Corps de l’article

Introduction

Depuis les années 2000, « l’identité québécoise » se construit de plus en plus en opposition à une altérité musulmane (Chbat, 2017 ; Pirès, 2017). La « culture/identité québécoise » est généralement définie comme étant soucieuse de l’égalité hommes-femmes, respectueuse de la diversité sexuelle et défenderesse des droits de la personne (Bilge, 2010 ; Chbat, 2017) alors que plusieurs sondages publics et représentations médiatiques soutiennent une perception généralisante de la « culture/identité musulmane » qui réduit celle-ci à une religion intrinsèquement barbare, sexiste, homophobe ou encore arriérée (Bilge, 2010 ; Rachédi et Taïbi, 2019). Cette construction dichotomique entre l’identité musulmane et l’identité québécoise n’est pas que perceptible au Québec, alors que plusieurs recherches et travaux, qui se sont penchés sur les parcours de personnes LGBTQ+[2] d’origine musulmane vivant en Occident, soulèvent également cette constatation (Amari, 2018 ; Roy, 2013 ; Siraj, 2006). En effet, comme il est mentionné dans les études précédentes, il semble se dégager des représentations et des discours médiatiques une identité/culture occidentale qui s’oppose à une identité/culture orientale. La première étant généralement présentée comme un lieu potentiel d’émancipation et de protection de toutes les minorités, alors que la seconde semble figée dans un prémodernisme qui empêche les minorités sexuelles et de genre de jouir d’une liberté complète (Bilge, 2010).

Bien qu’on ne puisse nier la présence d’une structure législative qui protège les minorités dans la majorité des contextes occidentaux et notamment au Québec, la présentation dichotomique de ces cultures est problématique pour plusieurs raisons. Dans un premier temps, elle occulte les diverses formes de subordination et de discrimination que peuvent rencontrer certains groupes minorisés en terre occidentale, ces derniers n’étant pas à l’abri de sexisme, de racisme et de cishétérosexisme (Cantù, 2005 ; Chbat, 2017). Dans un deuxième temps, ces représentations dichotomiques sont problématiques, dans la mesure où elles invisibilisent les personnes LGBTQ+ arabes ou musulmanes qui peuvent, dans certains cas, se sentir obligées de choisir entre une identité plutôt qu’une autre ; l’alliage de ces deux identités étant généralement jugé comme une impossibilité (Amari, 2018 ; Chbat, 2017). Ainsi, dans un tel contexte d’invisibilisation et de généralisation accrue, il apparaît essentiel de réfléchir aux différentes façons dont les personnes LGBTQ+ d’héritage arabo-musulman articulent leurs identités et se positionnent face aux représentations dichotomiques qui les talonnent.

Nous proposons dans cet article de mettre en lumière huit témoignages de personnes musulmanes revendiquant une sexualité ou une identité de genre non normative. Leurs histoires, vécus et positionnements viennent rompre avec et défier les représentations aliénantes ou impossibles qui sont véhiculées à leur endroit. La reconnaissance des subjectivités queer et musulmanes permet également la mise en lumière du racisme et de l’islamophobie au sein des communautés LGBTQ+ québécoises, ainsi que la prise en compte d’hétérosexisme[3] et de cissexisme[4] au sein des communautés musulmanes. L’article tentera d’illustrer comment la vie de ces personnes est affectée par « l’homocolonialisme », soit l’interaction entre l’exceptionnalisme sexuel occidental, le modernisme orientaliste et l’homophobie existant dans les sociétés et les communautés musulmanes (Rahman, 2010 ; 2014 ; 2018). Les manifestations de cet homocolonialisme seront également soulevées dans le contexte politique et social spécifique du Québec, alors que les discours sur « l’identité/culture québécoise » ont été fortement modulés, dans les dix dernières années, par les débats entourant les accommodements raisonnables, la Charte des valeurs québécoises (Chbat, 2017 ; Pires, 2017 ; Rouleau, 2015) et le projet de loi 21 sur la « laïcité de l’État ». Ces différents événements ont concouru à la stigmatisation de plusieurs personnes musulmanes, notamment celles qui affichaient des symboles religieux, en plus de polariser les discours sur les identités culturelles et religieuses (Chbat, 2017). Après avoir défini notre cadre conceptuel et notre méthodologie, nous présenterons les thèmes principaux qui ont émergé des entrevues auprès de nos huit participant.e.s. Ceux-ci tournent autour de leurs rapports avec l’Islam; avec leurs familles et communautés diasporiques ; avec le Québec et le Canada ; avec les communautés LGBTQ+ ; et avec les personnes musulmanes et LGBTQ+.

CADRE CONCEPTUEL

Tant les populations majoritairement musulmanes que les communautés musulmanes minorisées font l’objet d’un discours politique contemporain, assez généralisé dans l’espace public, présentant la diversité sexuelle et les cultures musulmanes comme étant fondamentalement opposées (Amari, 2018 ; Rachédi et Taïbi, 2019 ; Roy, 2013). Ces discours vont jusqu’à associer les droits LGBTQ+ exclusivement aux cultures occidentales (Bilge, 2010 ; Roy, 2013). Dans certains cas, les droits LGBTQ+ sont utilisés par les gouvernements, les ONG et certains groupes militants comme étant un critère du « progrès », ici et à l’international (Rahman, 2014). Dans le monde arabo-musulman, l’absence de droits LGBTQ+ est utilisée pour étiqueter les cultures majoritairement musulmanes comme étant résistantes à la modernité occidentale, et dépeint les populations minoritaires musulmanes comme étant incompatibles avec les populations majoritaires en raison de leurs valeurs qui seraient irréconcilables avec les valeurs dominantes (Mepschen et al., 2010). Les cultures occidentales sont ainsi associées au progrès dans le déploiement contemporain des politiques sexuelles, tant à l’échelle internationale que par la construction d’une identité homonationaliste à l’échelle nationale (Rahman, 2014). Puar a décrit, dans un ouvrage d’influence, le côté occidental de ce discours par le concept d’homonationalisme (2007), mais ni son argumentation d’origine ni les applications qui en ont été faites n’ont expliqué l’ampleur de l’homophobie existant dans les sociétés et les communautés musulmanes. Nous faisons donc référence à ce discours en mobilisant le concept d’homocolonialisme, qui nous permet d’élargir notre cadre conceptuel. Celui-ci suggère que, dans certains cas, l’homophobie existante dans les communautés musulmanes peut aussi être une réponse au discours homonationaliste qui exclut et dénigre les subjectivités musulmanes de la modernité. En d’autres termes, l’homophobie au sein des communautés musulmanes peut aussi être expliquée comme une opposition face aux droits et à la visibilité LGBTQ+ au nom de la résistance au néocolonialisme. Le schéma suivant illustre nos propos :

Figure 1

Le triangle de l’homocolonialisme

Le triangle de l’homocolonialisme
Adapté de Rahman, 2018a, p. 106

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Que l’homophobie qui se dégage de certaines communautés musulmanes soit soutenue par une résistance directe et politique à l’homonationalisme des sociétés occidentales ou pas, nous reconnaissons que les personnes s’identifiant à l’héritage arabo-musulman et qui revendiquent une identité LGBTQ+ peuvent difficilement mettre de l’avant l’alliage de leurs identités multiples. Ces dernières font face à de multiples barrières interpersonnelles et structurelles qui invisibilisent ou nient une potentielle articulation de leur identification ethnique et sexuelle (Chbat, 2017 ; El-Hage et Lee, 2015 ; Roy, 2013). Cependant, force est de constater qu’il y a un réel développement du militantisme LGBTQ+ dans différentes sociétés de référence musulmane (Bereket et Adam, 2006 ; Chahine, 2008 ; Lachheb, 2016). De plus, plusieurs travaux révèlent l’existence d’individus LGBTQ+ s’identifiant à l’Islam en contexte diasporique (Amari, 2018 ; Chbat, 2017 ; Roy, 2013). Selon nous, la mise en lumière de ces études a une portée politique non négligeable, car elles permettent de rendre compte de parcours et de récits de personnes qui existent à l’intersection de cultures en apparence mutuellement exclusives. Elles rendent compte également de l’agentivité et des différentes stratégies que ces personnes sont en mesure ou pas de mettre en place pour articuler le sexuel au religieux et la revendication de l’islamité par-delà la liberté/permissivité dans leur société d’accueil.

Notre recherche souhaite s’incrire dans le cadre de ces études et contribuer à l’avancement de connaissances qui contredisent l’« impossibilité » de ces identités et expériences. Nous présentons les résultats de cette analyse dans un cadre conceptuel intersectionnel, puisqu’il favorise la prise en compte des réalités LGBTQ+ musulmanes comme une manifestation de deux catégories identitaires qui, par leur croisement, déstabilisent la conception d’exclusivité mutuelle entre les cultures musulmanes et la diversité sexuelle et de genre. L’analyse des stratégies et des expériences identitaires des personnes LGBTQ+ musulmanes que nous avons rencontrées démontre que certaines d’entre elles mobilisent des ressources identitaires occidentales et orientales dans la construction de leurs sexualités. Cela démontre l’intersection de ces cultures en apparence exclusives (Rahman, 2010 ; 2014). Une perspective intersectionnelle implique également de ne pas réduire une oppression à une seule dimension. Cela nous mène à penser les oppressions multiples en considérant davantage leurs caractéristiques complexes et dynamiques (Collins et Bilge, 2016). Les groupes et les personnes LGBTQ+ musulmanes sont coincées entre l’islamophobie, l’homophobie existant dans les sociétés et les communautés musulmanes et la vision occidentale de plus en plus monolithique des catégories identitaires LGBTQ+ et des enjeux d’égalité tels que vécus en Occident.

Le contexte québécois

Pour les fins de cet article, il semble pertinent de rappeler que l’articultation de ces subjectivités queer musulmanes que nous avons analysées se construit dans un contexte social et politique particulier. En effet, ces dix dernières années, le Québec a été marqué par des représentations altérisantes à l’endroit des communautés musulmanes. Celles-ci ont été exacerbées dans la foulée des débats sur les accommodements raisonnables et de la proposition, en 2013, par le Parti Québécois, d’une charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes. Elle cherchait également à encadrer les demandes d’accommodements en prévoyant, notamment, l’interdiction du port de signes religieux par l’ensemble des employé.e.s de l’État, qu’iels[5] appartiennent à la fonction publique québécoise ou municipale, au réseau scolaire ou de la santé ou à celui des services de garde (Pires, 2017). La publication des lettres ouvertes signées par les « Janettes », un collectif de personnalités publiques principalement féministes et blanches, a fortement marqué les discours entourant la question identitaire québécoise ces dernières années, alors que plusieurs de ces personnalités invoquaient les dangers de « l’islamisation du Québec » et la perte potentielle des droits des femmes québécoises si elles portent le foulard (Chbat, 2017 ; Bertrand, 2013 ; Pires, 2017). En bref, différents mythes et symboles face à l’Islam ont pris de l’ampleur et sont aujourd’hui manifestes dans les discours et opinions partagés dans la population québécoise, en témoignent les résultats des élections provinciales de 2018 et plus récemment la « Loi sur la laïcité de l’État » (connue sous le nom de « projet de loi 21 ») formulé par le parti de François Legault.

Ces symboles concernent notamment le port du voile, le « surhabillement » du corps féminin, l’impossible liberté d’expression et de paroles, l’interdiction au travail et la polygamie. Ces représentations généralisantes et négatives marquent d’ailleurs le déplacement d’un racisme, autrefois biologique, centré sur la couleur de la peau, vers un racisme culturel et religieux, dirigé principalement vers l’Islam (Chbat, 2017 ; Pirès, 2017). Sous l’hégémonie apparente de l’universalisme, ce discours permettrait à l’Occident de réaffirmer sa supériorité (Balibar, 2007 ; Bilge, 2010 ; Pirès, 2017). L’identité québécoise, telle qu’elle est présentée actuellement dans la majorité des représentations médiatiques et politiques, laisse présager la création de frontières entre les « vrai.e.s Québécois.e.s » et les « Autres », créant par le fait même une opposition hiérarchique entre « Eux » et « Nous » (Bilge, 2010 ; Juteau, 1999 ; Pires, 2017). Cette opposition fait fortement référence à la figure musulmane vue comme intrinsèquement violente, barbare, sexiste, homophobe ou encore arriérée (Bilge, 2010).

Les personnes rencontrées dans le cadre de cette recherche reconnaissent cette démarcation identitaire qui oppose l’altérité musulmane comme une des frontières les plus structurantes de la modernité occidentale et libérale (Alba, 2005 ; Bilge, 2010 ; Chbat, 2017). Pour bien comprendre les négociations identitaires de nos répondant.e.s, qui existent à l’intersection de différents rapports de pouvoir, il est essentiel de connaître leur rapport au Québec et particulièrement à « l’identité québécoise ».

MÉTHODOLOGIE ET LIMITES DE LA RECHERCHE

Les résultats de cette étude qualitative s’appuient sur l’analyse narrative d’entrevues semi-dirigées conduites avec huit participant.e.s musulman.e.s LGBTQ+ vivant à Montréal. Pour ce faire, l’approche socio-constructiviste a été mobilisée, afin de trouver les thèmes qui représentent des réalités partagées pour les individus interviewés. Le but de l’analyse narrative est d’identifier les thèmes qui se répètent à travers les différentes histoires des participant.e.s lorsqu’iels s’expliquent en tant que personne, ainsi que d’identifier les aspects de leur narratif qui sont les plus importants pour elleux (Cresswall, 2013). Ainsi, l’analyse narrative nous permet de comprendre les entrevues comme des constructions actives de leurs identités dans leur contexte social et politique.

Il est à noter que dans le cadre de notre étude, les personnes rencontrées partageaient des identités intersectionnelles et des contextes sociaux similaires. En effet, elles étaient toutes à divers degrés militantes, politisées et détenaient également un niveau de scolarité relativement élevé. Ainsi, nous reconnaissons que bien que les récits analysés soient importants, notamment en raison du fait qu’ils sont rarement mis de l’avant dans les représentations médiatiques, ils demeurent minoritaires. En d’autres termes, notre étude qualitative ne prétend en aucun cas à une quelconque représentativité d’un discours généralisant/généralisable aux communautés LGBTQ+ arabes. Néanmoins, l’analyse de ces récits demeure essentielle, car elle représente une partie des discours au sein des communautés minorisées et permet de réfléchir à l’impact de l’homogénéisation des représentations des cultures musulmanes et LGBTQ+ dans l’espace public. En outre, l’analyse de ces parcours bien que partielle et partiale est pertinente, car elle nous amène à réfléchir aux discours de résistance qui peuvent émerger de groupes qui existent à l’intersection de divers axes de minorisation, tout en soulevant la pluralité des débats et expériences qui traversent les communautés ethniques/religieuses et sexuelles. Les récits de ces militant.e.s/personnes politisées et critiques sont importants, bien que minoritaires et méritent qu’on y accorde une attention renouvelée, notamment afin d’enrichir la littérature sur les trajectoires des personnes LGBTQ+ racisées/migrantes et de mettre efficacement en lumière des parcours possibles de résilience de personnes LGBTQ+ musulmanes faisant face à l’hétérosexisme, au cissexisme et à l’islamophobie.

Les participant.e.s ont été recruté.e.s par méthode « boule de neige », avec l’aide de partenaires communautaires, qui nous ont référé.e.s à des personnes susceptibles de vouloir participer à notre étude. Ces personnes ont, à leur tour, invité connaissances et ami.e.s à nous accorder une entrevue. Pour participer à notre recherche, nos seuls critères d’éligibilité étaient de s’identifier religieusement ou culturellement à l’Islam et de résider au Québec.

Notre échantillon était composé de huit participant.e.s établi.e.s à Montréal depuis 3 à 20 ans au moment où iels ont été rencontré.e.s. Parmi elleux, sept ont affirmé croire à l’Islam et un, non-croyant, a dit s’y identifier culturellement. Un effort a été fait pour que l’échantillon soit composé de personnes d’identités de genre et d’orientations sexuelles diversifiées. Ainsi, nos entretiens ont été réalisés avec cinq personnes cis (s’identifiant au genre qui leur a été assigné à la naissance) et trois personnes trans (ne s’identifiant pas au genre qui leur a été assigné à la naissance). Parmi les personnes cis, trois s’identifiaient comme hommes et deux comme femmes. Parmi les personnes trans se trouvaient une femme, une personne non binaire (son identité de genre ne s’inscrivait pas dans la binarité homme-femme) et une personne qui se décrivait comme un homme dont le genre fluctuait selon les circonstances. Pour ce qui est de leurs orientations sexuelles, deux sont pansexuel.le.s (iels sont attiré.e.s par des personnes se situant dans tout le spectre du genre), quatre sont gai.e.s, un est asexuel et une personne n’a pas défini son orientation. Tou.te.s nos participant.e.s étaient dans la vingtaine, sauf une, dans la fin trentaine, et un dans la fin quarantaine. Iels sont des immigrant.e.s de première génération, sauf un, de deuxième génération. L’ensemble de nos répondant.e.s a débuté ou complété des études universitaires. Six ont été activement impliqué.e.s dans des organismes communautaires ou des groupes militants LGBTQ+ et deux en fréquentaient à l’occasion. Tous.tes nos répondant.e.s étaient originaires de l’Afrique du Nord, sauf deux, qui ont grandi en péninsule arabique ou en Asie centrale[6].

RÉSULTATS

Rapports à l’Islam

Les mots en arabe pour « queerness » sont vraiment… ça dépend à qui tu parles. Habituellement, les mots qu’ils utilisent sont très offensants. En général, c’est comme ça par ignorance, par peur, par dégoût, honte.

Mohammed, vingtaine, péninsule arabique

Nos répondant.e.s rapportent avoir vécu de l’homophobie et de la transphobie de la part de leurs familles, dans leurs sociétés d’origine ou dans leurs communautés diasporiques. Plusieurs de nos répondant.e.s ont décidé de prendre des distances de leurs communautés d’origine ethnique, de filtrer avec qu’iels demeuraient en contact ou de choisir consciencieusement comment iels maintenaient leurs relations avec elleux. D’autres sont allé.e.s jusqu’à couper entièrement les ponts pour une période momentanée ou indéfinie. La majeure partie de nos répondant.e.s affirme que ces violences ont été justifiées, entre autres, par des motifs religieux, où leur entourage alléguait que leurs comportements non normatifs allaient contre l’Islam. On leur prétendait également que l’homosexualité n’était pas l’affaire de leur groupe ethnique et que c’était quelque chose qui appartenait à l’Occident. À la lumière de ces constats, nous pourrions nous demander pourquoi des personnes LGBTQ+ d’origine musulmane persistent à pratiquer ou à croire en leur religion et à revendiquer leur islamité et leur appartenance à leur groupe ethnique. Nous verrons que la question ne se pose pas si simplement pour les personnes principalement concernées.

Les personnes LGBTQ+ musulmanes à l’assaut des interprétations de l’Islam

L’incompatibilité clamée des sexualités ou des identités de genre non normatives de nos répondant.e.s avec l’Islam leur causait de la souffrance et invalidait comment iels se concevaient comme individus. Mohammed (vingtaine, péninsule arabique), par exemple, avait simplement tenu pour acquis, dans son enfance, qu’il était « né comme ça » (c’est-à-dire, gai) et que ce n’était « pas vraiment très grave » puisque c’était « ce que Dieu avait voulu pour [lui] ». Comme pour bien d’autres de nos répondant.e.s, ce n’est qu’en grandissant que des codes sociaux lui ont fait comprendre qu’il était « différent ». Nos répondant.e.s ont donc été confronté.e.s à des moments où iels ont vécu de la confusion vis-à-vis de leur construction identitaire, ce qui les a poussé.e.s à se poser plusieurs questions : existe-t-il d’autres personnes musulmanes qui sont LGBTQ+ ? Est-ce que l’Islam interdit l’homosexualité et la transitude[7] ? Qu’est-ce que le Coran dit exactement sur ce sujet ? La totalité de notre échantillon s’est tourné vers Internet pour trouver réponses à leurs interrogations. S’iels ont pu y trouver des témoignages et des ressources pour briser l’isolement, certain.e.s ont entrepris une véritable étude critique de l’Islam en s’outillant d’arguments pour contester les interprétations hétéronormatives[8] et cisnormatives[9] du Coran. Cela a mené plusieurs, comme Mourad, à dénoncer l’hypocrisie de leurs coreligionnaires hétérosexuel.le.s et cis, qui jugent les « péchés » des personnes LGBTQ+ avec sévérité sans remettre en questions les leurs :

[u]n homme peut dire qu’il a couché avec 40 000 filles [en vantardise], et pourtant, c’est un péché. Pourtant, il y a des hadith[10] qui disent que l’homme qui a des relations sexuelles hors mariage avec une femme, le jour du jugement dernier, ils vont puer, ils vont […] être tellement sales aux yeux de Dieu qu’ils ont leur propre place en Enfer. Pourtant, jamais tu vas entendre « s’ils couchent ensemble, le trône de Dieu se met à trembler ».

Mourad, vingtaine, Afrique du Nord

Spiritualité, raisons de vivre et construction identitaire

Au-delà de soumettre les interprétations hétérosexistes et cissexistes de l’Islam à une étude critique, des raisons plus intimes ont poussé les personnes LGBTQ+ musulmanes que nous avons rencontrées à ne pas tourner le dos à leur religion. Pour quelques-unes d’entre elles, il s’agissait d’un besoin de spiritualité, comme le cas de Nazanine (trentaine, Asie centrale) l’illustre bien. Elle nous a partagé un besoin brûlant de « comprendre le sens de la vie » : « Je vois la religion [...] comme une lumière. Les arts, la science et la philosophie ne peuvent pas donner une bonne réponse [sur le sens de la vie], la religion ne peut pas donner une réponse, mais elle peut jeter une lumière [sur celle-ci]. » Sans cette lumière, poursuit-elle, « je me suiciderais facilement. Pourquoi est-ce que je devrais continuer à vivre comme ça ? Pourquoi ? La vie n’est pas facile. Spécialement pour nous. » Si pour certain.e.s, la religion peut être vécue comme une oppression, pour les personnes comme Nazanine, elle agit comme un outil de résilience.

Par ailleurs, pour l’ensemble des personnes constituant notre échantillon, l’Islam participe à leur construction identitaire et alimente leur vie culturelle et communautaire. En ce sens, Rafik dit :

J’étais beaucoup dans les discours qui disaient « les religions, c’est pas bon » […], mais maintenant, j’aime pas ça ! Parce que maintenant, je réalise… couper avec la religion, c’est couper avec toute une partie de ma vie. C’est pas si simple. Tu peux le faire, mais c’est malsain et dangereux, alors je veux pas faire ça.

Rafik, vingtaine, Afrique du Nord

Le danger que Rafik évoque est aussi soutenu par d’autres répondant.e.s qui ont témoigné du « vide spirituel » (Salim, quarantaine, Afrique du Nord) auquel ont fait face certain.e.s ami.e.s LGBTQ+ musulman.e.s qui ont évacué complètement l’héritage religieux de leur vie. D’autres ont parlé de l’entrée dans un état dépressif lorsqu’iels ont tenté de se défaire de la religion. À cet effet, iels ont été nombreux et nombreuses à nous partager, avec émotion, des anecdotes de vie familiale et communautaire en lien avec des événements religieux comme les festivités entourant le jeûne du Ramadan. À l’opposé, certain.e.s ont plutôt tenté, pendant un certain moment durant leur parcours, de sacrifier leur sexualité pour pouvoir mieux se conformer à l’Islam, ce qui a généré chez elleux un état dépressif et un sentiment de manque d’authenticité et de respect envers soi. Somme toute, l’identité religio-culturelle constitue, pour nos répondant.e.s, une partie d’elleux qui a tout autant de valeur que l’identité sexuelle. Devoir renoncer à l’une ou à l’autre génère une détresse confirmant l’importance de la reconnaissance du caractère intersectionnel de la construction identitaire des personnes LGBTQ+ musulmanes.

Rapports au Québec, au Canada et aux communautés LGBTQ+ montréalaises

Si nos répondant.e.s partageaient plusieurs similarités dans leur relation à l’Islam, cela diffère pour leurs rapports au Québec, au Canada et aux communautés LGBTQ+ montréalaises. Certain.e.s en sont très critiques, d’autres très appréciatifs et appréciatives et quelques-un.e.s entretiennent un rapport ambivalent.

Racisme, islamophobie et récits sur la religion influencés par la Révolution tranquille

Nos répondant.e.s s’entendent sur le fait que les représentations médiatiques et populaires de l’Islam et des musulman.e.s existant au Québec sont excessivement stéréotypées et polarisantes. Mourad (vingtaine, Afrique du Nord) dénonce que les hommes arabo-musulmans soient généralement dépeints « soit comme des footballeurs, soit comme des terroristes ». Les femmes musulmanes, particulièrement celles portant le voile, sont plus souvent qu’autrement perçues comme soumises, conservatrices et dépourvues d’agentivité. Les participant.e.s partageaient un ras-le-bol face à l’idée que toutes les personnes musulmanes soient présumées homophobes et qu’elles soient homogénéisées.

[Avec un ami québécois], pendant l'été, on prenait les terrasses [du Village gai], et de plus en plus, il s'étonne comment des familles avec [des femmes portant] le hijab, elles passent dans le Village. Alors il se pose la question : « Mais comment ça se fait-il… ils passent, ils ont pas un problème? » J'ai dit ben là, c'est la réalité, c'est la preuve qu'il y en a des familles [avec des femmes] qui portent le hijab, qu'elle n'est pas homosexuelle, elle pratique sa religion, et elle ne trouve pas de difficultés de marcher, de fréquenter un quartier… fréquenté par des homosexuels. Avec ses enfants, elle passe devant, par exemple, les boîtes de danseurs nus, avec des photos tout ça, elle trouve pas un problème. Tu vois. Donc ce n'est pas évident que tous les musulmans sont contre.

Salim, quarantaine, Afrique du Nord

Nos répondant.e.s ont également partagé l’idée que la population québécoise est plus souvent qu’autrement incapable d’apprécier les richesses de leurs cultures d’origine, de leurs valeurs et de leurs modes de vie. Yassine (vingtaine, Afrique du Nord), par exemple, trouve difficile de pouvoir participer à des activités sociales qui n’impliquent pas la consommation d’alcool ou de drogues (même s’il en consomme aux moments où il le choisit). Wafaa (vingtaine, Afrique du Nord) estime que ses ami.e.s gai.e.s blanc.he.s risquent de moins comprendre des réalités spécifiques à son positionnement social de femme maghrébine non hétérosexuelle, et elle évite de leur en parler, de peur qu’iels lui posent des questions déplaisantes. Salim, bien qu’il affirme « que le plus important est que je vis ici sans peur », est nostalgique de l’effervescence de la vie gaie underground dans son pays d’origine. Il est par ailleurs irrité des discours prônant la laïcité fermée pour des motifs progressistes :

Ce n’est pas parce que vous avez divorcé avec la religion que vous allez obliger les autres communautés à divorcer avec leurs religions. […] On n’a pas les mêmes histoires. […] Je comprends que, les Québécois, tu es en conflit avec l’Église, qu’elle t’a opprimé. Mais moi, la mosquée, elle m’a pas empêché d’aller à l’école publique.

Salim, quarantaine, Afrique du Nord

Par cette affirmation, Salim rejette donc un narratif de la Révolution tranquille justifiant des traitements antireligieux (Bilge, 2010 ; Roy, 2013). Ce genre d’expériences mène certain.e.s de nos participant.e.s à dénoncer avec vigueur la présence du racisme et de l’islamophobie au Québec et à être méfiant.e.s des personnes occidentales blanches. Il est à noter, néanmoins, que ces sentiments ne sont pas partagés unanimement. Mourad affirme ne pas avoir vécu de racisme au Québec (« seulement deux expériences xénophobes »). Pour Nazanine, l’expérience de racisme n’était également pas présente. Elle considérait qu’elle avait davantage vécu une discrimination cissexiste au sein des communautés diasporiques.

Rapports aux communautés LGBTQ+ montréalaises

Globalement, les participant.e.s de notre recherche entretiennent un rapport ambivalent avec les communautés LGBTQ+ montréalaises. Certain.e.s sont très impliqué.e.s dans des organismes communautaires et groupes militants LGBTQ+, mais demeurent critiques des communautés LGBTQ+. D’autres ont même affirmé n’avoir aucun sentiment d’appartenance envers la communauté LGBTQ+ blanche, notamment le Village gai. Cette distance s’explique entre autres par le fait que les répondant.e.s ne sentent pas que leurs réalités y sont suffisamment représentées ou prises en compte et considèrent que le Village gai est beaucoup trop orienté vers les hommes (cis) gais blancs (certains diront également riches et minces). Ce manque de représentativité a été particulièrement ressenti au moment où nos répondant.e.s ont fait leur entrée sur les scènes LGBTQ+. Widad (vingtaine, Afrique du Nord) raconte en ces termes sa première expérience :

Je n’étais pas complètement prête. Ils étaient trop out. Ils étaient vraiment, vraiment impliqués dans la communauté LGBTQ. Peut-être c’était juste cette soirée. La crowd était un p’tit peu trop intense, mais je me rappelle avoir été trop choquée.

Mohammed (vingtaine, Péninsule arabe), pour sa part, nous a décrit comment il s’est senti lorsqu’il a assisté à son premier défilé de la fierté gaie :

C’était un choc culturel. Bien que je m’identifiais à ma queerness, je ne m’identifiais pas à ce type de queerness. La façon très extravagante, fière d’être queer. Oui, j’ai aimé ça. Est-ce que je le referais ? Je dirais pas ça. La Fierté, pour moi, c’était un truc à faire une fois pour voir ce qui s’y passait. Pour moi, célébrer sa queerness, comme ça, c’est pas la bonne façon.

Si Widad et Mohammed ont fini par s’investir de différentes manières dans le monde communautaire LGBTQ+ montréalais, et que leurs positions ont pu se modifier avec le temps, nous retenons que le choc culturel peut être considérable lorsqu’une personne LGBTQ+ musulmane cherche à s’intégrer dans une communauté LGBTQ+ en Occident. Nous nous questionnons sur ce qui peut être fait pour les accommoder.

Droits LGBTQ+ au Canada et militantisme occidental à l’international

Nos répondant.e.s affirment tous.tes apprécier les protections légales dont iels jouissent au Canada. Iels craignent moins de vivre de la discrimination à cause de leur identité de genre ou leur sexualité non normative que dans leur pays d’origine. Certaines, comme Mourad et Nazanine, jugent que les cultures musulmanes sont fondamentalement plus patriarcales que les cultures occidentales. Nazanine est d’opinion que cela devrait pousser les organisations LGBTQ+ ainsi que les États occidentaux à promouvoir la défense des droits LGBTQ+ dans des pays à majorité musulmane.

Je ne pense pas qu’on puisse changer beaucoup de choses dans les sociétés musulmanes et conservatrices. Mais je pense qu’on peut changer les choses ici, et que les sociétés ailleurs vont être influencées. Et je pense qu’on devrait faire du militantisme à cause de ça. […] J’ai grandi dans ces sociétés… Je sais que les lifestyles viennent toujours des pays occidentaux. […] Dans les pays comme mon pays, on [ne] peut pas former des groupes pour travailler sur des choses spécialement comme ça. Immédiatement, la police va venir t’arrêter, et tu [ne] sais pas ce qui va arriver après

Nazanine, trentaine, Asie centrale

Cette position est en confrontation directe avec celle que défend Yassine :

Leur militantisme… Si je devais suivre ce qu’ils faisaient, je deviendrais homophobe ! Ces hommes gais blancs qui ne connaissent rien des LGBT à travers le monde, leurs luttes, leurs réalités […], ils parlent comme s’ils connaissent leur truc. En faisant ce qu’ils font, ils nous jettent en dessous du bus. On dirait qu’ils veulent créer une suprématie gaie blanche, ce que je ne trouve pas intéressant. Je m’en fiche de ce qu’ils ont à dire, ce qui m’importe est qu’on obtienne une voix et qu’on la développe.

Yassine, vingtaine, Afrique du Nord

Les quelques personnes partageant la position de Yassine sont critiques des États et des organisations non gouvernementales (ONG) occidentaux qui conduisent des campagnes pour les droits de la personne (LGBTQ+) dans leur pays sans tenir en considération les contextes sociohistoriques dans lesquels ceux-ci se situent. Cela inclut les impacts toujours ressentis du colonialisme européen sur les sociétés contemporaines à majorité musulmane et sur la (re)configuration des sexualités non hétérosexuelles et des identités de genre non conformes. Ces positions peuvent être assimilées à celles que défendent respectivement Puar (2007) et Massad (2002) contre l’homonationalisme et l’impérialisme gai. Dans cette lignée d’idées, l’exportation des construits sociaux occidentaux de l’homosexualité – et, surtout, de l’hétérosexualité – est dénoncée, notamment dans les pays arabo-musulmans, sans prendre en considération comment les sexualités non hétéronormatives y existaient au préalable. Ce genre de positionnement peut être expliqué par la frustration ressentie par des personnes LGBTQ+ musulmanes de voir leurs identités intersectionnelles invalidées et leur héritage musulman complètement rejeté. Toutefois, comme on le constate avec Nazanine, ces positions ne sont pas unanimes, alors que pour certain.e.s le militantisme auprès des groupes LGBTQ+ en terre d’établissement demeure une des meilleures façons de protéger les personnes LGBTQ+ d’origine arabo-musulmane.

Les identités LGBTQ+ musulmanes : des identités profondément intersectionnelles

À partir du portrait sommaire des différents rapports que nos répondant.e.s entretiennent avec les multiples communautés auxquelles iels peuvent s’identifier – diasporiques, musulmanes ou québécoises –, que celleux-ci n’évoluent pas dans des espaces construits à leur image. Yassine l’explique de manière frontale :

Si jamais on parle justement de struggles [épreuves], si on parle de se faire crier des insultes dans la rue ou se faire regarder bizarrement, moi je sais jamais vraiment si c’est parce que genre j’ai l’air trop fif ou parce j’ai l’air trop brun ou parce que, tsé… On a de multiples raisons de se faire détester… !

Ainsi, qu’elles soient critiques des milieux LGBTQ+ en terre d’établisssement ou non, les personnes LGBTQ+ musulmanes vivent à l’intersection de multiples oppressions selon les contextes dans lesquels elles se retrouvent et, parfois, il n’est pas clair pour elles de savoir pourquoi elles vivent ou ressentent de la discrimination. Dans ce contexte, nos participant.e.s ont manifesté le désir ardent de pouvoir se retrouver dans des espaces qui soient bienveillants, qui prennent en considération les conjonctures sociales dans lesquelles iels évoluent et qui soient, dans la mesure du possible, constitués à leur image. Ce besoin se manifeste avec diverses nuances.

Rafik se questionne sur la place qu’il peut prendre dans une communauté musulmane :

Maintenant que je vois que je suis trans et non binaire, je me demande, est-ce que j’ai une place dans cette communauté ? J’aimerais aller à la mosquée, mais ouf !, je retourne pas avec les hommes, hein ! Alors, je me demandais, est-ce que ça irait bien si j’allais avec les femmes ? Je [ne] suis pas sûr non plus. […] Alors, je me demandais, qu’est-ce que je peux faire par rapport à ça, est-ce que j’ai une place dans cette communauté, est-ce que je peux en avoir une ?

Sa transitude remet en question la cisnormativité et le sexisme d’institutions musulmanes. Par rapport à leur expérience dans les communautés LGBTQ+, Wafaa et lui ont exprimé leur vive appréciation des activités organisées par et pour des personnes racisées LGBTQ+. Iels étaient enchanté.e.s de pouvoir se retrouver avec des semblables et d’être en mesure de discuter d’enjeux qui les touchaient, sans avoir à les expliquer à des personnes qui ne partageaient pas le même savoir expérientiel ou qui remettaient celui-ci en question.

Widad et Salim, pour leur part, ont exprimé leur déception vis-à-vis de l’absence d’une mosquée LGBTQ+ à Montréal, contrairement à Toronto. Mohammed et Yassine, qui ont pu prendre part aux activités d’une mosquée ou d’un groupe musulman LGBTQ+, nous ont expliqué qu’un tel lieu les avait aidés à retrouver leurs repères ou à reconnecter avec leurs racines.

Toutefois, pour Mourad et Yassine, il n’était pas suffisant de se retrouver dans des espaces destinés aux personnes LGBTQ+ racisées puisque ces derniers rencontraient également certaines tensions ou reproduisaient certaines dynamiques problématiques. En effet, Yassine reconnaissait l’utilité des groupes de personnes LGBTQ+ racisées pour « réunir des personnes marginalisées, qui sont affectées par la suprématie blanche », mais il observait que lors de certains événements, les personnes présentes se séparaient en sous-groupes selon leurs origines ethniques. Pour Mourad, les personnes de la même origine ethnique/religieuse mériteraient de se retrouver en elles, car elles partagent un bagage culturel primordial et c’est avec ces dernières qu’il sent émerger un sentiment d’appartenance communautaire. Il souhaite d’ailleurs pouvoir former un « endroit de refuge » avec iels. Wafaa partageait également ce besoin, mais affirmait qu’elle se sentait mieux avec des personnes qui vivent aussi dans une « double-culture » (qui évoluent à la fois dans une culture blanche et dans leur culture diasporique). Elle valorise énormément de pouvoir connaître et rencontrer des personnes qui partagent son positionnement intersectionnel.

Cette multiplicité des identités intersectionnelles peut sembler d’une grande complexité pour certain.e.s. Néanmoins, ce qui nous semble essentiel à retenir ici est le besoin exprimé, par des personnes vivant au croisement de multiples oppressions, soit celui de pouvoir se retrouver dans des environnements qui leur ressemblent le plus possible, et qui leur soient bienveillants. Pour les répondant.e.s, cette posture n’implique le rejet d’aucune personne, qu’elle soit blanche ou racisée, musulmane ou non. Yassine l’explique clairement :

Bien, c’est clair que ça fait toujours du bien de se trouver avec ceux qui te ressemblent, près des enjeux que tu vis. Je ne sais pas si c’est qu’on se comprend mieux. Ça veut pas dire que vous allez nécessairement devenir meilleur.e.s ami.e.s, ou que tes relations amoureuses, par exemple, vont être meilleures, parce que j’ai eu beaucoup de bonnes relations amoureuses avec des personnes blanches ou des non-musulmans. Mais c’est toujours comme rassurant peut-être de se trouver avec des personnes musulmanes ou [de son groupe ethnique].

Yassine, vingtaine, Afrique du Nord

Ainsi, le besoin exprimé de se retrouver entre pair.e.s n’est pas exclusif et permanent ; il est circonstanciel et conjoncturel.

CONCLUSION

Notre recherche prenait pour point de départ une perception répandue voulant que les réalités LGBTQ+ et musulmanes soient incompatibles. Selon cette dernière, il serait impossible d’être à la fois LGBTQ+ et musulman.e sans trahir sa religion ou sans faire preuve d’homophobie ou de transphobie internalisée. Bien qu’il soit possible pour certaines personnes d’héritage musulman ayant une sexualité ou une identité de genre non normative de ressentir une forme d’incompatibilité entre leur appartenance religieuse et leur orientation sexuelle, l’analyse des récits dans le cadre de cette recherche soutient aussi l’idée que pour certaines personnes concernées par cette double minorisation, la négociation identitaire peut être variable et n’est pas toujours en opposition .

Nous désirions, avec notre étude, mettre en lumière les réalités de certaines personnes LGBTQ+ musulmanes vivant au Québec. Nous avons voulu leur donner la parole afin de mieux comprendre leurs manières d’articuler leurs identités dans le contexte québécois. Bien que nous reconnaissions que l’échantillon de personnes rencontrées ait été restreint et que ces dernières correspondaient à un profil fortement militant et politisé, les récits soulevés n’en demeurent pas moins pertinents et importants pour réfléchir notamment à l’impact que des représentations altériantes sur l’Islam et les sexualités peuvent avoir sur les personnes LGBTQ+ musulmanes et arabes. En effet, nous retenons que les témoignages recueillis dans le cadre de cette étude faisaient preuve d’une grande agentivité, de plusieurs stratégies de résistance et déstabilisaient (ne serait-ce que discursivement) les représentations dichotomiques qui leur étaient présentées et renvoyées. Les participant.e.s étaient pour la majorité attachées à leurs familles et à leurs communautés diasporiques, malgré l’hétérosexisme et le cissexisme qu’elles y vivent potentiellement. Elles ont également exposé comment le racisme et l’islamophobie vécus dans les communautés LGBTQ+ blanches les blessaient et niaient une partie de leurs identités. Bien qu’on ne puisse affirmer que leurs visions et opinions soient représentatives de l’ensemble des personnes LGBTQ+ musulmanes, elles amènent notre regard sur des parcours de résilience qui peuvent être inspirants pour bien de leurs semblables. Ces parcours peuvent servir de modèle pour des personnes qui vivent des négociations identitaires difficiles et (re)mettent en perspective des possibles différents. D’ailleurs, nous estimons également que leur militantisme et l’adoption d’un discours critique sont des stratégies qui, pour certain.e.s d’entre elleux, leur ont permis de composer avec les microagressions et les oppressions qu’elles vivent. Cela étant dit, malgré les profils plutôt similaires de nos répondant.e.s, nous constatons que des débats subsistent parmi elleux et que leurs opinions ne sont pas uniformes et méritent toujours d’être contextualisées.

D’un point de vue pratique, les résultats de notre recherche montrent l’importance que des moyens soient investis pour bâtir des ressources communautaires adéquates pour les personnes LGBTQ+ racisées au Québec. Nos participant.e.s ont manifesté l’importance de pouvoir se retrouver, entre semblables, dans des espaces bienveillants et sécuritaires à leur égard, configurés à leur image. Nous souhaitons souligner qu’à ce jour, il n’existe pas de groupes communautaires, avec un financement stable et suffisant, qui soient menés par et pour des personnes LGBTQ+ musulmanes (ou qui visent même, plus largement, d’autres personnes LGBTQ+ racisées ou ethnicisées). Nous espérons que des décisions, en matière de politiques publiques, soient prises pour pallier ce grand manquement. En outre, les résultats de cette recheche nous convainquent de la pertinence d’accorder une formation adaptée et intersectionnelle aux professionnel.le.s de la relation d’aide (que ce soit en travail social, en sexologie, en psychologie, etc.). Il semble essentiel que ces dernier.ère.s soient formé.e.s, de sorte qu’iels ne reproduisent pas des discours oppressants/généralisants à l’égard des personnes LGBTQ+ musulmanes. Finalement, nous soulignons l’importance qu’Internet a pris dans la vie de nos participant.e.s : iels ont tous.tes indiqué y avoir fait des recherches pour trouver des réponses à leurs questions lorsqu’iels ont commencé à prendre conscience de leur sexualité ou identité de genre non normative. Nous pensons que la prise en considération des possiblités qu’offre Internet dans les méthodologies d’intervention peut mener à des pratiques prometteuses en la matière.