Corps de l’article

Introduction

Étant l’objet d’une attention médiatique élevée, le phénomène de profilage racial au Québec reste pourtant relativement peu étudié par la communauté scientifique. Les études et les enquêtes gouvernementales sur le phénomène à Montréal confirment que les personnes racisées sont plus souvent interpellées et arrêtées par des policiers que les personnes blanches. Les données recueillies jusqu’à maintenant sont majoritairement quantitatives, n’offrant pas suffisamment de connaissances sur la façon dont le profilage racial se déroule au sein des interactions entre policiers et citoyens et sur l’impact de telles pratiques discriminatoires sur les victimes. Il est déjà établi que la discrimination raciale a des répercussions profondément négatives sur celles-ci (Williams et Mohammed, 2013). En outre, le profilage racial a un effet néfaste sur les jeunes racisé.e.s et leur fait subir des niveaux excessifs de surveillance policière, des contrôles aléatoires, des amendes, des détentions et des arrestations.

La première enquête qualitative sur le profilage racial réalisée avec un large échantillon de jeunes racisé.e.s[1] à Montréal révèle que le profilage racial est bien présent dans la vie des jeunes de minorités raciales, leur posant de multiples obstacles en termes d’exercice des droits fondamentaux, d’estime de soi, de santé mentale et de contacts précoces avec le système judiciaire. Le présent article se consacre aux résultats de l’étude portant sur les différentes formes d’interpellations policières à l’origine des discriminations raciales. Il contribue spécifiquement à la littérature scientifique sur le rôle des politiques institutionnelles dans l’existence du profilage racial. Gauthier (2015) propose une vision systémique et englobante du maintien de l’ordre ‑ une perspective partagée dans cet article ‑ incluant les pratiques et les représentations policières, ainsi que les politiques publiques de sécurité, ce qui permet de penser ensemble les aspects politiques et individuels du profilage racial.

Notre analyse se penche sur deux politiques et pratiques institutionnelles à Montréal : la lutte aux « gangs de rue » et le maintien de l’ordre proactif (proactive policing). Ces deux approches reflètent le virage disciplinaire présent au sein des politiques publiques au Canada et à travers le monde (DeKeseredy, 2009). Ensemble, ces approches jettent un large filet sur les actions des jeunes des minorités racisées, que la police peut traiter comme des infractions ou comme des actions « raisonnablement suspectes » selon la loi. La rhétorique racialisée sur les « gangs de rue » a également posé la « race » comme une catégorie valide pour permettre aux policiers de cibler des jeunes soi-disant délinquants, méritant d’être contrôlés en raison de leur menace supposée pour la sécurité publique. Comme nous l’expliquons dans cet article, ces pratiques disciplinaires s’appuient sur des moyens discursifs, juridiques et matériels.

Contexte de la recherche

Faits et méfaits du profilage racial au Canada

Le profilage racial constitue un problème de longue date assez bien documenté au Canada. Des rapports produits par des organismes gouvernementaux, dont les Commissions des droits de la personne du Québec et de l’Ontario (CDPDJ, 2011 ; OHMC, 2018), ont défini ce problème. Plusieurs recherches scientifiques ont été effectuées, la plupart en Ontario, et ce, malgré les contraintes d’accès aux dossiers policiers contenant des données raciales au sujet des personnes interpellées (Wortley et Owusu-Bempah, 2011).

Les études canadiennes montrent que les taux d’interpellations policières sont systématiquement plus élevés pour les personnes racisées, sans qu’il n’y ait de corrélation avec les taux d’infraction ou de criminalité. En effet, les personnes racisées sont plus souvent interpellées pour des raisons non fondées et faibles. À Montréal, les membres des communautés noire, autochtone et arabe sont interpellés et sanctionnés de façon disproportionnée. Selon Armony et al. (2019), les chances qu’une personne noire, autochtone et arabe soit interpellée à Montréal en 2017, comparativement à une personne blanche, sont de 3,9, 5,8, et 2,3 fois plus élevées. Les jeunes Noirs âgés de 15 à 34 ans constituent le groupe subissant des interpellations de la façon la plus disproportionnée, allant de 4,4 à 5,3 fois plus que les jeunes Blancs du même âge. Les femmes autochtones sont les seules à se faire davantage interpeller que les hommes, se faisant interpeller 11 fois plus souvent que les femmes blanches (Armony et al., 2019). Les écarts disproportionnés entre personnes blanches et racisées demeurent stables entre 2014 et 2017.

En 2010, Bernard et McCall ont conclu que les taux d’interpellations et d’arrestations sont disproportionnés pour les jeunes Noirs à Montréal. Les jeunes Noirs âgés de 12 à 18 ans ont 4,2 fois plus de chances que des jeunes Blancs de se faire interpeller et 2,2 fois plus de chance de se faire arrêter. Quant aux motifs d’interpellations, les auteurs ont montré que les jeunes Noirs sont plus souvent interpellés à l’initiative des policiers et dans des espaces publics, alors que les jeunes Blancs sont plus souvent interpellés à la suite d’une infraction ou d’un appel 911. Dans un rapport pour le SPVM, Charest (2009) a conclu que les interpellations de personnes noires sont plus souvent effectuées sur la base de motifs « faibles » ou « vagues » contrairement aux personnes blanches. De plus, les interpellations arbitraires de personnes noires aboutissent rarement à la découverte d’une infraction. Plus récemment, Faubert et al. (2015) ont montré que les policiers à Montréal vont plus souvent arrêter les jeunes garçons racisés que les jeunes Blancs, même s’ils ont commis la même infraction. Avec les jeunes Blancs, les policiers sont plus enclins à leur accorder une mesure « extrajudiciaire », par exemple du travail communautaire. Le décalage entre les taux d’interpellations et d’arrestations des personnes racisées et leurs comportements a été démontré dans plusieurs études à travers le Canada (Hayle et al., 2016 ; Wortley et Tanner, 2006 ; Wortley et Owusu-Bempah, 2011). À l’évidence, les policiers utilisent une règle de fonctionnement plus stricte avec les personnes racisées et ils les jugent plus souvent coupables sans accusations valables.

Les données empiriques sur le profilage racial au Canada et ailleurs suggèrent que ce phénomène se manifeste non seulement par des taux plus élevés d’arrestations et de contrôles, mais aussi par un cumul de discriminations au cours d’une même interpellation et à des formes variées de brutalité policière. Aux États-Unis, les policiers ont plus souvent recours à des fouilles corporelles et à de la violence physique, parfois mortelle, contre des personnes noires (Braga etal., 2019). Une enquête à Paris (Défenseur des droits, 2017, p. 3) a conclu que les personnes correspondant au profil du « jeune homme perçu comme noir ou arabe » ont une probabilité 20 fois plus élevée que les autres d’être contrôlées, souvent de façon plus violente.

Dans la littérature, deux éléments sont proposés pour expliquer le traitement discriminatoire dans le maintien de l’ordre : les préjugés des policiers et les politiques organisationnelles des services de police. Les policiers vont faire du profilage racial lorsqu’ils tiennent des propos racistes, mais plus souvent lorsqu’ils agissent en fonction de préjugés implicites et ancrés dans des schémas cognitifs (Wilson et al., 2004). Pour ce qui est des politiques organisationnelles, elles seraient selon certains chercheurs la source principale des disparités dans les interpellations (Epp et al., 2017).

Mécanismes de (re)production du profilage racial

La littérature portant sur les pratiques politiques et organisationnelles sous-jacentes au profilage racial distingue les politiques discriminatoires sur le plan racial de celles qui ont un impact racial disparate, c’est-à-dire un effet inégal et disproportionné sur les minorités racisées, même si elles sont présentées comme neutres.

Répartition inégale des ressources

À Montréal, une des explications offertes pour les plus hauts taux d’interpellations de jeunes personnes noires est le montant de ressources policières consenti aux quartiers de haute densité de personnes racisées (Bernard et McCall, 2010). Carmichael et Kent (2015) ont révélé que le facteur le plus déterminant de la taille des services de police municipaux au Canada n’était pas le taux de criminalité, mais le pourcentage des minorités raciales et ethniques dans la population locale. Dans les zones urbaines marginalisées, le déploiement de forces de police a un effet disproportionné sur les groupes minoritaires, les jeunes faisant l’objet d’une plus grande surveillance policière (Boucher, 2014 ; Lévy et Jobard, 2010). En France, ce déploiement de ressources policières s’ajoute à des formes de « stigmatisation territoriale » des zones urbaines marginalisées et appauvries, créant un cercle vicieux dans les relations entre policiers et jeunes (Kirkness, 2014).

Maintien de l’ordre proactif

Une des tendances politiques renforçant le profilage racial est ce que les chercheurs anglophones nomment un mode de maintien de l’ordre « proactif », dans lequel les policiers sont autorisés à interpeller afin de prévenir des infractions potentielles au lieu de viser des infractions en train d’être commises. Epp et al. (2017) décrivent les contrôles de police à des fins d’enquête (investigatory police stop) comme une « pratique institutionnalisée » qui est directement à l’origine des disparités raciales dans les interpellations policières. Ces contrôles sont effectués « non pas sur la base d’une violation observée, mais sur la base d’un soupçon plus mal défini : les agents doivent interpeller les gens pour savoir s’ils font quelque chose de mal » (2017, p. 169, notre traduction). Dans ces interpellations proactives, la discrétion policière et les « soupçons raisonnables » sont plus flous et permissifs (Geller et Fagan, 2010). En cas d’arrestations menées sur la base d’une suspicion vague, les policiers sont plus susceptibles d’être influencés par des stéréotypes racistes implicites qui induisent leur choix quant à qui interpeller et effectuer ces interpellations (Epp et al., 2017). Dans la ville de New York, cette pratique d’interpellation proactive du « Stop and Frisk » a d’ailleurs été jugée inconstitutionnelle par les tribunaux, car les personnes étaient plus souvent interpellées sur la base de la « race » et non sur la base de soupçons raisonnables (Ross, 2016). En France, la réglementation en matière de contrôles d’identité permet d’interpeller des personnes « soupçonnées d’avoir commis une infraction ou d’en avoir le projet » et elle est couramment utilisée par les policiers pour intercepter les jeunes des minorités raciales dans les zones urbaines (Lévy et Jobard, 2010, p. 1). En Angleterre, il a été démontré que la pratique du « Stop and Search » a également des impacts discriminatoires sur les personnes racisées (Bowling et Phillips, 2007).

L’une des politiques qui soutient la pratique répandue des contrôles policiers « proactifs » repose sur ce qui est appelé aux États-Unis la théorie controversée de la « vitre brisée » (Harcourt, 2001). Maintenir l’ordre par « vitre brisée » consiste à penser que les signes sociaux et physiques de troubles (ex. vitres brisées, graffitis, etc.) sont la preuve que des crimes graves sont susceptibles d’être commis à ces endroits précis. Les services de police ciblent donc leurs ressources dans ces zones dites de « criminalité élevée » et contrôlent agressivement les délits mineurs (Fagan et Davies, 2000). En 2003, la Ville de Montréal a importé cette notion de « vitre brisée » en adoptant des règlements interdisant jusqu’à 26 catégories d’incivilités, par exemple cracher, jeter des détritus, uriner, flâner, se rassembler en groupes, faire du bruit, être impoli, faire des graffiti et vandaliser (SPVM, 2003). Ces règlements ont aggravé la judiciarisation des personnes en situation d’itinérance à Montréal (Bellot et Sylvestre, 2017). Notre étude montre que ces règlements pénalisent aussi injustement les jeunes des minorités raciales de Montréal.

Racialisation des pratiques policières

Que ce soit de façon directe ou indirecte, les politiques et les pratiques de maintien de l’ordre vont permettre et même autoriser l’usage de stéréotypes raciaux comme catégories d’actions des policiers. Gauthier (2015) montre que les policiers en France et en Allemagne expriment des propos racistes et essentialistes sur la délinquance, même si les policiers allemands ont moins de relations conflictuelles avec les jeunes racisé.e.s. En Allemagne, des règlements visent en effet à limiter l’utilisation de contrôles d’identité et exigent des policiers d’agir en concertation avec des acteurs communautaires avant les interpellations, ce qui les empêche d’agir sur la base de stéréotypes raciaux. En France au contraire, l’approche davantage motivée par la lutte contre la délinquance et la criminalité met en valeur « la pratique de la chasse » et les contrôles d’identité sur « initiative » (Gauthier, 2015). Les interpellations policières menées dans des opérations anti-criminelles se basent sur une suspicion fondée sur des catégories racialisées (Gauthier, 2015) et sur ce que Jobard et Lévy (2001, p. 191) nomment le « décryptage des apparences ».

Au Québec, la lutte contre les « gangs de rue » est une politique qui a conduit à la racialisation des pratiques policières (Symons, 1999). Depuis les années 1990, le Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM) en a fait une de ces priorités et a maintenu un discours de la délinquance juvénile fondé sur des stéréotypes raciaux, en suggérant que le phénomène est plus présent chez les jeunes personnes noires et latinos. Les médias nous ont appris que le SPVM a exagéré le problème et que cette politique vise davantage à satisfaire l’opinion publique qu’à lutter contre une réelle criminalité (MtlSansProfilage, 2018). Néanmoins, cela a donné lieu à plusieurs changements politiques importants. Le discours racialisé sur les « gangs de rue » a établi la « race » comme une catégorie appropriée pour déterminer quels groupes et quels comportements constituent des menaces potentielles à la sécurité publique. La définition du SPVM d’un « gang de rue » était si large et si floue que tout jeune pouvait être soupçonné d’y être affilié (Sylvestre, 2010). Sur les plans juridique et conceptuel, les policiers peuvent intercepter et détenir une personne sans avoir à prouver son appartenance à un gang, seulement en prétendant qu’il existe des « motifs raisonnables » pour parvenir à cette conclusion. La définition des « gangs de rue » dans le Code Criminel, en tant qu’organisation criminelle, engendre aussi une confusion entre délinquance et criminalité adulte, élargissant le champ d’action de la police à la criminalisation des actes de petite délinquance.

En 2005, le SPVM a déployé des escouades anti-gangs dans des quartiers à forte représentation noire à Montréal. D’une année à l’autre, le taux de personnes noires interpellées au hasard par les policiers à Montréal a augmenté de façon exponentielle, surtout dans les quartiers Saint-Michel et Montréal-Nord (Charest, 2009). Dans un rapport confidentiel du SPVM qui a fuité dans la presse, le psychologue Martin Courcy (2008) décrit le climat de peur, de racisme et d’agressions policières qui règne dans le quartier Montréal-Nord à la suite de l’introduction de ces escouades. Dans leur récent rapport, Armony et al. (2019, p. 8) évoquent également le fait que les interpellations des policiers à Montréal s’appuient « sur des éléments liés directement ou indirectement à l’appartenance “raciale” (la couleur de peau, certes, mais également l’habillement, la démarche, la gestuelle corporelle ou tout simplement le lieu de résidence) ».

MÉthodologie

La présente enquête qualitative a été mise en oeuvre par des conversations avec deux jeunes impliqués dans un organisme communautaire, faisant part de leurs inquiétudes envers le comportement et les abus de policiers dans le quartier Saint-Michel et voulant mieux documenter et faire connaître le problème. Au fil du temps, s’est créée une équipe de travail composée de cinq jeunes de Saint-Michel ‑ quatre s’identifiant de genre masculin et une de genre féminin, tou.te.s appartenant à des minorités racisées ‑ un adjoint de recherche et trois chercheurs universitaires.

Au total, 48 entretiens ont été réalisés avec 51 jeunes entre mai et septembre 2015, recruté.e.s par le biais de différentes méthodes (par le biais des animateurs communautaires et des réseaux de camarades des jeunes chercheurs; échantillonnage par effet boule de neige ; visites dans des événements du quartier). Trois jeunes ont désiré faire l’entretien accompagné.e.s d’un.e ami.e, ce qui explique le nombre plus élevé de participant.e.s que d’entretiens. Les participant.e.s étaient âgé.e.s entre 18 et 28 ans et s’identifiaient racialement comme Noir (32), Latino (2), Asiatique (1), Maghrébin (10), Moyen-Oriental (2), Blanc (2) et Métis (2). Treize participantes (soit 27 %) étaient des jeunes femmes. Un consentement oral ou écrit a été obtenu pour les entretiens, de la part des jeunes ou de leurs parents lorsque ceux-ci étaient mineurs. En guise de remerciement pour leur participation, les répondant.e.s ont reçu une compensation financière de 20 $.

Toutes les entrevues ont été menées en duo, incluant un.e jeune chercheur.e et l’assistant de recherche en suivant le questionnaire développé par l’équipe. Celui-ci comportait 23 questions ouvertes organisées par thèmes : contacts avec la police, perceptions du travail des policiers en lien avec les jeunes et recommandations. Les entrevues transcrites ont été codées et analysées de façon conceptuelle par l’ensemble de l’équipe au cours d’une dizaine de réunions. Le présent article discute principalement des résultats concernant les méthodes d’intervention policière, quoiqu’il fasse aussi référence aux réactions des jeunes et aux formes d’abus policiers. L’analyse est basée sur 27 entretiens au cours desquels les jeunes ont évoqué des rencontres personnelles et directes avec la police (25 rencontres à l’initiative des policiers et 2 rencontres à la suite d’un appel reçu par les policiers), en plus de quelques entretiens au cours desquels les répondant.e.s n’ont pas fait part de leurs propres expériences, mais ont parlé de celles vécues par des amis, parents ou connaissances ayant été interceptés par la police. Le rapport public de l’étude donne une vue détaillée des résultats de l’étude et de la méthodologie, incluant une copie du questionnaire (MtlSansProfilage, 2018).

PrÉsentation des rÉsultats

Résultats descriptifs

Les résultats de l’enquête révèlent que les jeunes racisé.e.s interviewé.e.s sont l’objet d’interpellations fréquentes, répétées et parfois violentes avec les policiers à Montréal. Le taux d’interpellation varie selon le genre, l’âge, l’identité et l’assignation raciales. Les jeunes ont évoqué le fait que les policiers visaient particulièrement des jeunes en fonction de leur apparence : genre, âge, couleur de la peau, vêtements (ex. pantalons baissés), cheveux en « dreads », bandanas, etc. Selon des documents produits sur les « gangs de rue » par le SPVM et le Centre Jeunesse de Montréal, ces caractéristiques stéréotypées et racisées servent justement de guide (ou de script) pour les policiers (Hamel et al., 2007). Même si les jeunes hommes noirs étaient les plus ciblés, aucun jeune dans le quartier n’était à l’abri de la surveillance intensive de la police.

Les types d’intervention policière décrites par les jeunes s’inscrivent dans un continuum allant de la surveillance de routine aux interventions plus sérieuses (arrestations et détentions). La plupart des interpellations amorcées par les policiers ont la particularité d’être non motivées, car elles sont aléatoires et sans rapport avec une infraction commise par un.e jeune. Dans les cas contraires, les infractions sont mineures et découvertes au cours de l’interaction entre le corps policier et le.s jeune.s. En général, les jeunes sont libéré.e.s une fois l’interpellation terminée. Cependant, dans plusieurs cas, la rencontre se termine négativement pour le/la jeune, à savoir une amende, une arrestation, une détention ou un traitement violent. Les diverses méthodes d’approche et d’interpellation des policiers sont les suivantes : a) surveillance ; b) interrogatoires au hasard ; c) contrôles d’identité ; d) interpellations pour incivilités et infractions mineures ; e) fouilles, arrestations et détentions.

Modes de surveillance

Les jeunes de l’étude considèrent que la police maintient une présence constante et souvent intrusive dans le quartier. Ils et elles déclarent apercevoir régulièrement des policiers en train de patrouiller que ce soit en voiture autour des espaces publics (parcs, établissements de restauration rapide, etc.) où les jeunes socialisent, ou en visite dans les écoles, les organismes communautaires ou la bibliothèque du quartier.

La plupart des jeunes rencontré.e.s estiment que les policiers sont plus présents à Saint-Michel qu’ailleurs dans la ville. Pour certains, cette surveillance est attribuée à la menace que représente la criminalité dans le quartier ; pour d’autres, elle est jugée excessive. Des jeunes mentionnent les « tours » effectués par les patrouilles, souvent autour des parcs. Ils et elles se demandent si cette surveillance vise à les attraper en flagrant délit d’une infraction, comme l’explique un jeune homme noir : « Parfois on est juste là au parc, ils vont commencer à faire des tours. Comme si y avait de quoi de suspect qui va se préparer ou quoi que ce soit, mais pourtant nous on est juste là. » Des jeunes ont aussi raconté que des policiers vont les appeler par leur prénom, bien qu’étant pour eux de parfaits inconnus. Un jeune Noir raconte son expérience : « Celui qui m’appelle par mon nom je le reconnais, mais j’aime pas… C’est agressant pour vrai. Même mes amis m’appellent pas par mon nom, même ma mère m’appelle pas par mon nom. »

Contrôles d’identité et interpellations arbitraires

Les contrôles d’identité effectués par les policiers dans le quartier semblent constituer une sorte de rite de passage pour les jeunes des minorités racisées, dans la mesure où ils sont fréquents et répétitifs. Ces contrôles se font souvent sans motifs clairs, alors que des jeunes passent du temps dans les lieux publics.

D’autres fois, les policiers disent être à la recherche de témoins ou de suspects d’un crime, avoir reçu un appel ou savoir qu’une infraction a été commise ailleurs dans le quartier. Un jeune homme noir raconte : « Il y a eu un temps… Ils marchaient [les policiers] ici pour chèche kont[2]. Comme pour dire qu’ils ont reçu un appel, mais la plupart du temps, sans vous mentir, c’est pas vrai. Parce que nous, on traîne là. S’il y a des appels, c’est parce qu’il s’est passé quelque chose. »

Les jeunes se font aussi intercepter, car ils correspondent soi-disant à la description d’un suspect présumé. Un jeune Noir raconte à propos des policiers que « leur phrase favorite [c’est], “On vous arrête parce que vous répondez aux descriptions, il s’est passé ça, ça, et ça”. » Les policiers restent vagues et imprécis, donnant des descriptions souvent floues et générales. Les interpellations au motif de « correspondre à une description » sont exercées avec plus de coercition, verbale et physique. Dans certains cas, des jeunes « correspondant à la description » ont été arrêté.e.s de façon expéditive, puis détenu.e.s, comme en témoigne ici un homme noir : « Ils nous avaient approchés en trouvant comme excuse, comme quoi on répondait à des descriptions parce qu’il s’était passé quelque chose plus loin. Ils nous ont arrêtés et nous ont fait dormir une nuit au CO [Centre Opérationnel]. » Lors d’un autre incident, des policiers menacent au revolver un jeune homme noir innocent, puis ils le projettent par terre et le détiennent pendant huit heures.

Des jeunes considèrent que les policiers font des contrôles d’identité simplement « parce qu’ils n’ont rien à faire ». D’autres soupçonnent que les interpellations au hasard servent de prétexte aux policiers pour les surprendre dans une infraction, les fouiller, leur remettre des amendes ou recueillir de l’information sur eux ou sur les jeunes du quartier. Ces constats ressemblent aux résultats d’une étude effectuée à Toronto où des jeunes Noirs décrivent avoir été interpellés inutilement par des policiers au prétexte qu’ils « correspondent à la description » (Zaami, 2015).

Alors que certains jeunes semblent se résigner aux contrôles d’identité, d’autres le vivent comme une forme de harcèlement. Un homme noir raconte : « De mon expérience à moi ou j’ai le plus bavé avec eux, c’est quand ils m’ont demandé mes cartes, alors qu’ils ont fini de me nommer par mon nom. » En général, les jeunes se plient aux exigences des policiers en leur fournissant une pièce d’identité. Lorsque les jeunes exercent leurs droits en refusant de montrer une pièce d’identité, les policiers agissent souvent avec agressivité, comme l’explique une jeune femme noire : « À partir du moment où tu dis que t’es pas obligé de t’identifier, ils commencent à s’impatienter, à me dire pourquoi j’ai pas coopéré. » Un jeune homme maghrébin raconte que sa soeur a reçu une amende pour avoir défendu son droit de rester chez elle : « Ma soeur était devant son bloc appartements. Elle était assise sur les escaliers. Les policiers sont venus pour lui dire de circuler. Elle leur a dit qu’elle habitait là… Elle n’a pas voulu, alors ils ont commencé à utiliser la force et ils l’ont arrêtée. Ils l’ont emmenée au poste pour après retirer les accusations contre elle. »

Incivilités et petites infractions

Lorsqu’il s’agit d’interpellations policières motivées, les raisons alléguées sont la plupart du temps d’une importance mineure. Les jeunes ont nommé plusieurs incivilités ayant motivé leurs interceptions, amendes ou arrestations. Cela inclut le fait de flâner, cracher, uriner dans un espace public, fumer un « joint », jeter une cigarette par terre, faire du vélo sur le trottoir, faire du bruit, participer à une bagarre ou refuser de coopérer. Une jeune femme noire explique comment une petite infraction a été l’occasion pour son petit frère de se faire interpeller : « Ils attendaient [les policiers] que quelqu’un jette un papier par terre ou crache par terre ou je ne sais pas. Là, mon frère monte sur la bicyclette et fait un petit tour. Pis le policier vient lui parler et lui demande de s’identifier et lui dit qu’il vient de commettre une infraction. Qu’on n’a pas le droit de monter sur une bicyclette en n’étant pas dans la rue. »

Des jeunes évoquent des interpellations lors de descentes policières effectuées dans des fêtes dans le quartier. Dans un cas, un groupe de 16 jeunes a été arrêté et a passé la nuit dans un centre correctionnel (CO) après avoir fait la fête dans un appartement abandonné. Apparemment, les policiers sont intervenus à la suite d'un appel pour nuisance sonore. Les policiers ont menotté les jeunes et les ont fait dormir dans un CO, alors que la plupart assistaient à une fête sans savoir que l’action était illégale. Dans l’ensemble, le contrôle des incivilités impose un lourd fardeau financier aux jeunes ; des jeunes ont reçu des amendes d’au moins 100 $ pour des actes comme cracher par terre, le flânage ou toute autre infraction sur la voie publique.

Fouilles, arrestations et détentions

Les interpellations policières faites au hasard, la plupart du temps, se terminent sans preuves d’une infraction, comme une étude antérieure l’a déjà démontré (Charest, 2009). Dans d’autres cas, les policiers vont poursuivre une investigation plus intense, même si les motifs sont ténus ou indéfinis. Un jeune homme métis est interpellé avec un groupe d’amis, dont un fume de la marijuana. Tout le groupe est interrogé et fouillé. Le jeune raconte : « Ils m’ont demandé plein d’affaires, sur quelle rue j’habitais, si je connaissais du monde qui habitait là. » Un jeune Noir, qui est interpellé pour avoir uriné en public, est fouillé plutôt que de recevoir une amende : « Ils se disent que peut-être ils vont trouver quelque chose sur moi... de la drogue ou une arme. »

Parfois, les jeunes déclarent être arrêté.e.s pour une infraction découverte par les policiers au cours d’une interception. Un jeune homme noir passe du temps avec un ami dans un appartement lorsque des policiers enfoncent la porte et entrent : « Ils ont pété la porte, ils ont mis des armes sur nous, ils nous ont mis par terre, et ils nous ont menottés. » Les deux jeunes sont arrêtés, non pas pour l’infraction qui a justifié l’arrivée des policiers, mais pour une autre, découverte une fois dans l’appartement. Un dernier motif d’arrestation survient par exemple pour un jeune ayant brisé les conditions de probation. Bernard et McCall (2009) ont montré que les policiers arrêtent les jeunes personnes noires plus souvent pour cette condition que les jeunes personnes blanches.

Violences policières

Comme des études antérieures l’ont démontré, les interpellations arbitraires peuvent donner lieu à des formes de violence policière. Dans 14 entrevues, les jeunes font état des situations où ils et elles sont victimes d’une forme d’abus policier. Dans l’ensemble, les jeunes de l’étude ont fait référence à trois différents types de violence policière : a) Abus d’autorité ; b) Violences verbales et intimidation ; c) Usage de la force et violences physiques.

Les abus d’autorité les plus courants étaient apparus lorsque les policiers avaient interpellé, arrêté et détenu des jeunes injustement. Parmi les expériences recensées, un jeune homme maghrébin décrit un abus de pouvoir de policiers pour l’intimider et le pénaliser en lui donnant une contravention de 152 $ :

Une fois, je marchais, puis il y avait eu des policiers qui avaient intervenu. Ils voulaient parler avec mon ami. Ils m’ont dit de circuler. Là j’ai dit, « ok, c’est bon je vais circuler ». Après, je voulais rentrer chez moi, donc j’ai repassé devant la police. Là il me dit, « je t’ai dit de circuler, qu’est-ce que tu fais là ». Bam, il m’a donné un ticket pour entrave à la justice, ou refus de collaborer.

D’autres jeunes déclarent que la police a menacé de les arrêter, bien qu’ils n’aient rien fait de mal, comme l’explique un jeune homme noir : « Pour rien, ils deviennent brusques et arrogants. Pour rien, ils te font quelques menaces : “Fais attention, je peux t’embarquer tout de suite”. »

Les jeunes personnes noires interviewées sont plus susceptibles que les autres de témoigner de violences verbales dans lesquelles les policiers emploient des épithètes racistes. Dans une entrevue, un jeune homme noir explique les insultes et la violence physique subies : « Ils m’ont déjà traité de sale nègre. Ils m’ont dit de retourner dans mon pays. Ils m’ont traité de singe, d’orang-outan, de plein d’affaires... Ils [les policiers] m’ont donné un coup de matraque, un coup de teaser ici [en dessous des bras]. » Dans un autre cas, un jeune raconte que le policier lui a dit « Mon esti de nèg, c’est ce que tu mérites », après avoir demandé pourquoi il est détenu.

Neuf jeunes déclarent qu’un policier a dégainé son arme sur eux ou qu’ils ont vu un policier dégainer une arme sur un ami. Lors d’une intervention, la police fait une descente les armes à la main sur un groupe de jeunes qui prennent part à un barbecue. Dans un cas particulièrement inquiétant, une jeune femme noire fait l’objet d’une intervention policière menaçante dans sa propre chambre à coucher. Elle est réveillée la nuit par du bruit dans l’appartement qu’elle partageait avec sa mère et son cousin. En ouvrant les yeux, elle voit un pistolet braqué sur elle dans l’obscurité, « un gros pointeur laser fixé dans la face ». Plus tard, elle découvre que la police a arrêté plus tôt son cousin et pris ses clés de maison. L’entrée et la fouille effectuées sans permission ont terrifié la jeune femme et sa mère. Un autre cas fait état des sévices vécus par un jeune homme noir, seul, attaqué en pleine rue par un groupe de policiers : « La police est arrivée et ils m’ont arrêté pour rien. » Le jeune, qui a déjà été injustement détenu par le passé, décide de s’enfuir, mais il tombe par terre tandis que les policiers le poursuivent. « Ils ont commencé à me donner des coups, et là d’autres patrouilleurs sont arrivés et ils m’ont vidé les poches et m’ont embarqué », se rappelle-t-il.

Les jeunes qui vivent des abus physiques de la part de la police souffrent de blessures et de traumatismes. Un jeune homme maghrébin fait part d’une expérience traumatisante de harcèlement sexuel vécue alors qu’il conduisait sa voiture : « Avec ma ceinture, ils [les policiers] commencent à me tirer. Ils étaient sur les nerfs, ils ont sorti leur poivre de cayenne pour me vaporiser. Quand j’ai vu ça, je me suis détaché, je suis sorti sans résistance… La policière à commencer à serrer mes couilles, l’autre a mis son genou sur ma gorge. Ils ont commencé à m’insulter. La policière a osé dire quelque chose qu’elle aurait dû jamais dire. Elle a dit : “J’ai essayé d’attraper ses couilles, mais je les ai pas pognées, il a une petite queue”. »

Discussion et pistes d’action

Cette recherche donne la parole à des jeunes racisé.e.s à Montréal qui ont fait l’expérience directe ou indirecte d’interpellations policières, d’amendes, d’arrestations et de détentions. Plusieurs jeunes ont été victimes d’expériences traumatisantes telles que de l’abus verbal, physique, psychologique et sexuel, à un âge où ils et elles sont particulièrement vulnérables. Les interpellations policières visent davantage les jeunes hommes noirs que tout autre groupe, bien qu’aucun jeune dans le quartier ne soit à l’abri de la surveillance policière intensive. Il existe un besoin urgent de mener des recherches sur la légalité de ces pratiques policières et sur les conséquences du profilage racial sur la santé mentale, en plus de ses impacts à long terme sur la vie des jeunes.

Les résultats démontrent que la surveillance policière intensive et l’utilisation routinière des contrôles d’identité dans le quartier sont soutenues par des politiques établies : la lutte aux « gangs de rue », le maintien de l’ordre proactif et la réglementation contre les incivilités. La lutte aux « gangs de rue » est une politique ouvertement discriminatoire. Le maintien de l’ordre proactif est appliqué de façon disproportionné auprès des jeunes racisé.e.s, en raison du surplus de ressources policières investies dans des quartiers à forte minorité ainsi que de la stigmatisation de ces quartiers jugés à forte criminalité, même si les preuves empiriques ne le soutiennent pas.

La lutte aux « gangs de rue » permet aux policiers d’utiliser la « race » et les apparences comme « motifs raisonnables » pour interpeller et détenir des jeunes, sans devoir justifier cet acte par des preuves concrètes d’une infraction, laissant la porte ouverte à de la discrimination raciale. Ensemble, les politiques disciplinaires de la municipalité et du SPVM multiplient les occasions et les motifs pour les policiers d’intervenir auprès des jeunes racisé.e.s et de criminaliser des actes de petite délinquance. Les pratiques policières discriminatoires sont aussi reproduites à travers les multiples actes de déni de l’existence du profilage racial, par exemple le refus du SPVM d’admettre que le profilage racial existe, même en présence de données concluantes (Armony et al., 2019).

En outre, plusieurs implications éthiques et légales surgissent de ces résultats. En effet, les recherches menées sur le profilage racial dans les pratiques policières concluent à l’existence de contradictions légales dans l’application du maintien de l’ordre. En France, l’usage de catégories racialisées par les policiers dans l’exercice quotidien est contraire à la législation française, au Code de déontologie policière ou encore aux normes européennes sur les droits de l’Homme, car ces législations « interdisent les distinctions fondées sur l’apparence si elles sont dépourvues de justification objective et raisonnable » (Goris et al., 2009, p. 11). Au Québec, on est ainsi en droit de dire que les pratiques des policiers sont illégales si elles s’appuient sur les catégories racialisées, comme énoncé dans la Charte des droits et libertés du Québec et la Cour suprême du Canada en 2015, dans le procès de Bombardier Inc contre Javez Latif.

Afin de réduire les occasions de discrimination raciale, la politique sur les « gangs de rue » devrait être retirée et de nouvelles façons d’opérer devraient être élaborées pour protéger les jeunes des dangers du profilage racial. Dans la même veine, la réglementation sur les incivilités qui cible et pénalise injustement les jeunes des minorités raciales devrait être annulée. La question de la (non-)reconnaissance des abus policiers doit aussi être abordée au sein des services de police[3] car, en plus de contribuer au développement d’un sentiment d’injustice dans la population, cela perpétue le profilage racial. Le SPVM et la Ville de Montréal pourraient s’inspirer d’actions effectuées ailleurs pour diminuer les risques de profilage racial, comme les procédures préventives illustrées dans l’étude de Gauthier (2015) par exemple. Pour notre part, nous considérons que les politiques publiques ne devraient pas aggraver, mais plutôt atténuer les obstacles auxquels les jeunes des minorités raciales doivent faire face, dans une société où les inégalités raciales, de classe et de genre pèsent lourdement sur leurs jeunes épaules.