Corps de l’article

Introduction

Les personnes en situation ou à risque d’itinérance présentent des besoins multiples, complexes et souvent simultanés, en matière de santé physique et mentale, de sécurité alimentaire, de revenu, de démêlés judiciaires, de dépendances, d’inclusion sociale et professionnelle et, évidemment, de logement et d’habitation (Hallée, Bettache et Plamondon, 2016 ; Kouyoumdjian et al., 2019 ; Latimer et Bordeleau, 2019 ; Latimer, Méthot et Cao, 2016 ; Zhang et al., 2018). Les institutions et services publics n’ont historiquement pas été pensés en fonction de populations présentant de tels besoins pluriels, mais plutôt selon des traditions professionnelles et disciplinaires opérant en parallèle. Ce mode d’organisation « en silos » tend à restreindre l’accès aux divers services dont les personnes en situation d’itinérance ont besoin et auxquels elles ont droit (Roy, Morin, Lemétayer et Grimard, 2006). C’est face à l’impasse de ce mode d’organisation des services, celui d’un État social « monopoliste » et rigide (Ouellet, Corbin-Charland et Morin, 2017), que les concepts de « collaboration », d’« interdisciplinarité », de « travail en réseau » ou d’« intersectorialité » prennent de plus en plus de place dans les politiques publiques et les programmes dédiés aux personnes en situation ou à risque d’itinérance (Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2014 ; Nichols et Doberstein, 2016). Si les notions d’interdisciplinarité et de travail en réseau sont relativement bien établies dans les pratiques sociales et de santé, celle d’intersectorialité, qui fait appel à des secteurs ou champs d’action aux traditions, cultures et logiques différentes, parfois divergentes, est moins documentée.

Dans le présent texte, nous retenons la définition de Bryson et coll. (2006, p. 44), où l’intersectorialité est présentée comme « la liaison ou le partage d’information, ressources, activités et capacités par des organisations de deux secteurs ou plus, pour atteindre un résultat commun qui ne pourrait l’être par un seul de ces secteurs ». La notion de secteur peut référer à des sphères de la société (État, communauté, marché privé) ou à des secteurs d’activités économiques ou publiques (services éducatifs, de santé ou judiciaires, par exemple). Au Québec, des savoirs théoriques sur l’intersectorialité ont été développés par Morin et coll. (2015). Ils font le postulat, à partir d’une analyse pratique auprès des ménages en situation de pauvreté, d’un continuum d’intensité de l’intervention intersectorielle. Ce continuum, fortement inspiré de celui développé par Mercier et Métivier (2003), permet une lecture des mécanismes d’intervention selon le degré d’intégration des objectifs et des activités entre des acteurs de deux ou plusieurs secteurs. Il comprend trois niveaux, soit la communication, la coordination et la coopération. Au premier niveau, celui de la communication, on note une volonté des acteurs de différents secteurs de travailler ensemble, la présence de certains intérêts communs, la transmission d’information et l’échange de ressources, mais des objectifs indépendants et certains intérêts conflictuels. Le niveau de la coordination implique des objectifs complémentaires (mais non communs), la mise en commun des ressources et des activités, et des approches différentes. La simple transmission d’information se transforme en mécanismes de concertation. Enfin, au troisième niveau, celui de la coopération, les acteurs des différents secteurs discutent ensemble d’un but commun, où les partenaires se reconnaissent mutuellement un champ de compétence par rapport au but visé, dans un certain équilibre de pouvoir. Morin et coll. (2015), à l’instar d’autres auteurs, identifient les deux plans où des mécanismes intersectoriels peuvent être mis en oeuvre : celui des pratiques de gestion et des pratiques d’intervention. Ces dernières font l’objet du présent texte.

Malgré l’intérêt grandissant pour le développement d’interventions intersectorielles, leur mise en oeuvre ne se fait pas sans heurts, et peut alourdir le fardeau des gestionnaires et prestataires de services (Parent et Tourillon-Gingras, 2019 ; Roy etal., 2020). Il nous est donc apparu pertinent de mieux comprendre quels savoirs ont été développés dans le champ de l’action intersectorielle en itinérance, afin de soutenir le développement et l’actualisation de telles pratiques, et de poser un regard critique sur les promesses et écueils potentiels de celles-ci.

Plus spécifiquement, les questions de recherche suivantes ont été abordées : 1. Quelles pratiques intersectorielles ont été développées et documentées dans l’accompagnement et l’intervention en itinérance ? 2. Que sait-on de l’expérience qu’ont les acteurs concernés de ces pratiques intersectorielles ? 3. Que sait-on des effets de ces pratiques intersectorielles ? 4. Quels sont les facteurs influençant l’implantation des pratiques intersectorielles dans l’accompagnement et l’intervention en itinérance ?

MÉthodologie

Pour répondre à l’objectif et aux questions de recherche, nous avons réalisé un examen de la portée basé sur le cadre de référence en six étapes de Levac et coll. (2010). Ces étapes comprennent : l’identification de questions de recherche ouvertes, l’identification des textes potentiellement pertinents, la sélection des textes pertinents, l’extraction des données, la synthèse et la présentation des résultats, et la consultation auprès d’experts. Pour répondre aux questions de recherche présentées ci-haut, nous avons rédigé, en collaboration avec un bibliothécaire universitaire, un protocole d’identification et de sélection des publications pertinentes, autant dans la littérature scientifique que grise, permettant d’opérationnaliser les six étapes de Levac et coll. (2010). Pour l’identification des textes potentiellement pertinents, les mots clés utilisés, en français et en anglais, sont les suivants : (Itinérance OU Sans domicile OU Sans abri) ET (Intersectoriel OU Communication OU Collaboration OU Coopération OU Interorganisationnel OU Concertation OU Réseau). Ces mots clés ont été entrés dans les bases de données suivantes : Érudit, Medline, CINAHL, ERIC, PsycINFO et Social Science Citation Index. La littérature grise a été explorée en entrant les mêmes mots clés dans Google Scholar et dans ProQuest Dissertations and Theses. Nous n’avons pas limité les résultats en fonction de la date, de la langue ou du statut de publication.

Les textes sélectionnés devaient aborder des pratiques d’accompagnement ou d’intervention réalisées auprès des personnes en situation ou à risque d’itinérance dans des pays considérés « à revenu élevé[1] », et comprendre l’implication d’au moins deux secteurs, tels que définis dans l’introduction. Les publications étaient exclues si le phénomène de l’itinérance n’y apparaissait pas comme central, mais était plutôt associé à un autre objet de recherche (par exemple, pratiques d’accompagnement auprès d’ex-détenus). Nous avons exclu les publications où le travail intersectoriel apparaissait seulement comme élément de discussion ou comme pratique à développer dans les conclusions. Enfin, nous avons exclu les publications où l’objet d’étude était l’itinérance à la suite d’une catastrophe naturelle ou humaine (zone de guerre, par ex.).

Après l’obtention d’une liste finale de titres et abrégés par la recherche bibliographique, nous avons procédé à la sélection des textes en fonction de nos critères d’inclusion et d’exclusion, dans un premier temps à la lecture des titres et des abrégés. Nous avons procédé à une validation inter-juges pour la sélection des textes à cette étape, pour un échantillon aléatoire de 15 % des textes. Le taux d’accord était de 96 % entre les deux analystes, tout désaccord pouvant être résolu par la discussion. À la suite de cette étape, 155 articles ont été sélectionnés et lus intégralement. Quarante de ces textes ont été retenus pour la sélection finale, à laquelle quatre publications ont été ajoutées en consultant les listes de références des textes sélectionnés. Chacun des quarante-quatre textes constituant la liste finale a été lu en profondeur et les données pertinentes en ont été extraites au moyen d’une grille.

Les deux dernières étapes proposées par Levac et coll. (2010) ont été réalisées d’abord en agrégeant les résultats de la grille d’extraction en fonction des caractéristiques des textes sélectionnés (type d’article, population ciblée, etc.). Par la suite, nous avons mené une analyse qualitative de contenu (Miles et Huberman, 1994) sur les extraits des textes correspondant aux questions de recherche. Cette analyse a permis de dégager les principales formes de pratiques intersectorielles, l’expérience qu’en ont les acteurs concernés, leurs effets et les facteurs influençant leur mise en oeuvre. Les résultats émergents ont été soumis à des chercheuses ayant une expertise en matière d’intersectorialité, en vue de la rédaction du présent article.

RÉsultats

Le Tableau 1 synthétise les caractéristiques des 44 documents sélectionnés. La majorité des écrits recensés était des descriptions de programmes ou des études de cas qualitatives, visant à évaluer l’implantation de pratiques intersectorielles en itinérance. Six articles quantitatifs ont été recensés, dont cinq portaient sur l’évaluation des effets. Parmi les sources de données utilisées, les catégories d’acteurs les plus souvent interrogées étaient les intervenantes et intervenants, puis les gestionnaires et, enfin, moins fréquemment, les utilisateurs et utilisatrices de services. La moitié des écrits recensés concernait les personnes en situation d’itinérance, sans différenciation de sous-populations ; les textes ciblant des populations spécifiques portaient le plus souvent sur les jeunes et les personnes ayant des troubles mentaux.

Tableau 1

Caractéristiques des travaux recensés

Caractéristiques des travaux recensés

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Formes de pratiques intersectorielles recensées

L’analyse des différentes pratiques intersectorielles décrites dans les 44 publications permet d’identifier 5 formes distinctes de pratiques (voir la Figure 1). Ces formes ne sont pas exclusives et peuvent coexister au sein d’un même programme.

Dans la première forme, que nous nommerons « Rapprochement des pratiques », des services de santé ou éducatifs habituellement offerts en milieu institutionnel sont donnés en milieu communautaire, par exemple en refuge d’urgence, dans le but de les rendre plus accessibles aux populations en situation d’itinérance (Goodier, Uppal et Ashcroft, 2015 ; Haskett, Tisdale et Leonard Clay, 2017 ; Moskowitz, Glasco, Johnson et Wang, 2006 ; Plumb, McManus et Carson, 1996). Une caractéristique dominante de cette forme est le maintien, par chacun des secteurs, d’objectifs distincts et indépendants.

La deuxième forme consiste en une augmentation plus ou moins formalisée des contacts entre les secteurs et à la mise en place de stratégies visant à améliorer la communication et la collaboration entre des intervenants de différents secteurs. Ces stratégies de communication et de collaboration accrues peuvent dépendre du développement de nouvelles pratiques intra-sectorielles. Par exemple, la mise en place de mécanismes d’amélioration de la communication entre des policiers et intervenants sociosanitaires à Marseille (Girard et al., 2014) eut lieu à la suite de l’implantation, à l’échelle nationale, d’équipes d’intervenants de proximité en itinérance.

La troisième forme correspond à la création d’un poste d’intervenant pivot en itinérance situé au centre de différentes ressources, structurellement lié au milieu communautaire. À Toronto, par exemple, le développement de services d’intervenants pivots et de pairs aidants offerts aux jeunes lors de leur transition en logement a favorisé la mise en place de collaborations formelles avec différents partenaires, en particulier les services de santé mentale spécialisés et des centres communautaires culturels, artistiques et récréatifs (Kidd et al., 2018).

La quatrième forme, que nous nommerons « Création d’une entité intersectorielle », vise à améliorer les ressources disponibles ou les capacités des prestataires de services. Plusieurs exemples de telles entités émergent : communautés de pratique intersectorielles (Cornes et al., 2014), formations intersectorielles (Haskett et al., 2017), dialogue communautaire (Woolrych, Gibson, Sixsmith et Sixsmith, 2015), comités intersectoriels ou de concertation (Bray et Link, 2014 ; Nelson et al., 2016), sessions de partage de cas (Phillips, 2013), recherche-action participative (Neale, Buultjens et Evans, 2012).

Dans la cinquième forme, les « Services intégrés », une entité composée de gestionnaires et d’intervenants de multiples secteurs est créée, afin d’offrir des services conjoints à la population ciblée, souvent dans un espace distinct qui abrite cette entité. L’appellation utilisée est parfois celle des « services intégrés », bien que ceux-ci ne le soient pas toujours complètement. Les exemples de telles entités sont très diversifiés. Au Royaume-Uni, le « Collaborative Empty Homes Project » regroupe deux entreprises sociales, le gouvernement municipal local et un office municipal d’habitation (Gillett, Loader, Doherty et Scott, 2016). Le projet constitue une réponse à différents enjeux dans une collectivité du nord de l’Angleterre, soit le manque de logements sociaux, les difficultés pour les jeunes de la rue d’accéder à des programmes d’insertion professionnelle et le vandalisme de propriétés abandonnées sur le territoire. Le partenariat a mobilisé les ressources et les capacités des quatre organisations pour former en construction des jeunes en situation d’itinérance par la remise en état des propriétés abandonnées, ultimement transformées en logements sociaux destinés à cette même population.

Certains programmes ont été mis en place autour d’une population spécifique, et une diversité de formes de pratiques intersectorielles a été expérimentée de façon simultanée. Par exemple, le Community Action Targeting Children who are Homeless (CATCH) cible les enfants en situation d’itinérance dans une grande ville américaine (Haskett et al., 2017), et inclut le dépistage de problèmes de santé et développementaux chez les jeunes enfants vivant en refuges (Rapprochement des pratiques), des rencontres de concertation régulières entre onze partenaires offrant des services à cette population (Collaboration accrue) et la formation intersectorielle aux pratiques sensibles aux traumas pour l’ensemble des organisations partenaires (Création d’une entité intersectorielle).

Figure 1

Formes de pratiques intersectorielles recensées

Formes de pratiques intersectorielles recensées

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Perspectives et expériences des intervenants et gestionnaires

Certains travaux ont permis de dégager les effets positifs des pratiques intersectorielles, tels que perçus par les intervenantes et intervenants impliqués. Ces effets positifs incluaient le développement d’une vision plus globale des besoins des personnes et des services disponibles dans leur milieu, la sensibilisation à une thématique de santé par les intervenants communautaires, la réduction des obstacles au dépistage et à la référence pour un problème de santé, la diminution de l’utilisation de la force ou de la judiciarisation par les policiers et la réduction de la probabilité que les personnes desservies tombent « dans les craques » (Anaya et al., 2014 ; Girard et al., 2014 ; Miller, Pavlakis, Samartino et Bourgeois, 2015 ; Simpson, 2015).

D’autres études ont documenté les mécanismes par lesquels les intervenants et intervenantes s’engageaient dans le travail intersectoriel en itinérance. Trois mécanismes spécifiques émergent. D’abord, l’établissement d’une vision commune, ou d’une façon de contourner les divergences de vision, est un mécanisme important dans l’action intersectorielle, tel que décrit par les prestataires de services. Par exemple, Hurtubise et Rose (2016) ont exploré l’expérience des intervenants de l’Équipe mobile de référence et d’intervention en itinérance (EMRII) de Montréal dans les premières années de sa mise en oeuvre. À travers les trois temps de l’intervention (observer, analyser et agir), les acteurs parvenaient à travailler ensemble en conciliant deux finalités d’intervention, soit la cohabitation sociale et la réponse aux besoins des personnes, en particulier en matière de santé et d’inclusion sociale. Les travaux de Nichols (2016) ont également montré l’importance d’outils et de cadres de références communs pour améliorer la communication et la collaboration.

Un deuxième mécanisme a trait au travail relationnel dans les pratiques intersectorielles en itinérance. Grace et coll. (2012) ont exploré l’expérience des intervenants pivots travaillant auprès des jeunes en situation d’itinérance. Les intervenants ont évoqué l’importance d’un réseau situé à la limite du professionnel et du personnel, bâti au fil des ans en fonction de la connaissance du milieu de l’itinérance. La possibilité d’avoir un contact en face à face avec l’intervenant d’un autre secteur était fortement valorisée. Ces résultats rejoignent ceux de Farinas (2018) où l’organisation du travail en fonction des capacités et des besoins de chacun, la communication régulière, transparente, empreinte d’échange et de confiance réciproque, constituaient des facettes du travail intersectoriel vues comme nécessaires, mais souvent invisibles, par les intervenants. L’étude de Lemoine (2016) met également de l’avant le travail relationnel d’intervenantes pivots auprès des femmes enceintes en situation d’itinérance. Les relations des membres de l’équipe étaient décrites de la même façon, qu’elles concernent les femmes enceintes ou les intervenantes d’organisations partenaires : elles demandent du temps et de l’énergie, requièrent de la flexibilité et de la confiance, et demeurent fragiles.

La création et la participation à des espaces dédiés au dialogue et à la réflexion émergent également comme des mécanismes essentiels pour soutenir l’action intersectorielle. Cornes et coll. (2014) se sont attardés à l’expérience qu’ont eue les membres d’une communauté de pratique intersectorielle autour de la question des traumas complexes dans l’intervention en itinérance. Les participants ont apprécié ces espaces informels et confidentiels favorisant le développement et le partage des connaissances avec des acteurs d’autres secteurs, en personne et sur leur temps de travail. La communauté de pratique était vue comme un « refuge » soutenant la pratique réflexive. Ces résultats rejoignent ceux d’une recherche-action participative visant à intégrer les services en itinérance dans plusieurs régions australiennes, où le processus de recherche lui-même constituait une stratégie pour favoriser l’intersectorialité (Neale etal., 2012). En offrant aux intervenants de différents secteurs des moments pour travailler de façon collaborative sur la recherche de solutions, ces acteurs ont été amenés à s’engager dans une pratique réflexive.

Enfin, certaines contraintes au travail intersectoriel peuvent être dégagées. Une des principales contraintes réside dans le sentiment d’impuissance vécu par les intervenantes et intervenants en lien avec la complexité des enjeux systémiques qui les dépassent, par exemple l’augmentation du nombre de personnes en situation d’itinérance, les discriminations envers celles-ci et les difficultés de la cohabitation sociale (Haskett etal., 2017 ; Simpson, 2015). La différence de rythme entre les secteurs communautaire et clinique peut également constituer une contrainte (Anaya et al., 2014). Enfin, des structures de gouvernance fortement hiérarchisées nuisent aux processus de collaboration et de communication entre les secteurs (Nichols, 2016).

Perspectives et expériences des personnes utilisant les services

Les perspectives des personnes utilisant les services varient en fonction des secteurs impliqués et de certaines caractéristiques démographiques comme l’âge. Les pratiques impliquant les secteurs sociosanitaires et policiers peuvent être accueillies de façon mitigée par les personnes desservies. D’une part, la collaboration permet une meilleure relation avec les policiers, une optimisation des ressources et la reconnaissance de leurs besoins ; d’autre part, des préoccupations demeurent quant au risque potentiel d’échange d’informations personnelles ainsi qu’à la portée limitée de telles pratiques pour soutenir l’inclusion sociale (Girard et al., 2014 ; Simpson, 2015).

Deux études ont porté spécifiquement sur la perspective des jeunes desservis par des équipes intersectorielles. Les jeunes insistent sur l’importance des transitions entre les systèmes, en particulier entre les services psychiatriques et ceux de protection de l’enfance, d’une part, et le secteur de l’hébergement et du logement, d’autre part (Nichols, 2016). Ils mettent en lumière les effets négatifs de pratiques où l’accès aux services est utilisé comme une « punition » pour un comportement dans un autre secteur (par exemple, lorsque le comportement dans un refuge affecte l’accès aux programmes d’insertion aux études). Les jeunes interrogés soulignent également la difficulté à comprendre les règles et structures administratives de différents systèmes et programmes auxquels ils font face une fois en logement (Tribunal administratif du logement ou programmes de bourses, par exemple), et les bénéfices d’avoir accès à un intervenant pivot bien au fait de ces structures. L’accès aux psychothérapies individuelles sans limite de temps et sans barrière financière était vu comme une expérience exceptionnelle, permettant d’aborder des problèmes de santé mentale complexes et les traumas vécus. Certains jeunes restaient ambivalents à utiliser toute forme d’aide en raison de leurs expériences passées négatives, mais aussi de leur désir d’autonomie (Kidd et al., 2018).

Effets des pratiques intersectorielles en itinérance

Cinq textes portaient sur une évaluation des effets des pratiques intersectorielles, et la plupart comportent des biais méthodologiques importants. Il est donc difficile de se prononcer de façon claire sur les effets des pratiques intersectorielles sur les populations en situation d’itinérance.

Les travaux de Kidd (2018) ont mesuré les effets de la création d’un poste d’intervenant pivot sur la stabilité résidentielle, l’intégration dans la communauté, l’insertion socioprofessionnelle, la qualité de vie, la santé mentale, la résilience, l’espoir et le soutien social perçu de 28 jeunes en transition. Des changements positifs ont été notés en matière de stabilité résidentielle, de santé mentale ainsi que d’insertion aux études et en emploi. Ces résultats prometteurs sont limités par la petite taille de l’échantillon et l’absence de groupe contrôle comparable. Toujours auprès des jeunes, Grace et Gill (2014) ont comparé un modèle de gestion de cas partagée aux services habituels offerts aux jeunes Australiens en situation d’itinérance, sans qu’une différence notable n’émerge entre ces groupes. Les auteurs postulent un effet de contamination important, car les prestataires de services en itinérance jeunesse, qui faisaient partie du groupe contrôle de l’étude, étaient en contact avec ceux du modèle de gestion de cas partagée et auraient été amenés à améliorer, eux aussi, leurs pratiques de collaboration et de communication.

Patterson et coll. (2012) ont examiné les effets du Homelessness Intervention Project (HIP), où des services sociosanitaires, de logement et judiciaires (agent de probation, par exemple) sont intégrés et co-logés. L’analyse des données des 362 participants du HIP montre une réduction du nombre de condamnations, une augmentation de l’utilisation des refuges et une augmentation du revenu d’aide sociale reçu six mois après le début du programme, mais pas de différence quant à l’utilisation des services de santé. En l’absence de groupe contrôle et compte tenu du caractère spécifique de la population (tous étaient déjà judiciarisés), ces résultats doivent être jugés exploratoires.

Les résultats de l’étude ACCESS aux États-Unis sur le soutien au logement auprès des personnes en situation d’itinérance ayant un trouble de santé mentale et un trouble lié à l’utilisation d’une substance suggèrent des effets supérieurs sur le plan de la stabilité résidentielle et de la santé mentale au sein d’équipes où des mécanismes de collaboration et de communication ont été établis avec des services externes (Collaboration accrue), plutôt qu’au sein d’équipes où les services étaient complètement intégrés (Rosenheck, Resnick et Morrissey, 2003). Des travaux semblables réalisés dans des refuges torontois pour une population d’hommes ayant des troubles mentaux ne montrent aucune différence entre un modèle de services intégrés basés au refuge même, et un modèle moins intégré où la présence régulière d’un psychiatre était combinée à des mécanismes de collaboration avec les services externes (Stergiopoulos et al., 2015).

Facteurs affectant la mise en oeuvre des pratiques intersectorielles en itinérance

Les travaux sur l’implantation de pratiques intersectorielles en itinérance sont de loin les plus courants dans les écrits recensés (n=25). Au vu du nombre de ces travaux, nous avons synthétisé l’information sous forme de facteurs facilitant ou gênant la mise en oeuvre de pratiques intersectorielles. Le Tableau 2 présente cette information, en ordre décroissant de récurrence des différents facteurs. Une des études recensées s’éloigne de la simple identification des facteurs et porte sur les structures de gouvernance susceptibles d’améliorer la collaboration entre les secteurs sur le terrain (Moseley et James, 2008). Les résultats indiquent un effet positif de la mise en place de dispositifs par lesquels des milieux de pratique reconnus peuvent agir comme mentors auprès d’autres milieux. Les fonds dédiés à des projets ou programmes intersectoriels ont également des impacts positifs. La production de guides de pratique sur la collaboration intersectorielle et des exhortations à la collaboration (soit par les politiques publiques ou dans les recommandations gouvernementales) auraient peu d’impact sur les pratiques.

Tableau 2

Facteurs influençant la mise en oeuvre des pratiques intersectorielles

Facteurs influençant la mise en oeuvre des pratiques intersectorielles

Tableau 2 (suite)

Facteurs influençant la mise en oeuvre des pratiques intersectorielles

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Discussion

Les résultats obtenus montrent que les travaux sur l’intersectorialité en itinérance se sont multipliés depuis les années 2010, qu’ils portent principalement sur les facteurs associés à la mise en oeuvre de telles pratiques et à l’expérience qu’en ont les prestataires de services, et qu’ils ciblent le plus souvent les personnes en situation d’itinérance sans différenciation de sous-groupes. L’absence de travaux portant sur les pratiques intersectorielles auprès des femmes ou des personnes de la diversité sexuelle et de genre en situation d’itinérance est à noter. Compte tenu de la prévalence bien documentée des violences vécues par ces personnes (McAll, 2018 ; Phipps, Dalton, Maxwell et Cleary, 2019 ; Schick et al., 2019) et des impacts de la violence sur les besoins en matière de soutien et de services, il nous apparaît important de développer et de documenter de telles pratiques auprès de ces populations.

Les résultats rejoignent, dans une certaine mesure, certains constats de Morin et coll. (2015) quant au continuum de l’intersectorialité. Les cinq formes de pratiques intersectorielles qui émergent de l’analyse des écrits recensés sont parfois associées au « degré » d’intégration des objectifs et des activités entre les secteurs. C’est le cas du « Rapprochement des pratiques », de la « Collaboration accrue » et des « Services intégrés ». Les deux premières formes correspondent globalement au niveau Communication du modèle de Morin et coll. (2015) ; dans le premier cas, la communication accrue entre les secteurs est plutôt la résultante d’un rapprochement spatial entre ceux-ci, alors que dans le deuxième, c’est plutôt le résultat d’une action intentionnelle des acteurs impliqués. Dans certaines études, la forme « Rapprochement des pratiques », bien qu’elle soit amenée comme une action intersectorielle, peut entraîner des effets mitigés et être perçue de façon négative par certains acteurs ; c’est le cas, en particulier, de projets imposés par un secteur (souvent un milieu institutionnel de santé ou universitaire) sur un autre. Les deux autres formes, soit la création du rôle d’intervenant pivot en itinérance et la création d’entités intersectorielles, ne se caractérisent pas en soi par leur degré d’intégration, mais peuvent plutôt se situer à divers points du continuum, parfois de façon progressive dans le temps.

Les résultats indiquent d’ailleurs que, dans plusieurs cas, des partenariats caractérisés par moins de formalisation et davantage de flexibilité peuvent entraîner de meilleurs résultats, du moins à l’interface santé mentale, hébergement et logement. Ces résultats d’études expérimentales rejoignent ceux d’études sur la mise en oeuvre, qui montrent que le caractère flexible et informel des liens constitue souvent un élément facilitant l’implantation de pratiques intersectorielles. Cette flexibilité perçue de façon positive est peut-être également indicatrice d’une plus grande capacité d’action et d’une mobilisation accrue des savoirs pratiques des prestataires de services. Dans l’ensemble, les résultats soutiennent la mise en oeuvre de pratiques intersectorielles caractérisées par la mise en valeur du travail relationnel, par la non-hiérarchisation des savoirs, par la reconnaissance et l’atténuation des dynamiques de pouvoir, et par l’établissement, en amont de l’implantation, soit d’une vision commune, soit de mécanismes pour fonctionner malgré des visées ou des intérêts divergents. Un tel idéal peut être contraint par des facteurs systémiques puissants, en particulier l’absence de financement spécifique à l’intersectorialité, des rapports hiérarchiques ou autoritaires entre les secteurs et entre les paliers décisionnels, et un travail d’accompagnement ou d’intervention s’inscrivant dans un paradigme de l’urgence où l’espace et le temps manquent pour l’établissement de pratiques réflexives et dialectiques.