’évaluation du diplôme étranger qui sous-entend sa dévalorisation. Ils dénoncent une injustice et des inégalités, car ils se retrouvent dans l’obligation de passer plusieurs examens très coûteux pour démontrer leur qualification. Sans compter qu’ils sont également obligés de suivre une formation postdoctorale et des stages pratiques pour faire valoir leurs compétences.

Selon les enquêtés, il semblerait que les employeurs soient plus rassurés si les médecins algériens ont une formation et une expérience adaptées au pays d’accueil. Pourtant, quand bien même il existe des différences entre le système scolaire et le monde professionnel des deux pays (Algérie/Canada) et des disparités en termes de problématiques de santé, les sujets immigrants sont convaincus que le processus de reconnaissance des acquis est fortement discriminatoire. Cette discrimination systémique remet en question le parcours professionnel et migratoire des médecins algériens.

Il paraîtrait également, selon les personnes interrogées, que ces critères de sélection dissimulent des craintes chez les employeurs, vraisemblablement reliées à l’identité canadienne et à l’idéal que représente la profession de médecin au Canada. Ils rajoutent que l’exigence de nouveaux acquis et compétences n’est qu’un moyen d’imposer aux médecins formés en Algérie des connaissances autres liées à l’environnement canadien, voire à l’environnement nord-américain, jugées plus pertinentes.

En ce sens, les médecins algériens pensent à l’unanimité que si le Canada refuse les diplômes algériens, il est fort probable que ce soit lié aux préjugés sur l’institution dans laquelle le diplôme a été obtenu et qui n’est pas, selon le gouvernement canadien, internationalement reconnu. Ils supposent également que la non-reconnaissance des acquis a un rapport avec une stigmatisation de la position géographique du pays et de son historicité. Certains vont jusqu’à penser que les politiques d’immigration canadiennes sont fondées sur des préjugés et la généralisation de stéréotypes et non sur la réalité.

En somme, les acteurs migrants sont persuadés que ces préjugés sont à l’origine d’un manque d’information sur les institutions algériennes et sur la formation acquise dans ce pays. Le refus du diplôme de docteur en médecine algérien renvoie, d’après les personnes concernées, à un véritable manque de respect face aux institutions algériennes, à un ancrage de préjugés sur l’Afrique en tant que continent et au mépris du médecin algérien de façon générale. En définitive, ils pensent que la discrimination est non seulement systémique mais également raciale liée à un racisme ethnique et culturel.

Évaluation du racisme d’un point de vue subjectif

Les travaux sur le racisme sont souvent axés sur les aspects juridico-politiques en analysant le phénomène sous l’angle de l’État et des politiques d’immigration. Il est évident que la société d’accueil joue un rôle important dans l’intégration de l’immigrant. Selon l’orientation des politiques d’immigration et de l’image véhiculée par les médias, l’acteur immigrant se retrouve dans une position d’inclusion ou d’exclusion. De ce point de vue, le racisme[13] devient une question politique, sociale et culturelle.

En ce qui concerne notre problématique, il est très délicat d’évaluer le racisme car les médecins algériens subissent des formes officieuses d’exclusion dissimulées dans des politiques d’immigration inclusives et des mesures de discrimination positive. Or, la discrimination à l’embauche envers cette population est une réalité palpable. Le fait que la non-reconnaissance des diplômes et celle de l’expérience algérienne soient des critères décisifs et répulsifs, cela développe un sentiment de racisme en rapport avec la discrimination systémique.

Dans les faits, le racisme tel qu’il est exprimé par les médecins algériens peut traduire une stratégie de domination afin de garder la mainmise sur le savoir et le savoir-faire québécois. Ici, nous sommes loin de souscrire à une interprétation instrumentaliste du racisme d’État au sens strict tel qu’il a été théorisé par Michel Foucault (2015) et loin de donner crédit à une interprétation négative de la discrimination positive qui tend à faire du Canada un pays raciste et xénophobe. Cependant, l’expérience migratoire des médecins algériens constitue un cas intéressant qui met en lumière un dysfonctionnement dans les politiques d’immigration et d’intégration et un décalage entre ces politiques et la réalité migratoire.

Le racisme dont font part les médecins algériens reste très sournois puisqu’il n’est pas exprimé ouvertement envers ces individus. Il est une forme indirecte de la discrimination et il est intrinsèquement lié dans sa pratique. En d’autres termes, le racisme subi par les sujets immigrants est plus insidieux et pernicieux (Dovidio et Gaertner, 1998). Selon notre interprétation de la question, il s’agit plutôt d’un sentiment de racisme qui semble tirer son origine des pratiques institutionnelles discriminatoires au sein desquelles un racisme systémique s’est immiscé de façon subtile. Raison pour laquelle les sujets immigrants ne peuvent justifier cette forme de racisme ni la dénoncer en tant que telle.

De plus, dans un système politique bien organisé qui appelle à l’égalité des chances et qui met en place une politique de discrimination positive, les médecins-immigrants ne peuvent dénoncer des actes de racisme à leur égard puisque, légalement, ils ne remplissent pas les conditions requises pour exercer en tant que médecins au Québec. Ce racisme systémique se développe de façon sournoise et demeure difficilement observable ou justifiable. En réalité, les médecins algériens, qui subissent une discrimination systémique compromettant leur intégration professionnelle et leur épanouissement personnel, développent un sentiment de racisme intériorisé dû au rejet institutionnel.

Traduire le sentiment de racisme

Tout comme la discrimination systémique freine la participation économique et sociale des médecins algériens dans le pays d’installation, le sentiment de racisme entraîne des impacts négatifs sur la santé mentale et le bien-être des personnes qui le vivent. Les médecins-immigrants qui ont participé à notre enquête ont le sentiment d’être rejetés par la société québécoise, ce qui suscite chez eux beaucoup d’incompréhensions, de questionnements douloureux sur leur identité personnelle, sociale et professionnelle et sur le sens de leur projet migratoire et de leur appartenance à la société d’accueil. Ces doutes ne font qu’aggraver leur situation et leur processus d’intégration sociale contribuant davantage à leur précarisation et à leur vulnérabilisation.

Les 21 personnes interrogées se sentent discriminées et racisées et se définissent comme « médecins de second rang, de second degré, de seconde zone ou de seconde classe ». C’est le fait de ne pas reconnaître leurs diplômes et leurs compétences qui renforce en eux un sentiment de dévalorisation et de rejet social. Ce rejet social, ressenti et/ou vécu, est étroitement lié au rejet institutionnel qui les marginalise et les fragilise. Il alimente un sentiment de colère et de haine intériorisées et renforce le sentiment d’être racisés. Les sujets migrants insistent sur la notion du « racisme » qui traduit un sentiment d’infériorité et renforce le sentiment d’insécurité, d’incertitude et de crainte de l’avenir. Ce sentiment de racisme entraîne une désillusion totale, affaiblit la confiance en soi, fragilise le lien social et affecte le sentiment d’appartenance.

Pour autant, force est d’observer que les sujets immigrants ne sont pas totalement rejetés par la société québécoise ni complètement acceptés. Bien que considérés comme résidents permanents ou citoyens canadiens à part entière, ils sont rejetés par le marché de l’emploi tout en étant acceptés sous conditions. Or, ces conditions semblent discriminatoires et disqualifiantes, vu la complexité du processus d’intégration. Soumis à un tri sélectif qui menace le processus d’insertion professionnelle, les médecins algériens sont victimes d’une politique discriminatoire qui différencie le diplôme algérien du diplôme québécois. Cette distinction des diplômes n’est qu’une classification des groupes ethniques sur la base des diplômes et des qualifications, ce qui augmente le sentiment de racisme.

De ce point de vue, le sentiment de racisme renvoie à un sentiment d’infériorité aux catégories supérieures (médecins québécois) dont leur formation correspond aux critères de sélection du Collège des Médecins du Québec et des institutions gouvernementales. Ainsi, à défaut de détenir le « bon diplôme », les médecins algériens qualifient les politiques d’immigration de « racistes ». De plus, ils pensent que leur origine ethnique (arabe) et leur appartenance religieuse (islam) les discriminent davantage, vu que le racisme est sournois au Québec[14].

Néanmoins, loin de nous l’idée de minimiser le sentiment de racisme, il est difficile d’évoquer un racisme ethnique ou religieux dans le cas des médecins algériens. Le sentiment de racisme qu’ils éprouvent est fortement lié à la question de la discrimination systémique et semble difficile à cerner, car ses mécanismes les plus fondamentaux sont profondément dissimulés. Il est probable que la société québécoise multiculturaliste puisse contribuer à racialiser les relations sociales « en renforçant les particularismes de ceux que l’on entend protéger » (Shnapper, 2003, p. 166) par des politiques de discrimination positive. Cependant, cette discrimination politique met à mal les politiques d’immigration et le processus d’intégration niant la valeur réelle des médecins algériens souvent surqualifiés.

Conclusion

Le présent article s’intéresse à la discrimination systémique à l’embauche et au sentiment de racisme tel qu’il est exprimé par les médecins algériens qui ont participé à notre étude. Il s’interroge sur la relation de causalité entre le fait d’être victime de discrimination à l’embauche et le sentiment de racisme lié à un racisme systémique très sournois. Bien que la problématique de la discrimination et du racisme systémiques fasse l’objet de plusieurs recherches en sciences sociales et humaines, cet article aborde la discrimination et le sentiment de racisme d’un point de vue subjectif. Il démontre les obstacles auxquels sont exposés les sujets immigrants qui entravent leur processus d’intégration professionnelle. Parmi ces obstacles, on retrouve la non-reconnaissance du diplôme algérien de docteur en médecine et des expériences professionnelles acquises en Algérie.

Certes, le système de santé québécois est connu pour être l’un des plus difficiles d’accès, surtout pour les médecins qui détiennent un diplôme étranger. C’est le cas des médecins algériens qui se retrouvent bloqués et limités face à ce système. En exigeant d’eux un savoir et un savoir-faire québécois comme conditions d’accès à l’emploi, on soustrait automatiquement et légalement les acteurs migrants du marché du travail puisqu’ils n’entrent pas dans le cadre légal du système de santé québécois. Cette façon de faire est discriminatoire, car elle minimise les compétences des médecins algériens, souvent à diplôme et compétence similaires à ceux des médecins québécois.

Alors que le Québec semble être dans une démarche de discrimination positive censée corriger les inégalités structurelles, et bien que Montréal soit une métropole cosmopolite et multiculturelle, les sujets immigrants se sentent ciblés par une politique discriminatoire qui sous-estime leur savoir et leur savoir-faire. La non-reconnaissance des acquis et des compétences est une réalité influencée par des normes discriminatoires réductrices et limitatives. Ces normes sont un fardeau pour les candidats à l’immigration qui désirent intégrer le secteur de la santé. Cette situation, qui concerne autant les hommes que les femmes, réduit leur chance de travailler en tant que médecins au Québec. Un tel processus de recrutement des minorités visibles s’apparente à une logique raciste.

Sans doute, le racisme systémique est difficile à prouver et à évaluer dans un contexte de discrimination positive. Pourtant, il affecte les médecins-immigrants tant au niveau personnel que professionnel. Sur un plan individuel, le racisme systémique a des effets négatifs sur l’identité personnelle et sociale de l’individu, en développant un sentiment d’infériorité et de vulnérabilité lié au sentiment de racisme intériorisé. Ce sentiment de racisme est accentué par la différenciation entre médecins détenteurs de diplômes québécois et médecins diplômés d’Algérie. Au niveau professionnel, les obstacles institutionnels auxquels font face les médecins algériens les obligent, souvent, à faire le deuil de leur profession. De ce fait, la discrimination systémique nourrit non seulement le racisme systémique, mais fait naître un sentiment de racisme étouffé puisqu’il ne peut être démontré ou dénoncé. Finalement, malgré des politiques d’immigration sélectives et des programmes d’intégration professionnelle en faveur des minorités visibles, les médecins algériens vivent une réalité migratoire très paradoxale dans le pays d’accueil.