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INTRODUCTION

De façon générale, la guérison peut être vue comme l’utilisation de connaissances et de pratiques culturelles qui sont propres à chaque nation autochtone, visant la prévention et le traitement du mal-être. Il en existe des définitions variées, renvoyant à un large éventail de pratiques passant des remèdes physiques utilisant des plantes médicinales, à la participation à des pratiques ritualisées – telles que les tentes de sudation ou les cérémonies de purification – ou à la mobilisation du territoire comme lieu spirituel. Elle renvoie à un équilibre entre les sphères physique, mentale, spirituelle et émotionnelle d’un individu, qui ne peut être séparé des dimensions familiales, communautaires, territoriales, politiques et historiques qui l’entourent (Hart, 2016). Comme l’indique Beaulieu (2012) : « [ce] qui ressort d’emblée des différents textes cherchant à définir la guérison autochtone, c’est le caractère diversifié de ses expressions, la multiplicité de ses objectifs, l’étendue de ses ramifications et la complexité de ses dynamiques d’interrelations » (p. 26).

Si la notion de guérison revêt une importance singulière pour les peuples autochtones, celle-ci n’a toutefois pas intégré la discipline du travail social dès ses débuts. Cela tire son origine des nombreuses politiques colonialistes qui visaient plutôt à assimiler les Autochtones au reste de la population. À l’ère contemporaine, plusieurs auteurs soulignent l’urgence de reconnaître la pluralité des savoirs en travail social, une discipline qui prône l’importance du respect, de la justice sociale et de l’autodétermination (Dominelli et Ioakimidis, 2016). Plusieurs commissions d’enquête provinciales et fédérales[1] en appellent aussi à une plus grande intégration des perspectives autochtones au sein des services publics. Toutefois, alors que le rétablissement et la réinsertion sociale ont fait l’objet d’une attention soutenue dans les écrits scientifiques et dans les pratiques d’intervention sociale, la guérison autochtone demeure encore très peu explorée. Les écrits en français sur le sujet se font encore plus rares.

Le présent article s’inscrit dans une volonté de reconnaissance de la légitimité des pratiques de guérison autochtones – et des visions du monde y étant associées – au sein de la discipline du travail social. Poursuivant cette visée, il propose d’abord un survol sociohistorique de la place occupée par la guérison autochtone en travail social au Canada et au Québec. Il décrit ensuite les enjeux persistants liés à l’intégration des perspectives de guérison au sein de la discipline, puis propose quelques voies pour y arriver. Cet article est issu des travaux effectués dans le cadre d’un doctorat en travail social, qui s’intéresse aux démarches de guérison d’hommes autochtones ayant séjourné au sein d’un pavillon de ressourcement (Healing Lodge) au Canada. Il importe de souligner que l’analyse ne prétend pas faire l’histoire complète du travail social au Canada ni une étude exhaustive de toutes les pratiques de guérison autochtones.

La recherche documentaire s’appuie sur la littérature québécoise et canadienne qui traite de la guérison autochtone et du travail social. Elle s’est effectuée dans plusieurs banques de données en sciences sociales et regroupe aussi des revues s’attardant spécifiquement à la situation des peuples autochtones. Certains livres, chapitres et mémoires ont également été consultés. Les écrits recensés ont ensuite été divisés, avec le logiciel Nvivo12, selon des périodes historiques qui permettent de retracer l’évolution de la place occupée par la notion de guérison autochtone en travail social, à partir des années 1950 jusqu’à aujourd’hui.

Des logiques assimilatrices, protectionnistes et interventionnistes

La rencontre entre le travail social et la notion de guérison autochtone peut d’abord être abordée par les pratiques ethnocentriques et discriminatoires des travailleurs sociaux au Canada et au Québec (Kennedy-Kish, Sinclair, Carniol et Baines, 2017). En fait, les premières actions de contrôle et de régulation sociale où les travailleurs sociaux ont joué un rôle important en termes d’éradication des pratiques autochtones de guérison sont apparues dans les années 1950. À cette époque, ceux-ci renforçaient les politiques étatiques d’oppression, en y adhérant et en y faisant la promotion. La première stratégie étatique utilisée en vue d’atteindre l’objectif avoué d’assimilation a été l’éducation des enfants et l’endoctrinement aux valeurs occidentales (Blackstock, 2009). Plus spécifiquement, elle s’est concrétisée par l’obligation, pour les enfants autochtones, de séjourner au sein des pensionnats pour y apprendre les normes et la religion de la société dominante. Les travailleurs sociaux n’ont pas été des acteurs neutres ni de simples témoins de cette situation : le gouvernement fédéral leur avait confié le mandat d’escorter ces enfants dans les pensionnats, en collaboration avec les policiers (Kennedy-Kish et al., 2017). Nombre d’enfants y ont vécu des sévices physiques et sexuels et il leur était interdit de parler leur langue ou d’actualiser leur culture par des activités traditionnelles. À l’époque, l’Association canadienne des travailleurs sociaux (ACTS) était au fait des sévices subis par ces enfants, mais n’a entrepris aucune démarche pour y mettre fin. Dans les faits, les travailleurs sociaux s’opposaient même à la fermeture des établissements puisqu’ils représentaient des lieux privilégiés pour placer les enfants autochtones, ce qu’ils considéraient dans leur « meilleur intérêt » (Sinclair, 2009). Mises en rapport avec la sédentarisation forcée et la relocalisation des peuples autochtones, les politiques assimilatrices ont directement contesté la légitimité des connaissances autochtones quant à la guérison et ont limité la possibilité de transmettre ces savoirs aux générations futures.

Suivant la fermeture des pensionnats, ce sont les régimes provinciaux de protection de l’enfance qui ont pris le relais auprès des populations autochtones au Canada. La position de l’ACTS se modifie, alors qu’elle soulève devant la Chambre des communes que les enfants autochtones négligés ne reçoivent pas les mêmes services que les enfants non autochtones, et qu’il fallait y remédier. Suivant des modifications législatives, les provinces disposent alors de lois qu’elles appliquent sans tenir compte des valeurs et des pratiques de guérison qui préexistaient chez les peuples autochtones. L’objectif des provinces et des divers intervenants était au départ louable : offrir les mêmes services aux populations autochtones qu’au reste de la population canadienne dans une perspective d’égalité, de neutralité et d’universalité. Dans ce contexte, les travailleurs sociaux ont été des acteurs importants lors de l’adoption massive d’enfants autochtones, que l’on surnomme la « rafle des années 1960 » (Kennedy-Kish et al., 2017). Les enfants issus de familles peu nanties étaient alors envoyés dans les familles ayant plus de ressources, dans le but de les éduquer à sortir de la pauvreté et à contribuer à la société canadienne. Il faut souligner qu’à l’époque, les travailleurs sociaux adhéraient au concept de « pauvre méritant », qui devait être protégé et qui n’était pas responsable de sa situation sociale. Les autorités étatiques, à l’ère de l’État-providence, avaient également comme objectifs avoués de réduire les inégalités et de protéger l’ensemble des citoyens, par le déploiement de divers services. Dans cette logique protectionniste et interventionniste, il fallait alors sauver les âmes des jeunes Autochtones, par la mise en place de politiques qui ont finalement contribué à la destruction des cultures, des langues et des communautés (Tamburro, 2010). Des milliers d’enfants autochtones ont ainsi été retirés de leurs familles par des travailleurs sociaux pour être placés ou adoptés dans des familles non autochtones partout au Canada, aux États-Unis et même en Europe. Les répercussions dévastatrices de ces pratiques ont créé des ruptures importantes au sein des familles, une perte de la langue et l’effritement des pratiques culturelles (ENFFADA, 2019).

Dans les années 1960, les travailleurs sociaux étaient également bien présents dans le domaine sociojudiciaire, au point où la discipline devient la seule à être présente dans toutes les parties du système pénal (Treger, 1983). Par le casework, ils cherchaient à réhabiliter et à réadapter les contrevenants, dont plusieurs étaient Autochtones. Les services sociaux et de justice étaient fournis aux peuples autochtones avec une indifférence quant à leurs cultures et leurs traditions, en les considérant davantage comme une population vulnérable ou un groupe ayant des problèmes sociaux multiples. Conjugué à l’imposition de lois, de valeurs et de pratiques occidentales, le travail social a ainsi contribué à dévaluer les pratiques autochtones de guérison (Blackstock, 2009). Le contexte politique de l’époque, malgré la création de l’État-providence et la forte croyance en la réhabilitation, n’a pas permis d’intégrer concrètement la notion de guérison autochtone au sein des services offerts.

Des logiques d’ouverture… et de fermeture

Un changement de cap est ensuite survenu, marqué par de nombreux rapports d’enquête et de multiples résistances visant à dénoncer les traitements discriminatoires vécus par les peuples autochtones au sein des divers services publics. Dans les années 1970, on assiste à l’émergence de divers mouvements sociaux autochtones, visant à identifier de meilleures réponses institutionnelles aux spécificités culturelles. Cette période a aussi été marquée de façon générale par le militantisme, la mobilisation politique et les mouvements pour les droits humains et la justice sociale au Canada. À l’extérieur de la discipline du travail social, plusieurs Autochtones ont développé des initiatives liées à la guérison et à la réaffirmation identitaire, telles que des programmes incluant des cérémonies de purification et des cercles de guérison. À cette époque, le rôle des travailleurs sociaux s’est aussi transformé pour réaffirmer les valeurs anti-oppressives de la discipline, par des théories qui témoignent de la volonté professionnelle de mieux comprendre « l’Autre ». Bien qu’elles comportent des limites, ces théories permettent une analyse structurelle des problèmes sociaux et ont la capacité de mettre en perspective la manière dont les lois et les institutions sociales de la culture dominante oppriment les cultures minoritaires (Kennedy-Kish et al., 2017).

En parallèle de cette prise en considération accrue du rôle des structures dans les trajectoires individuelles, on assiste à une critique sévère de l’État-providence, où les travailleurs sociaux sont accusés de faire un travail improductif, encourageant une attitude trop douce et permissive envers les « déviants, les inconscients et les violents » (Parton, 1994). Les débuts du néolibéralisme contribuent à modifier la perception de la réhabilitation des personnes : désormais, ce n’est plus une responsabilité sociétale, mais individuelle (Kennedy-Kish et al., 2017). L’orientation du travail social deviendra ainsi axée sur le soutien aux individus dans leur fonctionnement optimal, plutôt que sur les changements dans les structures sociales qui portent souvent l’empreinte d’injustices et d’inégalités systémiques (Deslauriers et Turcotte, 2015). D’ailleurs, la réhabilitation n’étant désormais plus placée au premier plan des orientations pénales, le système de justice va également tendre à se dissocier des travailleurs sociaux (Hussey et Duffee, 1980). Ces changements idéologiques s’éloignent du modèle de guérison autochtone qui prône plutôt une responsabilisation collective dans les processus de transformation (Waldram, 2013). La vision étatique individualisante teinte nécessairement les interventions sociales, particulièrement en raison du fait que la plupart des travailleurs sociaux oeuvrent au sein des services publics. Cela fait en sorte qu’ils sont rémunérés par les mêmes institutions qu’ils sont censés remettre en question, ce qui réduit alors les possibilités d’actualisation des approches structurelles (Kennedy-Kish et al., 2017).

Dans les faits, même si la discipline a pris conscience de la marginalisation vécue par les peuples autochtones dès les années 1970, elle n’a pas permis de déployer concrètement des programmes qui tiennent compte de l’histoire coloniale pendant cette période. D’ailleurs, la guérison autochtone est reléguée, dans les écrits scientifiques en médecine et en anthropologie, au rang de la magie ou de la sorcellerie (Elkin, 1977). Puisqu’elle n’est pas vue comme ayant un potentiel transformatif, elle n’est pas du tout abordée dans les écrits en travail social. Même dans les années 1980, la spiritualité – très présente dans les pratiques de guérison autochtones – semble complètement évacuée du discours des travailleurs sociaux, puisqu’elle est alors associée au domaine du religieux (Wong et Vinsky, 2009). Cette prise de distance face à la religion est notamment associée au désir du travail social de se professionnaliser et de ne plus être associé à la charité judéo-chrétienne qui a marqué ses débuts. Au sein de la discipline, la religion et la spiritualité étaient considérées, au mieux, comme « inutiles et non pertinentes » et, au pire, « pathologiques » (Russel, 1998, p. 17). D’ailleurs, l’efficacité des pratiques autochtones de guérison était remise en cause, que ce soit dans le domaine médical ou de la santé mentale : on n’arrivait pas à les mesurer ni à les quantifier (Anderson et Moerman, 1980). À l’instar de la littérature de l’époque, il est possible d’affirmer que la plupart des études sont menées par des chercheurs non autochtones, à l’extérieur du travail social, et que la guérison est comprise et analysée uniquement sous un angle religieux et non comme un mode d’intervention sociale.

Vers la fin des années 1980, on assiste enfin à une réflexion plus générale sur la pratique du travail social auprès des Autochtones. Parmi les recommandations qui ont suivi l’analyse des programmes d’études en travail social au Canada en 1986 figurait la nécessité d’y intégrer les réalités autochtones et leurs modèles d’entraide (Harris, 2006). L’année suivante, les travaux d’un comité mènent à une déclaration adoptée par l’Association canadienne des écoles de service social (Brant Castellano, Stalwick et Kerans, 1986). Celle-ci mettait de l’avant le fait que les peuples autochtones ont des modes de guérison vieux de plusieurs millénaires et qu’il faut impérativement les mettre en valeur au sein de la discipline. Pourtant, dans leur analyse de contenu d’articles scientifiques sur le travail social publiés entre 1980 et 1989, McMahon et Allen-Meares (1992) en ont trouvé seulement 22 qui effleuraient les questions autochtones. Parmi ceux-ci, seulement trois ont été écrits entre 1986 et 1989. Le peu d’articles concernant spécifiquement la guérison autochtone dans les revues scientifiques dans les années 1980 (deux dans la revue Child Welfare, deux dans la revue Social Work et aucun dans les revues Social Service Review et Social Casework) reflète une attitude générale de désintérêt face à cette notion. Conséquemment, des auteurs ont qualifié le travail social de l’époque comme étant impérialiste et offrant des pratiques institutionnalisées ne reflétant pas les pratiques d’aide et de guérison autochtones (Hart, 2016).

Des logiques de reconnaissance et d’intÉgration

Les années 1990 et 2000 furent marquées par un regain d’intérêt pour la religion et la spiritualité au sein du travail social, dans une optique de respect des diversités culturelles. Cette période est caractérisée par une augmentation marquée du nombre de publications sur le sujet et par la création d’une Société nationale de spiritualité et de travail social (Furman, Zahl, Benson et Canda, 2007). Tenant compte du fait que la spiritualité peut être une source de soutien pour les groupes marginalisés, la discipline a alors commencé à favoriser l’acquisition de compétences culturelles qui orientent les intervenants à être plus sensibles aux pratiques et aux visions du monde des groupes ethnoculturels. En ce sens, le Council on Social Work Education a introduit, en 1995, des références à la religion et à la spiritualité dans son énoncé de politique (Canda et Furman, 1999). L’ACTS (1994) a également pris position en faveur de la reconnaissance des approches de guérison autochtone, en soulignant la nécessité d’apporter des changements radicaux pour mieux les intégrer au travail social. Il s’agit alors d’un point de départ vers la légitimation des visions du monde autochtones au sein de la discipline. Cette reconnaissance a été suivie par l'émergence d’une littérature portant sur les approches autochtones et par leur intégration ou leur comparaison avec les pratiques du travail social dit « conventionnel » (Guay, 2017). L’arrivée du courant postmoderniste de même que l’accroissement du nombre d’universitaires autochtones ont également contribué à la prise en compte de points de vue alternatifs qui ont mené à une résurgence de l’intérêt pour les approches spirituelles et culturelles en travail social. Cette ouverture semble offrir des options pour comprendre les situations au-delà d’une analyse centrée sur les problèmes individuels. Cette inclusion permet aussi, peu à peu, de reconnaître les forces et les apports des modalités de guérison autochtones pour penser et pratiquer le travail social (Wong et Vinsky, 2009). Ainsi, vers la fin des années 1990, on assiste à l’élaboration de différents programmes, politiques et services au Canada qui offrent une place à la guérison et à la spiritualité en tant qu’ingrédients thérapeutiques (Waldram, 2013).

Des tentatives de dÉcolonisation

La période contemporaine est marquée, en travail social comme dans les disciplines connexes, par un désir de décoloniser la pratique en reconnaissant les inégalités systémiques. L’Association canadienne pour la formation en travail social (ACFTS) a ajusté graduellement ses normes, en exigeant que les programmes intègrent davantage les questions autochtones dans les propositions de cours. Par exemple, celles de 2009 indiquent que les programmes doivent permettre aux étudiants d’acquérir une meilleure compréhension de l’oppression et de la guérison chez les Autochtones au Canada (ACFTS, 2009). En 2014, l’Association internationale des écoles de travail social abonde dans le même sens en affirmant que la pratique doit tenter de « rectifier l’hégémonie et le colonialisme scientifiques de l’Occident en se mettant à l’écoute et en apprenant des peuples autochtones autour du monde » (AIETS, 2014, n.p.).

De nombreux auteurs soulignent d’ailleurs l’importance de mettre en valeur les protocoles culturels des peuples auprès desquels le travailleur social oeuvre (Kennedy-Kish et al., 2017), ce qui fait partie intégrante des méthodologies de la décolonisation. De plus en plus de revues scientifiques s’attardent précisément aux questions autochtones[2]. Très récemment au Québec, le Plan d’action gouvernemental pour le développement social et culturel des Premières Nations et des Inuits 2017-2022 souligne aussi l’importance de la culture, de la spiritualité et des processus de guérison dans le mieux-être individuel et collectif des peuples autochtones. D’autres programmes plus spécifiques (carcéraux, par exemple) ont aussi mis l’accent sur la guérison afin de répondre aux besoins des Autochtones en matière de réinsertion sociale.

De surcroît, de plus en plus d’études scientifiques sont menées par des chercheurs autochtones en travail social, dont certains ont théorisé la notion de guérison ou développé des approches qui la mettent au coeur des objectifs d’intervention. Par exemple, Wenger-Nabigon (2010) propose d’inclure une position écologique reliant les enjeux de la guérison à une vision holistique du développement, à l’aide de la roue de médecine crie. D’autres chercheurs suggèrent aussi l’utilisation de la roue de médecine dans les pratiques d’intervention visant la guérison (Baskin et Sinclair, 2015 ; Van de Sande, Beauvolsk et Larose-Hébert, 2018). La théorie écospirituelle autochtone mise de l’avant par Coates, Gray et Hetherington (2006), quant à elle, inclut l’approche systémique, les théories critiques et postmodernes, les approches environnementales, la notion de guérison et l’éthique de justice sociale. Plusieurs chercheurs autochtones cherchent ainsi à se distinguer, même à développer un travail social autochtone (Indigenous Social Work), à revaloriser et à intégrer leurs épistémologies dans les pratiques sociales contemporaines.

Des enjeux persistants au QuÉbec

L’analyse historique des intersections entre la guérison autochtone et le travail social permet de comprendre la méfiance actuelle des Autochtones envers les travailleurs sociaux, les institutions et les approches occidentales. Malgré les récents changements au sein de la discipline, elle est encore vue, pour plusieurs, comme une arme de colonisation et de contrôle social (Baskin, 2009 ; Sinclair, 2009). De décennie en décennie, on réaffirme l’importance de reconnaître les perspectives de guérison autochtones, mais son inclusion en travail social s’est faite de façon assez lente et progressive. Selon certains auteurs, il y a encore beaucoup à faire pour en arriver à leur intégration concrète dans la pratique, la recherche et l’enseignement dans les disciplines du « social » (Kennedy-Kish et al., 2017). D’autant plus que cette intégration est en partie tributaire des différentes logiques adoptées par l’État, qui influencent grandement le rôle des travailleurs sociaux. Selon Baskin (2006), ces derniers orientent encore leurs interventions selon ce qu’ils repèrent comme étant le ou les problèmes, ce qui conditionne la démarche professionnelle. En contraste, la relation d’aide en contexte autochtone n’a pas pour but de trouver une solution à un problème particulier ni de corriger un comportement, mais plutôt de prendre le temps d’explorer toutes les sphères de la personne et de son environnement afin de favoriser le retour à l’équilibre (Kennedy-Kish et al., 2017). Dans les approches de guérison autochtones, s’ingérer dans la vie des individus, leur ordonner quelque chose ou les persuader sont considérés comme des intrusions et un manque de respect, alors que ces concepts renvoient au contrôle social souvent utilisé par les travailleurs sociaux allochtones (Guay, 2017). Ces derniers ont tendance à suggérer – ou, parfois, à imposer – des solutions très occidentales pour faire face aux difficultés, telles que des approches centrées uniquement sur l’individu (et le plan « d’intervention » qui l’accompagne) ou des pratiques de surveillance et de responsabilisation individuelle (par des thérapies ou des suivis psychosociaux obligatoires visant la « protection » ou la « réinsertion »). Ces mesures se révèlent souvent inefficaces pour aborder les traumatismes intergénérationnels qui découlent de pratiques colonialistes qui perdurent depuis des siècles. Elles ne correspondent pas non plus aux visions du monde dans lesquelles sont ancrés les modes de guérison autochtones (Ansloos, 2017). Dans les faits, elles échouent à améliorer les conditions de vie des peuples autochtones et ne permettent pas, à l’heure actuelle, de diminuer les taux alarmants d’Autochtones assujettis aux systèmes pénal et de protection de l’enfance. Le fait d’intégrer les pratiques de guérison autochtones au sein de la discipline permettrait d’entrevoir des solutions différentes. Celles-ci prennent toutefois davantage de temps, puisqu’elles supposent une démarche participative, familiale, consensuelle et respectueuse, ancrée dans les valeurs culturelles et spirituelles (Brassard et Spielvogel, 2018).

Or, même si le respect du rythme des individus fait partie des valeurs du travail social, la nouvelle gestion publique (NGP) présente dans les institutions québécoises de santé et de services sociaux fait en sorte qu’il n’est pas toujours possible de l’actualiser en pratique (Bellot, Bresson et Jetté, 2013). Les paradigmes actuels contiennent des impératifs d’efficacité qui se déclinent en fonction de la performance et du contrôle des coûts financiers. Les travailleurs sociaux doivent alors rencontrer le plus de clients possible, dans un temps de plus en plus limité. Si ce cadre organisationnel (avec la centralisation de la gouvernance des services et les restrictions budgétaires) crée déjà des tensions entre la conception que se font les travailleurs sociaux de leur rôle et les demandes institutionnelles à leur endroit, ces défis sont amplifiés pour la clientèle autochtone pour qui la guérison et la satisfaction des services sont plutôt liées au temps passé avec l’intervenant ainsi qu’à la relation privilégiée développée. Cela met en lumière le dilemme auquel sont confrontés les travailleurs sociaux qui aspirent à offrir des services culturellement sécuritaires, alors qu’ils n’ont que le temps de « traiter » des problèmes et de soutenir la « restauration » des personnes vers un certain fonctionnement social.

Par ailleurs, la participation à des cérémonies et à des rituels par l’entremise de guides spirituels ou d’Aînés est également importante en contexte autochtone (Hart, 2016). Si la participation de ces acteurs clés se voit fréquemment au sein des services correctionnels, cela est beaucoup plus rare dans les secteurs publics de la santé et des services sociaux. Qui plus est, l’intervention en silos (par exemple, en reléguant les problèmes physiques au secteur de la santé et en amalgamant la spiritualité au domaine religieux) plutôt qu’une approche globale est un frein direct à l’actualisation des pratiques de guérison autochtones.

Enfin, la professionnalisation du travail social n’est pas toujours cohérente avec les perspectives autochtones, qui rejettent souvent la régulation des pratiques sociales par des normes nécessitant l’acquisition d’un corpus de connaissances donné, déterminé par la société dominante (Baskin, 2006). Aronson et Hemingway (2011) critiquent d’ailleurs l’approche « par compétences » en travail social, qui, selon eux, consiste en

un assortiment de comportements dépouillés de toute base de connaissances, de théorie et de valeurs, de leurs contextes relationnels, de leurs contextes sociaux complexes et d’une analyse des inégalités de pouvoir, ou des attentes envers les travailleurs sociaux qui, selon leur code d’éthique, doivent contribuer à l’amélioration de la justice sociale

p. 282, traduction libre

L’obligation d’obtenir des qualifications formelles exacerbe les difficultés vécues par les Autochtones au Québec, particulièrement depuis l’adoption, en juin 2009, d’une loi qui a modifié le Code des professions en redéfinissant des champs d’exercices professionnels dans les domaines de la santé mentale et des relations humaines. L’introduction de ces nouvelles exigences réduit les possibilités de recrutement de personnel autochtone et constitue un frein au développement de pratiques culturellement sécuritaires. Ainsi, le travail social se retrouve devant des défis de taille.

Vers une intÉgration de la guÉrison autochtone en travail social

Malgré les multiples enjeux évoqués précédemment, le travail social prend de plus en plus conscience des limites des modèles actuels pour appréhender l’ensemble des problèmes et des réalités sociales contemporaines en contexte autochtone (Guay, 2017). En ce sens, plusieurs chercheurs se sont questionnés sur des avenues possibles afin d’aborder la guérison dans la discipline. Cela suppose non seulement de valoriser les pratiques d’intervention sociale autochtones, mais également d’actualiser concrètement les principes de décolonisation de la pratique.

D’abord, les services et les projets axés sur la guérison autochtone sont de plus en plus documentés, reconnus et valorisés au sein des collectivités autochtones ainsi qu’en milieu urbain. Les séjours sur le territoire pour se reconnecter avec la Terre-mère, la participation à des cercles de guérison ou à des conseils de famille, ou encore les séjours au sein d’un pavillon de ressourcement autochtone plutôt qu’en milieu correctionnel sont reconnus pour leur capacité à renforcer la résilience, à stimuler la fierté identitaire et à soutenir les transformations tant individuelles que communautaires (Brassard et Spielvogel, 2018 ; Guay et Delisle-L’Heureux, 2019 ; Rachédi et Mathieu, 2010 ; Radu et al., 2014). L’inclusion de la guérison autochtone au sein des pratiques sociales peut également se faire en prônant des interventions holistiques – qui misent à la fois sur le mieux-être mental, spirituel, physique et émotionnel de l’individu – de même que des approches familiales et collectives. La valorisation et l’intégration respectueuse de ces pratiques en travail social ne seraient que bénéfiques pour la clientèle autochtone. Baskin (2016) soutient qu’il faut toutefois se prémunir contre l’appropriation culturelle : le processus de validation des connaissances autochtones ne doit pas conduire à la perte de contrôle et de la propriété des savoirs par les peuples autochtones, qui doivent être consultés et impliqués. En outre, les chercheurs et praticiens non autochtones en travail social doivent apprendre à travailler dans une nouvelle relation avec les Autochtones, où ces derniers conservent la liberté de déterminer leurs propres théories, approches et pratiques, de même que la manière dont ils souhaitent institutionnaliser (ou non) ces savoirs. À cet égard, l’implication et la consultation des Aînés et des guérisseurs autochtones dans l’intervention sont à prévoir : ces derniers sont les détenteurs des savoirs et peuvent agir en complémentarité avec les travailleurs sociaux (Guay, 2017), notamment par leurs connaissances du territoire (ex. pour les ressourcements en forêt), des plantes médicinales (pour leur utilisation dans les démarches de guérison) ou des cérémonies axées sur la guérison et la spiritualité (ex. tentes de sudation et purifications). Ils peuvent également soutenir l’utilisation de la roue de médecine comme outil d’intervention permettant de travailler l’estime de soi, l’équilibre entre les différentes sphères de vie, la conscience de l’ici et maintenant ainsi que les relations entre l’individu, sa famille, le territoire et la spiritualité (Ansloos, 2017). Plus encore, le culturagramme – pour explorer les croyances associées au mieux-être et à la guérison, par exemple – peut aussi se révéler utile en intervention sociale (Roy et Ellington, 2018). La décolonisation des pratiques en travail social implique également l’inclusion des visions du monde autochtones dans la relation d’aide, la prise en considération de l’histoire coloniale, la prise de conscience des valeurs et des préjugés de la discipline et l’importance de comprendre le contexte culturel des clientèles (Baskin, 2006). Les travailleurs sociaux peuvent aussi soutenir activement les organismes de services sociaux autochtones, les changements dans les politiques sociales et le soutien des groupes impliqués dans les revendications territoriales. En effet, le soutien des démarches de guérison implique des actions à différents niveaux (micro, méso et macro) qui mettent de l’avant l’autodétermination et le respect des droits des peuples autochtones comme valeurs fondamentales (Briskman, 2014).

Enfin, les établissements d’enseignement peuvent être des alliés importants en mettant de l’avant les pratiques d’intervention sociales autochtones axées sur la guérison (Baskin et Sinclair, 2015). Cela peut se faire en invitant des experts autochtones (des Aînés et des intervenants sociaux autochtones, par exemple) à participer à l’enseignement des cours et en reconfigurant l’espace académique pour y reconnaître les paradigmes et les épistémologies autochtones. Les standards académiques et de « compétence » auraient aussi avantage à être définis par des groupes d’experts autochtones, qui ne sont pas nécessairement des chercheurs, mais plutôt des personnes dont l’expertise est reconnue par leur propre groupe.

CONCLUSION

Au cours du siècle dernier, le travail social a vécu plusieurs vagues de restructuration, caractérisées par des différences marquées quant à sa mission, ses valeurs, ses fondements théoriques et ses méthodes de pratique. Les travailleurs sociaux ont navigué et modifié leurs angles d’appréhension au gré des orientations étatiques, en passant d’une philosophie de contrôle social des peuples autochtones à des actions qui misent davantage sur l’aide, l’ouverture à la diversité culturelle, la justice sociale et la défense de droits. De façon assez évidente, il est possible d’entrevoir les différences fondamentales entre les perspectives autochtones et occidentales comme faisant partie intégrante des enjeux contemporains au coeur de la discipline. En fait, il est clair que celle-ci n’est pas neutre et qu’elle est largement influencée par la culture et les idéologies dominantes. Cela joue un rôle dans l’identification et la réponse aux problèmes sociaux qui sont souvent inappropriées aux réalités autochtones (Baskin, 2009). Pour plusieurs, le travail social contemporain agit toujours comme un agent de colonisation, en tentant d’appliquer des modèles théoriques et pratiques qui ne sont pas culturellement sécuritaires. Le contexte juridique et institutionnel actuel, qui dicte les paramètres d’intervention, semble peu compatible avec les valeurs autochtones et leur manière de concevoir la guérison (Guay, 2017).

Néanmoins, le fait qu’il existe de multiples « travail social » et l’adaptabilité de la discipline peuvent devenir l’une de ses plus grandes forces (Campbell, 2011). Le fait qu’elle puisse aller dans plusieurs directions lui assure un potentiel de créativité, une liberté dans sa manière de penser et d’agir qui la distingue d’autres disciplines. L’inclusion progressive de la notion de guérison autochtone au sein de la discipline montre qu’elle n’est pas imperméable aux nouvelles idées et qu’il est possible de soutenir les initiatives qui actualisent les valeurs du travail social comme la justice sociale, l’autodétermination et le respect. En ce sens, Touraine (1994) rappelle que « ce qui mesure le caractère démocratique d’une société, ce n’est pas la forme de consensus ou de participation qu’elle atteint; c’est la qualité des différences qu’elle reconnaît, qu’elle gère, l’intensité et la profondeur du dialogue entre des expériences personnelles et des cultures différentes les unes des autres » (p. 316). Cela impose une attitude d’ouverture, d’écoute et de compréhension des réalités autochtones par les travailleurs sociaux, mais également par les systèmes éducatifs, institutionnels et politiques. Certains auteurs en appellent ainsi à « assurer une réelle délibération collective des individus dans la définition de leurs problèmes et le renouvellement des pratiques sociales qui les concernent » (Guay, 2007, p. 189).

Très récemment, des chercheurs autochtones ont réfléchi à des stratégies permettant de combiner les perspectives autochtones et occidentales, dans l’optique de dépasser l’antagonisme souvent observé entre eux lorsqu’il est question de guérison (Martin, 2012). Cette approche à double perspective, nommée Two-Eyed Seeing, permet d’apprendre à voir avec les deux yeux en combinant des épistémologies multiples. Cela signifie qu’un oeil ne doit jamais être dominé par l’autre, et qu’un regard holistique permet de reconnaître les apports positifs des différentes perspectives dans les démarches de guérison de la clientèle autochtone (Martin, 2012). Cette approche suppose un dialogue interculturel permettant d’élaborer de nouveaux modèles d’intervention sociale et laisse entrevoir un changement de paradigme intéressant pour les peuples autochtones. De manière unie et complémentaire, les perspectives autochtones et occidentales pourraient alors dépasser les contraintes de l’individualisme et de la nouvelle gestion publique au profit d’approches holistiques et culturellement sécuritaires.