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Introduction

Depuis longtemps, différentes disciplines ont recours à l’expression artistique pour soutenir leurs interventions (Du Ranquet, 1991 ; Hamel et Labrèche, 2010). L’utilisation d’images dans des tests projectifs en psychologie et en psychiatrie ou encore l’expression artistique mise à contribution pour dénoncer des situations d’oppression sociale en sont des exemples. Déjà dans les années 1980 et même avant, en travail social, on utilisait le dessin de la famille pour obtenir de l’information sur les systèmes familiaux auprès desquels on intervenait (Du Ranquet, 1991). Cet outil servait également de support à l’intervention puisqu’il permettait aux familles de parler d’elles à travers les images produites. L’art-thérapie, profession plus récemment reconnue au Québec, est née de ce mariage entre l’art et l’intervention, d’abord dans les milieux psychiatriques puis en élargissant son champ d’intervention à différents contextes tels que la petite enfance et la gérontologie (Hamel et Labrèche, 2010).

Le présent article propose de mettre en lumière l’un des apports de l’utilisation de l’expression artistique en intervention : son rôle médiateur dans le cadre d’une intervention en art-thérapie réalisée auprès de couples dont l’un des partenaires est atteint de la maladie d’Alzheimer. Cette expérience a fait l’objet d’une recherche doctorale.

Dans un premier temps, un rappel des principales caractéristiques des couples touchés par la maladie d’Alzheimer sera effectué. Puis, l’art-thérapie et le concept de médiation artistique seront brièvement décrits. La méthodologie de la recherche et ses principaux résultats seront ensuite présentés avant de conclure avec une mise en relief de ce qui se retrouve à l’intersection du travail social et de l’art-thérapie dans l’expérience relatée.

ConjugalitÉ et Alzheimer

Connue principalement pour les troubles mnésiques qu’elle entraîne, la maladie d’Alzheimer est en fait beaucoup plus complexe. Une personne qui en est atteinte perdra non seulement la mémoire mais aussi ses fonctions exécutives, de sorte qu’elle aura de la difficulté à organiser des pensées abstraites, à raisonner et à inhiber ses croyances (Poirier et Gauthier, 2020). Elle vivra également avec des troubles visuo-spatiaux et des troubles gnosiques, ce qui signifie qu’elle aura de la difficulté à identifier et à reconnaître des personnes ou des objets familiers (Poirier et Gauthier, 2020). Jusqu’à ce jour, aucun traitement connu ne peut la guérir. Au mieux, la médecine peut prévenir certains symptômes et, parfois, ralentir l’évolution de la maladie (Poirier et Gauthier, 2020).

La complexité de l’expérience vécue par les personnes atteintes et par leurs proches découle de ce portrait. Le caractère évolutif de la maladie, qui fait naître angoisse et appauvrissement des échanges, contribue à la détresse psychologique qui s’installe chez les proches (Feteanu et Sebag-Lanoë, 2002).

Dans ce contexte, le couple dont l’un des membres est touché par la maladie d’Alzheimer fait face à de nombreux défis. Par exemple, il voit son intégrité conjugale menacée par la transition du lien conjugal vers un rapport aidant-aidé. Cette transformation semble s’imposer par la force des choses. En effet, il ressort de la littérature que le conjoint non atteint endosse d’emblée le rôle d’aidant auprès de son partenaire, pour le meilleur et pour le pire (Lavoie et Rousseau, 2008 ; Guberman, Lavoie et Gagnon, 2005 ; Guberman et Lavoie, 2010). Caradec (2009) suggère qu’« aux yeux des conjoints bien plus que des enfants, le soutien qu’ils assurent semble aller de soi, relever de la nature même de la relation, au point que ce que l’on appelle communément “relation d’aide” apparaît d’abord comme la continuation d’une relation de couple commencée depuis de longues années » (p. 119).

Cet état de fait n’est guère surprenant. Bien que le rôle de proche aidant puisse revêtir un caractère positif, notamment par le sentiment d’utilité qu’il procure à l’aidant ou par le rapprochement qu’il permet parfois aux partenaires, il n’en demeure pas moins qu’il s’accompagne le plus souvent de son lot de détresse et de difficultés (Éthier et al., 2014 ; Caradec, 2009). Par exemple, de nombreuses études traduisent le sentiment de lourdeur ressenti par les aidants face à la tâche quotidienne ainsi que la détresse psychologique, l’épuisement et l’appauvrissement qu’ils sont plusieurs à vivre après quelques années à jouer ce rôle (Turcotte, 2013 ; Schulz et Martire, 2004 ; Tremont, 2011). Ainsi, les conjoints ne sont pas à l’abri de vivre les effets néfastes causés par une situation de proche aidance. Dans ce contexte, le couple, et les individus qui le composent, sont affectés par la situation engendrée par la maladie. Conséquemment, il importe de les soutenir afin de leur permettre de faire face à cette épreuve ensemble, tout en préservant l’intégrité individuelle des partenaires.

L’intervention auprÈs des couples touchÉs par l’Alzheimer : bref survol des Écrits en art-thÉrapie

L’intervention en art-thérapie auprès des couples en général a très peu fait l’objet de projets de recherche. Les travaux de Riley (1991) suggèrent que l’art-thérapie permet aux couples d’aborder indirectement des sujets tabous et conflictuels par le biais des images qu’ils produisent. Plus récemment, un outil d’évaluation de la relation – le joint painting – a été développé par Snir et Hazut (2012). Il s’agit d’une peinture que les partenaires réalisent sur une même feuille et qui permet de dégager les dimensions qui caractérisent leur relation (coopération, distance, occupation de l’espace, etc.). Shalmon, McLaughlin et Keefler (2012) ont identifié les apports de l’art-thérapie à l’intervention conjugale. Le premier est le pouvoir exercé par l’art afin de permettre aux partenaires de participer activement au processus, et ce, même s’ils ont des limitations. Un autre avantage de l’art-thérapie dans l’intervention conjugale est « …the ability of art tasks to quickly uncover covert family dynamics and make these visible to the therapist and the family so that both can clearly “see” patterns that may have previously been so deeply ingrained as to make them invisible » (Shalmon et al., 2012, p. 43). Les autrices évoquent également le pouvoir de l’image, qui se perpétue au-delà des rencontres et qui rappelle au couple le travail accompli et les changements opérés.

En ce qui concerne l’intervention en art-thérapie auprès des couples dont l’un des partenaires est atteint de la maladie d’Alzheimer, une recension des écrits sur le sujet n’a mené qu’à une seule recherche réalisée auprès d’un couple vivant cette situation (Sezaki et Bloomgarden, 2004). L’étude de cas suggère que l’intervention a permis au couple de développer des outils pour mieux faire face à la situation. En outre, l’étude révèle que la conjointe aidante a apprivoisé la perspective de confier son époux à des proches pour profiter d’un répit pour elle-même.

Sans prétendre faire de l’art-thérapie mais alliant l’intervention psychosociale et l’expression artistique dans une intervention s’adressant à des couples touchés par la maladie d’Alzheimer, Ingersoll-Dayton et ses collaborateurs (2013) ont développé un programme d’intervention proposant aux couples de créer un livre mettant en image les moments les plus significatifs de leur histoire. Les résultats de leur étude suggèrent que les couples ont adopté une plus grande collaboration et ont amélioré leur mode communicationnel. En outre, les partenaires ont développé le sentiment de faire partie d’une entité conjugale et de faire face ensemble à la situation.

En somme, la recherche sur les effets de l’art-thérapie auprès des couples suggère notamment que l’expression artistique favorise la communication et la rencontre entre les partenaires, les mettant en action autour d’un projet commun. En outre, l’image ainsi créée laisse une empreinte et rappelle aux partenaires que leur couple existe encore et peut faire face à l’adversité. Cependant, la recherche dans ce champ d’expertise étant peu développée, elle doit être davantage investie afin de soutenir ces résultats.

Art-thÉrapie et mÉdiation : quelques dÉfinitions

L’art-thérapie a vu le jour au XIXe siècle dans des institutions psychiatriques (Hamel et Labrèche, 2010). Cette approche, qui allie l’expression artistique à l’intervention en psychologie, s’est développée sous l’influence des différents courants en psychologie (psychodynamique, humaniste, gestaltiste, etc.). Hamel et Labrèche (2010) la définissent comme étant

…une démarche d’accompagnement d’une personne ou d’un groupe, centrée sur l’expression de soi, de ses pensées, émotions et conflits dans un processus de création artistique. La spécificité de l’art-thérapie s’exprime ainsi dans l’utilisation de médiums artistiques visant la compréhension et la résolution de problèmes, le soulagement de l’angoisse et de la souffrance psychologique et même physique, ou simplement l’évolution et le mieux-être psychologique de la personne ou du groupe

p. 23-24

Loser (2010), un travailleur social, rappelle cependant que l’utilisation de l’expression artistique favorise également la création et le renforcement du lien social, car « …à côté du paradigme expressif et thérapeutique (l’art comme sublimation et “réparation”), il y aurait émergence, ou du moins un renforcement, du paradigme existentialiste (l’art comme lien social et structuration de l’individu), qui entrevoit dans le processus artistique un moyen d’éprouver l’expérience humaine dans sa totalité » (p. 15).

L’auteur évoque d’ailleurs l’utilisation de plus en plus grande de l’expression artistique par des travailleurs sociaux et la présence de l’art-thérapie dans les programmes de formation en service social dans les universités suisses.

Aussi, l’art-thérapie est un outil d’intervention approprié pour le travail auprès de dyades, en particulier lorsqu’il s’agit de travailler à améliorer la dimension relationnelle, notamment en favorisant la communication. Utilisée auprès de dyades parent-enfant (Proulx, 2003 ; Plante, 2010), l’art-thérapie soutient l’expression de l’empathie en favorisant l’entraide mutuelle et le souci des besoins de l’autre (Plante, 2010). Il est alors permis d’émettre l’hypothèse que l’art-thérapie pourrait potentiellement soutenir les couples dont l’un des partenaires est atteint de la maladie d’Alzheimer. L’expression artistique utilisée dans un tel contexte peut alors devenir un outil de médiation du lien conjugal.

Cardinet (1998) avance que la médiation, de par sa nature, favorise un changement de perspective sur une situation dans laquelle des personnes ont du mal à se rejoindre :

Le médiateur est nécessaire en cas de trop grand écart entre les conceptions des uns ou des autres, pour les réduire. On attend de sa présence la paix rétablie de façon durable, le différend effacé par retournement de la compréhension de la situation par les différents protagonistes. Sa présence même est signe de médiation, la parole vient en second lieu, c’est en cela qu’il se distingue de l’ambassadeur ou du négociateur commercial, ou encore du simple arbitre. Il y a chez le médiateur quelque chose, dans sa nature, qui le différencie des autres fonctions proches

p. 27

En travail social au Québec, la médiation réfère d’abord à la médiation familiale, cet outil encadré par une loi et dont les services sont donnés par des professionnels formés à cette fonction. Elle a pour but de permettre aux couples qui se séparent de déterminer des modalités équitables de soins aux enfants (De Dinechin, 2016). Par ailleurs, la médiation renvoie également à la gestion des conflits qui surviennent parfois entre citoyens. Au Québec, la médiation citoyenne s’est organisée au sein d’un système de justice alternative qui a pris naissance dans les années 1990. Elle est offerte notamment aux aînés qui sont victimes de maltraitance par des proches.

Dans les milieux artistiques et culturels, des pratiques de médiation sont apparues vers la fin du siècle dernier (Lafortune, 2012). Tel que le mentionnent Casemajor, Dubé et Lamoureux (2017), la perspective de l’intervention sociale y est également présente puisque ces pratiques cherchent à « …décloisonner les institutions culturelles, à créer des occasions de rencontre entre artistes et populations, ou entre créations et publics, avec, dans certains projets, une volonté de contribuer au changement social, selon un idéal d’émancipation et de justice sociale » (p. 5).

L’art-thérapie, un champ où l’on réunit l’expression artistique et l’intervention thérapeutique, s’inscrit dans un ensemble de professions que l’on appelle les thérapies médiatisées par l’art. Dans cette perspective, la médiation représente « …d’abord une fonction sociale, qui consiste à aider un individu à percevoir et à interpréter son environnement. Le médiateur aide le sujet à en reconnaître et à en sélectionner des caractéristiques physiques ou sociales, qui touchent directement son expérience présente et passée » (Colignon, 2015, p. 16).

En somme, peu importe le milieu où elle est mise en oeuvre, la médiation favorise un changement de regard sur une situation donnée et la recherche des configurations possibles permettant la réorganisation et le développement optimal des relations. La médiation ne vise pas à trancher, mais à favoriser l’exploration d’une réalité subjective et à faciliter la relation des acteurs avec cette réalité (Colignon, 2015). En outre, par l’importance et l’espace accordés aux expériences et perceptions des personnes qui se retrouvent au coeur de l’intervention, la médiation multiplie les occasions de rencontres, et ce, dans des rapports pacifiés.

C’est donc dans cette perspective que l’art-thérapie, comme outil de médiation, a été privilégiée dans le contexte de cette intervention auprès de couples touchés par la maladie d’Alzheimer.

MÉthodologie de la recherche

Il s’agit d’une recherche qualitative et exploratoire visant notamment à comprendre ce que vivent les couples touchés par la maladie d’Alzheimer lorsqu’ils bénéficient d’une intervention en art-thérapie. La recherche a obtenu la certification éthique du comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval.

L’intervention étudiée a été réalisée au Centre-du-Québec et dans la Capitale-Nationale, entre janvier et juin 2017. C’est principalement par le biais d’organismes communautaires oeuvrant auprès des personnes touchées par la maladie que cinq couples, dont l’un des partenaires est atteint de la maladie d’Alzheimer, ont été recrutés. Ils cohabitaient et la personne atteinte de la maladie était en mesure de consentir à l’étude et de participer activement aux activités proposées. La maladie en était donc à un stade léger ou modéré, de sorte que les personnes atteintes étaient encore en mesure de communiquer verbalement et pouvaient appréhender l’avenir avec une certaine lucidité. Un seul participant avait des symptômes plus avancés mais demeurait en mesure de participer aux activités proposées.

L’intervention a commencé par une rencontre préparatoire réalisée avec chaque couple participant. Cette rencontre a permis de prendre connaissance des enjeux relationnels rencontrés par les couples. Par la suite, chaque couple participant a été rencontré à son domicile pendant 10 semaines, à raison d’une rencontre hebdomadaire de 60 à 90 minutes. Menée par l’intervenante-chercheuse, qui est travailleuse sociale et art-thérapeute, l’intervention était principalement constituée d’activités art-thérapeutiques, proposées aux couples en fonction de leurs besoins spécifiques. Par exemple, il leur a été proposé de réaliser un dessin à relais[1] ou un triple mandala[2] ou encore de mettre en image leur histoire de vie. Parfois, les partenaires créaient individuellement mais la plupart du temps, c’est sur un projet commun qu’ils s’investissaient. Après le temps de création, les partenaires échangeaient sur leur expérience. Une entrevue post-intervention a finalement été réalisée afin de recueillir les impressions des participants face à l’expérience qu’ils venaient de vivre.

À la suite de chaque rencontre, l’intervenante a retranscrit, tels des récits phénoménologiques, le contenu des séances. Cela signifie qu’elle a tenté de raconter les séances en recherchant la plus grande fidélité possible à l’expérience telle que vécue par les acteurs concernés : « Le texte produit doit permettre de faire l’expérience intime de la perspective émique, c’est-à-dire la perspective de l’acteur » (Paillé et Mucchielli, 2012, p. 148).

L’intervenante-chercheuse a également complété en parallèle un journal de réflexion. Les couples étaient aussi invités à tenir un journal de bord ; ce que seulement deux d’entre eux ont fait. Les entrevues post-interventions ont été enregistrées puis retranscrites pour être analysées.

Finalement, un groupe de pairs composé de professionnelles formées en travail social et en art-thérapie a été constitué afin de poser un regard extérieur et de contribuer à la co-construction du sens attribué aux données recueillies. Elles ont pris connaissance des récits des interventions et, à la lumière de ce contenu, ont formulé des clés de compréhension bonifiant ainsi l’analyse amorcée par l’intervenante-chercheuse. Les deux rencontres réalisées avec le groupe de pairs ont aussi été enregistrées et retranscrites pour l’analyse.

La démarche de questionnement analytique, proposée par Paillé et Mucchielli (2012), a orienté l’analyse des données qui ont été soumises à un canevas investigatif. Paillé et Mucchielli (2012) expliquent :

Les questions du canevas investigatif deviennent ainsi des guides pour l’analyse du corpus, des structures pour les réponses et des balises pour la rédaction du rapport. L’analyste travaille directement avec les questions formulées expressément en lien avec les objectifs de sa quête et avec le contenu de son corpus. Ses questions, il va donc les expliciter, les préciser, les sous-diviser, les soumettre au corpus puis les revoir et les corriger. Bref, son analyse sera en prise ferme à la fois avec les objectifs de l’enquête et les particularités du corpus à l’étude, et ceci assure un niveau de validité important

p. 210

Concrètement, des questions inspirées des questions de recherche ont été formulées. En voici quelques exemples : Qu’est-ce qui surprend, étonne ou dérange dans ces propos ? Qu’est-ce qui ressort du discours des couples quant à leur expérience ? Qu’est-ce qui est commun à tous les couples dans ces propos ? Les récits des séances, le verbatim des entrevues post-intervention et celui des rencontres avec le groupe de pairs ont été soumis à ces questions et ont permis d’en faire ressortir des constats, des propositions et des clés de compréhension.

Les rÉsultats de l’intervention

Les rencontres pré-intervention réalisées avec les couples participants ont permis de constater que les enjeux relationnels qu’ils rencontrent sont fondés à la fois sur des enjeux individuels et sur leur histoire conjugale. En effet, le conjoint atteint de la maladie doit vivre le deuil de ses souvenirs et, éventuellement, de sa vie. Confronté quotidiennement aux pertes entraînées par la maladie, il doit apprivoiser la dépendance qui s’installe, en particulier auprès de son partenaire. En plus de vivre le deuil d’une vieillesse partagée, ce dernier doit, quant à lui, apprivoiser son nouveau rôle d’aidant qui, bien qu’il puisse l’assumer pleinement, lui a été imposé par la maladie. Par ailleurs, à l’instar de Badr et de ses collaborateurs (2007) ou encore de Caradec (2009), nous avons constaté que l’histoire conjugale des couples rencontrés influence leur façon de vivre avec la maladie. C’est le cas en particulier pour Jacqueline[3] et Gérald qui ont une longue histoire de relation tumultueuse qui résonne encore dans leur façon d’être en couple au moment où l’intervention commence.

Dans cette section, nous examinerons les principaux effets médiateurs de l’intervention ayant été observés chez les couples participants. C’est donc autour d’éléments centraux de la médiation, abordés précédemment, que la présentation des résultats est structurée : la rencontre qu’elle favorise, l’empathie qu’elle suscite chez les protagonistes et le changement de regard qu’elle apporte et qui se traduit ici par l’acceptation de la situation.

La rencontre

L’expression artistique semble avoir contribué à favoriser la rencontre avec soi-même et avec l’autre chez les participants. C’est le cas lorsque Jacqueline prend contact avec son niveau de fatigue et son grand besoin de repos que lui reflètent les oeuvres qu’elle réalise lors des premières séances. Elle dira d’ailleurs : « J’ai été surprise de voir comment une petite image me ramène à qui je suis profondément. Et dans mes premiers collages, c’était toujours le repos, le repos, le repos… ça se répétait sans arrêt, tellement j’en avais besoin. Puis un moment donné, ça s’est dégagé. Ça c’est surprenant. »

C’est aussi ce qui arrive à Daniel au fil des séances où la création lui permet de se connecter à lui-même et de prendre conscience de son besoin de tout prendre en charge et des impacts de cette posture sur sa santé et son énergie. Lors de l’entrevue finale, il dira :

J’étais bien rigide dans mes dessins, je faisais des affaires bien définies. Puis à un moment donné je me suis mis à faire des affaires abstraites un peu. Ça fait partie de l’évolution là-dedans parce que si je veux tout contrôler, ça va craquer, ça ne marchera pas… Faut laisser aller les choses qui sont moins importantes, puis se concentrer sur les choses les plus importantes…

Les productions visuelles deviennent aussi un moyen non confrontant de parler de soi, comme dans cet exemple où Thérèse et François se remettent d’un épisode troublant au cours duquel François a subi une intervention chirurgicale et que Thérèse a dû agir avec lui de manière autoritaire afin de le protéger. Elle se culpabilisait, portant sur son attitude un regard sévère parce qu’à ses yeux, elle avait manqué de douceur et de compassion. Les conjoints reçoivent alors la consigne de s’exprimer dans un triple mandala (figure 1). Thérèse dessine avec beaucoup de douceur et de lenteur, utilisant même un mouchoir pour étendre le pastel. François, quant à lui, prend le temps de choisir ses couleurs, puis après un certain temps, il lui demande s’ils peuvent dessiner ensemble au centre. Thérèse l’invite à commencer. Son conjoint trace alors un coeur et les lettres qui forment le mot « merci ». Thérèse vient entourer ces symboles avec de la couleur. François lui explique ensuite qu’il a dessiné l’essentiel : son amour et sa reconnaissance. Thérèse l’accueille avec émotion, ajoutant que le dessin lui a permis de reprendre contact avec la douceur qu’elle croyait ne plus avoir en elle.

Figure 1

Triple mandala (Pastel sec sur carton rigide 15 x 20)

Triple mandala (Pastel sec sur carton rigide 15 x 20)

Thérèse a réalisé la partie de gauche et François, celle de droite. Les conjoints ont réalisé ensemble le cercle central.

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Quelques séances plus tard, à la suite d'un exercice de collage, Thérèse écrit dans le journal de bord :

Nous avons échangé sur les peurs, les pertes et ce qu’il reste de bon. J’ai été surprise de réaliser tout ce que François trouvait qu’il lui reste de bon. Je ne sais pas comment il y arrive, mais « chapeau ». Le moyen avec les images peut peut-être nous aider à échanger, car à l’aide des images, l’écoute est plus facile, elles permettent un temps d’arrêt avant d’intervenir et une meilleure compréhension de ce que l’autre exprime.

Elle résume ainsi le rôle de facilitation que peuvent jouer l’image, la création et l’expression artistique dans la communication sur des sujets sensibles et parfois hautement émotifs.

L’empathie

À de nombreuses reprises, Daniel a été touché lorsque Marie exprimait sa peine de voir ses capacités diminuer ; l’expérience lui a permis de prendre la pleine mesure de l’impact de la maladie sur sa conjointe. Il a par la suite nommé qu’il réalisait que les changements de comportements observés chez Marie étaient attribuables à la maladie et non à un manque de volonté de sa part.

Colette s’affairait à coller de petits morceaux de papier pour compléter une image en mosaïque sous le regard observateur de son conjoint lorsqu’elle l’a invité à contribuer à l’oeuvre. C’est alors que Jean s’est exclamé : « Ouin, ce n’est pas si facile que ça ! », au grand bonheur de sa partenaire qui s’est sentie comprise.

L’empathie a aussi été perçue dans l’expérience par la reconnaissance qui est exprimée à l’autre. C’est ce qui s’est passé pour Gérald dans cette histoire où il crée une barque dans laquelle un personnage se tient fragilement debout (figure 2). Il faut noter que chez Gérald, les pertes d’équilibre constituent l’une des manifestations de la maladie d’Alzheimer. Cherchant à rendre son personnage plus solide, Gérald ajoute de la pâte à la base et nomme qu’il a besoin d’ancrage. À la question de ce qui, dans sa vie actuellement, correspond à cet ancrage, il pose sa main sur le bras de sa conjointe qui, elle, accueille ce geste en silence. Les conjoints regardent tous les deux par la fenêtre pendant quelques instants.

Les moments réservés aux rencontres permettent aux couples de faire une pause de leur quotidien chargé d’inquiétudes et de tâches qui leur rappellent sans cesse la maladie. Les moments d’écoute partagés lors des séances favorisent le développement d’une compréhension approfondie de l’expérience de l’autre. Thérèse traduit cette idée par ces mots qu’elle écrit dans le journal de bord :

En ce beau dimanche matin, je prends conscience que nos jases avec toi nous permettent d’être plus patients l’un envers l’autre. Nous comprenons mieux la réaction de l’autre et le respect grandit. Le cadeau, c’est d’être davantage un couple et la douceur s’installe graduellement. […] Nous accumulons moins chacun de notre côté, c’est encourageant de penser que nous pouvons vivre l’épreuve en complicité plutôt qu’en faisant la guerre. Personnellement, si j’accompagne François, je veux le faire en harmonie ou pas du tout, c’est trop lourd dans la haine, je ne suis pas capable.

Figure 2

La barque (Pâte à modeler. 5 x 2 x 6)

La barque (Pâte à modeler. 5 x 2 x 6)

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L’acceptation

Même si cet effet a été rapporté par d’autres, Marie et Daniel ont particulièrement bénéficié de la démarche pour approfondir l’acceptation de leur situation. Dès la première séance, Marie a pris conscience de ses limites lorsqu’elle a réalisé ne plus être en mesure de reproduire en image des concepts concrets tels qu’une voiture (ce qu’elle a voulu représenter par les traits gris ou bleus dans le bas de la figure 3), et ce, en dépit du fait que l’expression artistique ait longtemps été présente dans sa vie.

Figure 3

Dessin à relais (Crayon de cire sur papier 11 x 17)

Dessin à relais (Crayon de cire sur papier 11 x 17)

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C’est avec émotion qu’elle exprime alors le sentiment de perdre de ses capacités un peu plus chaque jour. Mais, peu à peu, elle explore l’expression abstraite et y prend plaisir, découvrant en elle de nouvelles capacités qui l’ouvrent à des perspectives inédites.

À la séance suivante, les partenaires s’expriment à travers l’argile, d’abord individuellement. Puis, après que Marie eut exprimé une insatisfaction face à sa création, Daniel lui offre son aide. Les conjoints font équipe afin de donner la forme souhaitée par Marie à la matière, une grotte habitée et réconfortante. Plus tard dans la démarche, le couple aborde non sans irritation la question de laisser Marie seule à la maison. Soutenus par l’intervenante, les conjoints arrivent à exprimer leurs besoins et leurs craintes ; Marie entend Daniel lui partager le sentiment de responsabilité qu’il ressent et son besoin de se sentir en sécurité lorsqu’il s’absente. Elle comprend et accepte, après avoir négocié les conditions, l’aide que son conjoint a mise en place.

François a bénéficié de l’expérience pour retrouver le plaisir des moments partagés avec sa conjointe. Mais selon ce qu’il note dans le journal de bord, l’expérience a aussi favorisé chez lui un changement de regard sur sa maladie :

C’est drôle parce que l’art-thérapie, ce que ça m’a montré à moi, c’est qu’ensemble on peut rire, ensemble on peut avoir du fun, qu’ensemble on peut faire des affaires correctes, qui sont créatives, qui nous amènent un petit peu plus loin dans certains domaines pis dans le fond, dans ma perception des problèmes de santé que je peux avoir, ça m’a fait faire des pas.

Un autre exemple éloquent est celui de Thérèse. Elle avait mis l’image (figure 4) d’un ascenseur dans le roc d’une montagne parmi d’autres dans un collage exprimant ses peurs face à la situation.

Figure 4

L’ascenseur dans le roc (Détail du collage « Les peurs »)

L’ascenseur dans le roc (Détail du collage « Les peurs »)

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Lors de la rencontre suivante, elle confiera avoir d’abord perçu une prison dans la montagne. Puis, lors d’un conflit avec François, elle décide d’aller marcher à l’extérieur, seule, pour se permettre de prendre du recul. C’est à ce moment que lui revient en mémoire l’image et qu’elle prend conscience de manière inattendue qu’il s’agit d’une porte d’ascenseur. Le sens qu’elle attribue à cette « nouvelle » image est le suivant : « Je me suis dit que je suis toujours libre de prendre l’ascenseur et de monter à la cime de la montagne pour prendre de l’air. Depuis, je me sens libérée. » En effet, à partir de ce moment, Thérèse aborde autrement les conflits avec son conjoint.

Discussion

Le survol des résultats issus de l’expérience étudiée permet d’avancer que l’expression artistique en art-thérapie, dans le cadre de cette intervention en travail social, a joué un rôle de médiation des relations conjugales des couples ciblés par l’intervention.

En premier lieu, les résultats suggèrent que l’expression artistique a permis aux personnes participantes de prendre soin d’elles, notamment parce qu’elle permet de se reconnecter à son expérience, d’en prendre conscience et d’exprimer les émotions suscitées par la situation. Plusieurs participants ont nommé les bienfaits personnels ressentis à la suite de la création artistique. Les résultats de la recherche de Loser (2010) sur les pratiques en atelier d’expression et de création auprès de différentes populations font écho à nos résultats. Par exemple, il souligne que l’expression artistique se vit très souvent dans le silence, permettant ainsi à la personne qui crée de s’installer dans un rapport intime avec elle-même.

Nos résultats révèlent également les bienfaits pour le couple de l’expression artistique encouragée dans le cadre d’une intervention conjugale. Tout d’abord, ce contexte crée un espace ludique où les partenaires se retrouvent dans leur complicité d’avant et dans le plaisir d’être ensemble sans se soucier des tâches quotidiennes et sans appréhender l’avenir qui peut être source d’angoisse. Dans l’expérience qui nous intéresse, le couple est invité à jouer sous le regard de l’intervenante, soucieuse de la dynamique relationnelle qui se traduit symboliquement dans ce jeu et dans les images créées. Rapidement, l’intervenante-chercheuse a pu obtenir de nombreuses informations sur les dynamiques relationnelles des couples, simplement en observant leur manière de communiquer dans la réalisation d’une oeuvre commune. Cela corrobore les résultats de la recherche réalisée par Shalmon, McLaughlin et Keefler (2012).

En outre, dans ce type d’intervention, les médiums artistiques constituent un outil facilitant la mise en oeuvre de cet espace ludique puisqu’ils ne menacent pas la personne en l’invitant à parler d’elle-même directement, mais lui permettent plutôt de traduire symboliquement son expérience en image. Cette reprise de contact en douceur avec soi-même a permis à certains participants de mieux comprendre et de parler de leur expérience et d’exprimer leurs émotions à leur partenaire. Plusieurs auteurs en art-thérapie ont également fait ces observations (Duchastel, 2005 ; Hamel, 2007 ; Rhyne, 1990). Toutefois, Bernèche et Plante (2009) rappellent que la création artistique peut parfois susciter de l’anxiété chez la personne à qui il est suggéré de s’exprimer à l’aide des médiums artistiques. Nous avons pu l’observer notamment chez Jocelyn, qui a exprimé à quelques reprises son sentiment d’incompétence face à ce qui lui était proposé. Dans ce cas, le rôle de l’intervenante est de rassurer et de rappeler qu’il ne s’agit pas de « faire du beau » mais bien de s’exprimer librement. Nos observations nous permettent d’avancer que l’intervention conjugale est un contexte facilitant dans ces situations ; par ses encouragements, le partenaire peut aussi entraîner la personne réticente dans le jeu et l’expression libre.

Mais l’élément central de nos observations rejoint l’un des rôles fondamentaux de la médiation en contexte conjugal, soit le soutien à une relation qui soit harmonieuse et dans laquelle chaque personne peut exister pleinement et avoir voix au chapitre. Le cas des couples touchés par la maladie présente des défis particuliers au niveau relationnel. Comme nous l’avons identifié précédemment, les couples que nous avons rencontrés sont constitués de deux personnes vivant des situations complètement différentes ; l’une est atteinte d’une maladie grave, qui affecte sa capacité à s’exprimer, et l’autre devient sa proche aidante. En outre, ces couples sont porteurs d’une histoire conjugale qui teinte, parfois négativement, leurs rapports.

Dans les démarches étudiées, il a été constaté que l’expression artistique peut agir comme médiatrice de ces rapports parfois difficiles, voire conflictuels. Par exemple, nous avons pu observer une ouverture au vécu du partenaire, au même titre que l’expression artistique a permis une reconnexion à soi-même. Nous suggérons que l’attention constante accordée au vécu des deux partenaires par l’intervenante-chercheuse et son travail favorisant la communication autour des images créées a amené les conjoints à se percevoir autrement. Ce fut le cas par exemple pour François, qui a été amené à voir avec plus de lucidité la lourdeur de la situation qui repose sur les épaules de Thérèse. Cela a aussi été observé chez Daniel, qui a mieux compris comment la maladie se manifestait pour sa conjointe. Ces deux exemples traduisent comment l’intervenante-chercheuse, soutenue par l’image et le processus de création vécu par les conjoints, a pu agir en faveur d’une relation pacifiée. En somme, la plongée dans un processus de création et l’image qui en ressort participent à la co-construction par les couples, d’une nouvelle perception de leur réalité. Cette idée est également soutenue par Bernèche et Plante (2009) lorsqu’ils affirment que « … la rencontre avec la matière éveille chez le client de nouvelles avenues inexplorées » (p. 15). En outre, d’autres auteurs suggèrent que l’image a un pouvoir de transformation de la perception d’une réalité par sa capacité à symboliser une expérience, ce qui donne accès non seulement à une vision élargie du problème mais également aux solutions possibles (Duchastel, 2005 ; Bachelard, 1978). Ainsi, l’image adopte le rôle du médiateur qui, par sa simple présence, pacifie la relation et, pour reprendre les mots de Cardinet (1998), efface le différend par le « retournement de la compréhension de la situation » (p. 27).

L’expérience analysée demeure exploratoire et certains éléments qui en sont ressortis demanderaient à être étudiés davantage. D’autres éléments révèlent les limites de l’expérience. Par exemple, Colette n’a jamais abordé de front sa maladie, refermant radicalement le dialogue chaque fois que Jean a voulu aborder la question. Le temps alloué à la démarche n’a pas été suffisant pour permettre la création d’un lien de confiance suffisamment fort pour que Colette accepte de s’ouvrir sur son expérience de la maladie. Pour Jocelyn et Martine, les symptômes de la maladie étant plus avancés chez Jocelyn ont limité les possibilités de traduire en mots les émotions et les vécus exprimés en images. Martine espérait voir des effets bénéfiques plus importants chez son conjoint. Pour elle, la démarche n’a pas eu les effets escomptés. Cela soulève la question de la pertinence du travail auprès du couple lorsque la maladie a érodé la mémoire de la personne atteinte au point où elle ne sait plus qu’elle est en couple. Dans ce cas, Martine n’a pas pu retirer de l’expérience les mêmes bienfaits que d’autres conjoints aidants participant à la recherche. D’autres approches gagneraient à être étudiées auprès de ces couples chez qui la maladie est plus avancée.

Conclusion

L’expérience nous permet d’avancer que l’intervention en travail social et en art-thérapie a joué un rôle de médiation permettant la pacification des relations conjugales parfois devenues conflictuelles, tout en gardant les personnes concernées impliquées dans la résolution de la situation. Les conditions mises en place ont favorisé l’engagement des partenaires dans les processus de création auxquels ils étaient conviés. À travers ces processus, les individus ont pu aller à la rencontre d’eux-mêmes d’abord, puis s’exprimer par la mise en image de leur expérience. Le retour sur l’image créée a finalement permis de mieux saisir l’autre, d’être à son écoute sans se sentir menacé mais en adoptant plutôt un regard curieux et sensible. La rencontre et l’alliance face à la situation qui est source de stress deviennent alors possibles et permettent d’envisager une résolution ouverte et adoucie de l’expérience.

Ainsi, la médiation qui se retrouve à l’intersection du travail social et de l’art-thérapie facilite le processus dans lequel les partenaires dont la relation est en souffrance trouvent, voire créent l’espace qui leur permet de nommer leur souffrance tout en étant disposés à écouter celle de l’autre. En outre, cette expérience créative leur permet de transformer et de co-créer un nouveau rapport à leur monde éprouvé par la maladie.

D’autres recherches auprès d’un plus grand nombre de couples permettront d’approfondir la compréhension de cette modalité hybride d’intervention et de la rendre encore plus efficace pour soutenir les couples faisant face à la maladie d’Alzheimer mais également ceux qui rencontrent d’autres défis.