Corps de l’article

Introduction

À l’automne 2020, le maire de la Ville de Québec déclarait que les problèmes de santé mentale représentent « les plus grands problèmes de sécurité dans les grandes villes canadiennes pour les prochaines décennies » (Labeaume, cité dans Radio-Canada, 2020). Ce cadrage de la maladie mentale au prisme de la dangerosité est entretenu par la Ville depuis les dernières années. En novembre 2019, le commandant du Service de police de la Ville de Québec (SPVQ) tenait une conférence de presse aux côtés du maire, rapportant « plus de 5000 interventions directement liées à des problématiques d’itinérance et de santé mentale » menées par les corps policiers au cours de l’année précédente. Ce type d’intervention modifierait le sens que les forces de l’ordre donnent à leur travail : « en plus de notre travail régulier, nous devons plus souvent qu’autrement agir à titre d’intervenants sociaux avec des citoyens sans domicile fixe et aux prises avec des problèmes de santé mentale », défendait le commandant (Fillion, cité dans Fleury, 2019).

Dans sa Vision du développement social 2017-2020, l’administration municipale s’engageait d’ailleurs à maintenir les « bonnes pratiques » en matière de « sécurité » et de « sentiment de sécurité », en poursuivant son projet d’un tribunal à caractère communautaire à la cour municipale. Tel qu’il est présenté par la Ville de Québec (2021), ce nouveau tribunal vise à répondre à un ensemble d’objectifs, parmi lesquels « favoriser un milieu de vie attrayant », « diminuer les récidives », « facilit[er] la remise en action » et « favoriser l’encadrement et le suivi continu dans la communauté comme moyen de réinsertion ». En tant qu’« innovation sociale », pour reprendre les mots du maire (2018), ce dispositif poursuit donc des visées criminologiques et thérapeutiques, mais intervient aussi sur l’attractivité de la ville, étendant ainsi son influence au-delà de l’administration de la justice et des plans de traitement.

Par le prisme d’une sociologie politique de la justice, cet article montre comment la Ville tente, par la création de ce nouveau tribunal, de (se) soigner en inscrivant son action dans une trame de « sécurisation » et de « revitalisation » urbaines. Il permet, en ce sens, de dégager une tendance émergente dans les approches policières et le contrôle social urbain. Ce nouveau style de gouvernance municipale, que je propose d’appeler la « Ville thérapeutique », opère selon un double mouvement : c’est une ville qui souhaite soigner les personnes qui troublent l’ordre public et, ce faisant, c’est aussi une ville qui souhaite se soigner pour redresser ses finances et attirer des élites commerciales, résidentielles et touristiques. La Ville thérapeutique promeut une posture compassionnelle et tolérante à l’égard des « désordres » urbains et se revendique d’« un changement de culture » au sein de son service de police de manière à gérer la « diversité » dans des quartiers centraux en plein embourgeoisement. Plutôt qu’un simple « adoucissement », l’article examine en quoi ce cadre normatif réitère l’autorité de l’encadrement judiciaire et le pouvoir discrétionnaire des forces de l’ordre. Cette enquête constitue en cela un nouveau jalon pour la compréhension des processus politiques, moraux et économiques qui sous-tendent les innovations juridiques ainsi que des métamorphoses du contrôle social à l’échelle locale.

Émergence d’une « justice thÉrapeutique »

C’est avec fierté que le maire de la Ville de Québec annonce, en 2013, la création d’un tribunal à caractère communautaire à l’échelle de sa cour municipale. L’idée d’une justice dite communautaire est développée dans l’esprit des tribunaux adaptés, spécialisés (specialized courts) et de résolution de problèmes (problem-solving courts) qui voient le jour depuis les années 1990 en Amérique du Nord (Hannah-Moffat et Maurutto, 2012 ; Castellano, 2011 ; Jaimes et al., 2009). De manière générale, ces approches considèrent la criminalité comme le symptôme d’une « problématique sous-jacente » dans la vie de la personne délinquante, sans pour autant que cette dernière soit déclarée non criminellement responsable. La vaste catégorie des « problématiques » recouvre ici un ensemble diversifié de situations de précarité, liées à la pauvreté, à l’itinérance, à la dépendance ou à des troubles de santé mentale. Informé par le paradigme de la « justice thérapeutique[1] », le recours à l’incarcération se voit remplacé par des plans de traitement supervisés par une équipe multidisciplinaire, composée de professionnel.le.s de la justice, de la santé et des services sociaux. Les plans de traitement peuvent inclure une variété d’engagements : prendre des médicaments, compléter un traitement contre la dépendance, se présenter à des rendez-vous médicaux, participer à un programme d’employabilité, etc. (Dumais Michaud, 2019 ; Quirouette et al., 2017). Au moyen d’un suivi étendu par-delà le cadre judiciaire, cette équipe veille au respect des traitements en utilisant des sanctions et des incitatifs censés agir sur le risque de récidive des justiciables.

Au cours des 30 dernières années, le nombre et la variété de ces tribunaux ont considérablement augmenté. On compte aujourd’hui près de 4500 tribunaux spécialisés aux États-Unis (Marlowe et al., 2016) et plus d’une centaine au Canada, dont presque 20 au Québec (OJSM, 2021). Développés sur fond d’incarcération de masse (Lynch, 2012), ces programmes incarnent la tension contemporaine entre le durcissement du recours à l’enfermement et l’exigence d’un « adoucissement » des espaces de confinement (Fernandez, 2015). En offrant aux justiciables d’intégrer un programme d’accompagnement qui vise à éviter leur incarcération, ces tribunaux illustrent combien « la frontière est mince et la porosité grande entre catégories dangereuses et catégories en danger, entre celles qu’on voue à la répression et celles qui inspirent la compassion » (Fassin et al., 2013, p. 13). En effet, c’est parce qu’elles sont considérées comme étant à risque et comme posant un risque que des personnes judiciarisées sont admises au dispositif.

Plutôt qu’une réponse ciblée à une « nécessité thérapeutique », je considère le cadre thérapeutique comme un mode spécifique de traitement de la déviance (Fernandez et Lézé, 2014 ; McFalls et Pandolfi, 2014). Mettant de l’avant un discours de bienveillance et d’autonomisation, la « cage de velours de la thérapeutique » se légitime par ses promesses de soins (McFalls et Pandolfi, 2014, p. 170), mais assume aussi une fonction normative, visant à corriger la déviance par des moyens psychothérapeutiques et offrant la possibilité d’une forme prolongée de surveillance judiciaire (Cooper, 2017 ; Nordberg, 2016). Pour rendre compte de cette hybridation entre le soin et la sanction, Dumais Michaud (2019) utilise la notion de « contraintes thérapeutiques », où le terme thérapeutique, généralement associé à une volonté de mieux-être, côtoie le pouvoir de contrainte, d’injonction, d’obligation. Dans la mesure où ils visent à réguler des populations « à problème », ces dispositifs constituent des sites privilégiés pour l’analyse de la normativité sociale contemporaine.

La justice communautaire À QuÉbec : une Étude de cas

Les données de cet article proviennent d’une étude de cas[2] sur le développement d’un tribunal à caractère communautaire dans la Ville de Québec : le projet IMPAC, pour Intervention multisectorielle programmes d’accompagnement à la cour municipale. L’accompagnement judiciaire prévu par IMPAC se divise pour l’instant en deux programmes : pénal et criminel. Du côté pénal, le Programme nouvelle vision de la perception (PNVP) s’adresse à des personnes en situation de désaffiliation sociale qui ont contracté une dette judiciaire à la cour municipale après avoir cumulé des contraventions (et les frais judiciaires afférents) pour des infractions pénales dites d’« incivilité », telles que le flânage, la mendicité ou la consommation dans un lieu public. Du côté criminel, le Programme tribunal à trajectoire spécifique (PTTS) s’adresse aux personnes identifiées comme ayant des problèmes de santé mentale, une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme et qui sont accusées d’une infraction criminelle de gravité moindre dont le traitement relève de la cour municipale de Québec.

Robert K. Yin définit l’étude de cas comme une enquête empirique qui étudie un phénomène contemporain, le « cas », en profondeur et au regard de son contexte réel (2014, p. 16). Dès lors, la sociologie est confrontée au défi du « casing », c’est-à-dire la construction sociologique d’un cas comme unité d’analyse (Becker et Ragin, 1992). Certes, j’analyse IMPAC comme une organisation, une unité dont les frontières sont administrativement et juridiquement codifiées. Mais au-delà d’IMPAC comme « point fixe » (Sterett, 2015, p. 4), le cas qui m’intéresse est surtout celui de son processus de conceptualisation et de mise en oeuvre, et du réseau de relations qui le sous-tendent. Cette approche du cas comme processus permet à mon sens de rejoindre l’appel de Michel Foucault (2004) à étudier l’État sous la forme de pratiques en constante transformation. Pour retracer le processus politique de mise en oeuvre d’IMPAC, je prends appui sur des méthodes qualitatives, dont la recherche documentaire (textes juridiques, politiques, médiatiques) et des entretiens semi-dirigés (15) avec les principaux décisionnaires et partenaires impliqués dans son développement[3]. Tel que je le conçois, le cas de mon étude s’est donc construit à partir des récits des acteurs et actrices sur le terrain et s’est délimité au cours de mes activités de recherche. À ce titre, mon approche se veut principalement inductive ; elle est caractérisée par un va-et-vient entre les matériaux et les analyses qui en émergent (Paillé, 1994). C’est ainsi qu’ont pu se dégager des thèmes comme celui de la tolérance, qui est au coeur du présent article. En plaçant le curseur sur la Ville, l’originalité de cette étude est d’analyser ce qu’une administration municipale accomplit − ou cherche à accomplir − lorsqu’elle met en oeuvre et promeut ce type de dispositif.

La Ville (in)tolÉrante : mutations du contrÔle social urbain 

De la « tolérance zéro »…

« En 1995, c’était épouvantable », se rappelle un représentant du SPVQ qui était alors patrouilleur au centre-ville. « [Quand] je partais en patrouille en 1995, en 15 minutes, je pouvais croiser 10 prostituées sur des coins de rue [et] passer devant une quinzaine de points de vente connus facilement ». Partant de ce portrait jugé « épouvantable », le policier insiste sur le « travail » de la Ville de Québec au cours des 25 dernières années pour revitaliser ses quartiers centraux. Citant des initiatives de nettoyage, d’éclairage, de verdissement, de rénovation et de promotion, il résume : « c’est toujours le principe du graffiti ou de la vitre cassée. Si tu ramasses à mesure, ça va aider, c’est sûr que ça a un impact. » Le principe de la « vitre cassée » renvoie à l’article « Broken Windows. The Police and Neighbourhood Safety », signé par James Q. Wilson et George L. Kelling en 1982. Les auteurs utilisent la métaphore du carreau brisé pour postuler que les signes de « désordre » produiraient un environnement urbain susceptible d’attirer la criminalité en donnant l’impression que la communauté ne se préoccupe pas du maintien de l’ordre. Particulièrement associée à la ville de New York sous l’administration du maire Rudolph Giuliani (1994-2001), cette théorie s’est rapidement imposée comme un des principaux paradigmes dans les champs judiciaires, policiers et criminologiques (Harcourt, 2005).

La production d’un ordre social urbain pacifié et attrayant opère au moyen d’une reconfiguration des techniques de contrôle social. Dans un contexte de compétitivité internationale, la sécurisation des espaces publics s’articule à la volonté d’attirer et de retenir des élites commerciales et résidentielles (Chesnay et al., 2014 ; Beckett et Herbert, 2008; Hackworth, 2007). Alors que la « santé » des artères commerciales et des places publiques devient l’objet d’une attention particulièrement marquée, les élites municipales s’engagent dans ce que Timothy Gibson (2003) appelle des « projects of reassurance », c’est-à-dire des efforts pour contrer les signes de « délabrement » et de « danger » par des utopies urbaines de consommation et d’investissement. Québec n’est pas étrangère à cette réalité, « d’autant plus que le travail de revitalisation de la ville cherche à mettre l’accent sur le tourisme international » (Chesnay et al., 2014, p. 3). Au tournant du XXIe siècle, des opérations policières largement médiatisées sont notamment entreprises aux portes du touristique Vieux-Québec, où le SPVQ applique dès 1996 une politique dite de tolérance zéro pour contrer la présence d’une jeunesse marginale et contestataire (Dufour, 1998).

Importé des États-Unis, le slogan « tolérance zéro » renvoie à une doctrine visant à punir sévèrement la moindre infraction à la loi (Wacquant, 1999). Dans la lignée de la théorie des vitres brisées, la tolérance zéro tend à judiciariser des comportements estimés dérangeants ou indésirables en s’accordant à un recadrage des fonctions de la police, où le maintien de l’ordre se lie à la promotion de la « qualité de vie » des résident.e.s (Bernier etal., 2011 ; Beauchesne, 2010 ; Harcourt, 2005). Au nom de la qualité de vie, un pouvoir informel de définir le « désordre » est donc accordé aux corps policiers, lesquels assurent une présence accrue dans les quartiers ciblés (Harcourt, 1998).

Les catégories du désordre et de l’incivilité n’existent pas indépendamment des techniques de répression qui les produisent. En d’autres termes, elles ne sont pas antérieures au déploiement des stratégies de maintien de l’ordre. Au contraire, ces catégories sont façonnées par la politique de tolérance zéro pour des délits mineurs (Harcourt, 1998). Les techniques punitives employées au nom de la qualité de vie construisent la personne désordonnée comme ayant un parcours de vie, des habitudes, des inclinaisons et des désirs susceptibles de l’entraîner dans le crime − autrement dit, comme un danger (Wacquant, 1999 ; Harcourt, 1998). Cette forme de poliçage opère ainsi sur la base de la surveillance, du déplacement et de l’exclusion des populations marginalisées, comme les jeunes de la Place d’Youville ou les personnes travailleuses du sexe, usagères de drogue, racisées ou en situation d’itinérance. En dépit d’un discours axé sur la « promotion de la mixité sociale » (Divay et Séguin, 2004), la qualité de vie convoitée est d’abord celle des élites commerciales, résidentielles et touristiques.

À Québec, la lutte aux « incivilités » se déploie à travers diverses campagnes. En 2006, par exemple, le SPVQ met en place son Projet Respect qui cible en particulier la pratique du squeegee à travers la distribution de contraventions dans une surenchère caractéristique de la tolérance zéro (Bernier et al., 2011, p. 7). La même année, Bernier etal. (2011) identifient un pic de la judiciarisation de l’itinérance à Québec. En entretien, un intervenant social qui collabore à IMPAC décrit, lui aussi, le profilage social qui a mené à « un ménage » dans les quartiers centraux. Cette volonté de « “nettoyer” le centre-ville et de lui donner son lustre, ironise-t-il, n’a pas donné juste du positif », précisant que « les gens ont été beaucoup judiciarisés pour rien ». C’est dans ce contexte de judiciarisation de l’itinérance et des problèmes de santé mentale que naît le projet d’un tribunal à caractère communautaire à Québec.

…Au principe de tolérance

Si beaucoup de choses ont changé depuis ses patrouilles en 1995, le représentant du SPVQ affirme que des « concentrations » demeurent dans certains secteurs de la ville où « il y a des gens qui rechutent, qui arrêtent de prendre leurs médicaments, qui recommencent à consommer ». « C’est sûr que dans ces quartiers-là, on intervient tout le temps », défend-il. Mais il considère aussi qu’une attitude de tolérance et d’acceptation aurait imprégné tant la « culture policière » que « la population », les incitant à « accepter » « la mixité » qui compose les centres urbains. À ses dires, le principe de tolérance aurait même pénétré les directives internes données aux équipes de patrouille, les avisant de tolérer certains comportements qui contreviennent au règlement municipal sur la paix et le bon ordre :

Si la personne quête sans faire de trouble, sans bloquer le trottoir, pis que tu passes et qu’il est à droite, ben regarde à gauche là, t’sais. Il y a comme une tolérance aussi, si on n’a pas d’appel. Ou si la personne n’obstrue pas le trottoir, ne fait pas de trouble, n’est pas agressive, il y a une tolérance aussi là-dessus.

Le principe de tolérance signifierait ici un traitement plus clément, moins systématiquement punitif, de certaines infractions aux règlements municipaux, dont la mendicité. L’exercice de cette tolérance, qui relève de la discrétion des corps policiers au moment de leur intervention, opère selon les mêmes oppositions entre « trouble » et « paix », « ordre » et « désordre », que les politiques des vitres brisées. La priorité semble demeurer celle de ne pas incommoder, de ne pas déranger, les passant.e.s. D’ailleurs, du moment où le service de police reçoit un appel, cette posture tolérante risque de changer. En mettant de l’avant une intervention « sur appel », sollicitée par des citoyen.ne.s et des entrepreneur.e.s préoccupé.e.s, la police se décharge symboliquement de son pouvoir arbitraire et cherche à faire apparaître son « travail comme neutre, rationnel et dépourvu de préjugés » (Wang, 2020, p. 224).

Pour plusieurs membres de l’administration municipale, l’implication du service de police dans un dispositif comme IMPAC serait symptomatique d’un « changement dans la culture policière », caractérisé par davantage de formations en santé mentale, des partenariats avec les organismes communautaires ainsi que l’adoption de stratégies d’intervention moins répressives ou plus « tolérantes ». Mobilisée au sein même des corps policiers, comme ce fut le cas dans mes entretiens, la référence à la culture policière apparaît comme une tentative de réviser l’image des forces de l’ordre dans l’opinion publique. Si la police est critiquée pour son usage arbitraire de la force, ses pratiques de profilage et son droit de vie et de mort (Wang, 2020), sa nouvelle image doit mettre de l’avant sa proximité avec la « communauté », la qualité de sa formation et son sens du discernement (Beauchesne, 2010 ; Herbert, 2006). Du même coup, cette approche permet une réitération du rôle des forces policières, et des équipes de patrouilles en particulier, comme agentes du contrôle social dans le centre-ville de Québec. Les forces de l’ordre maintiennent ainsi un rôle pivot dans le traitement différentiel des populations (Lafleur, 2020) et deviennent même des sources « d’approvisionnement » du tribunal communautaire en identifiant ses « participant.e.s » potentiel.le.s. Quand ce n’est pas de la part des autorités, ce rôle leur serait (ré)attribué par les citoyen.ne.s et les commerçant.e.s qui appellent pour dénoncer des comportements considérés comme dérangeants ou problématiques. « S’il y a quelqu’un qui fait du squeegee sur un coin de rue, on va avoir des appels », insiste un policier. « À Québec, c’est ça : le monde appelle. » Suivant cette rhétorique, dans ses efforts de changement de culture institutionnelle, la police serait d’abord confrontée à l’« intolérance » au sein de la population qu’elle dessert. « [L]es policiers les plus sensibles comprennent très bien [quelles sont] les interventions les plus efficaces à avoir avec les personnes en situation d’itinérance », défend un représentant du Service des affaires juridiques. « Le problème qu’on a, se hâte-t-il d’enchaîner, c’est avec nos citoyens. »

Le voeu d’une plus grande tolérance de la part de leurs collègues et de leurs concitoyen.ne.s était récurrent au cours de mes entretiens avec les professionnel.le.s de la Ville. Cette promotion de la tolérance parmi une diversité de corps professionnels − certains desquels avaient oeuvré au déploiement des politiques de tolérance zéro − m’a rapidement interpellée. Enseignée comme une manière de vivre avec (ou en dépit de) la différence, la tolérance est généralement présentée par les personnes qui en font la promotion comme une vertu à laquelle faire appel dans des contextes de conflits entre des partis aux différences insolubles (Di Blasi et Holzhey, 2014, p. 10). Au niveau individuel, elle implique d’apprendre à supporter les tensions, c’est-à-dire de supporter ce que l’on désapprouve, voire ce qui nous répugne, plutôt que de l’exclure ou de l’éliminer. Au niveau politique et social, elle est censée permettre une forme d’intégration qui implique l’acceptation des différences (Di Blasi et Holzhey, 2014). La tolérance serait, à ce titre, une alliée du « vivre-ensemble » dans les sociétés pluralistes. C’est la posture que semblent endosser les professionnel.le.s affilié.e.s à divers organes de la Ville de Québec.

Wendy Brown (2006) avance plutôt que la tolérance tend à reproduire une mise en altérité qui stabilise les positions inégales entre les personnes qui tolèrent et celles qui sont tolérées. Brown s’intéresse ainsi à la tolérance en tant que discours normatif plutôt que vertu ou éthique individuelle. En se proposant comme un moyen de vivre avec les différences, le discours de tolérance dépolitise les conflits en les faisant apparaître comme naturels, universels ou inéluctables, plutôt que comme le résultat de rapports de force historiquement contingents. Telle qu’elle est définie par Brown (2006, p. 15), la dépolitisation implique l’interprétation de l’inégalité, de la marginalisation et du conflit social dans des vocabulaires individualistes, culturalistes ou essentialistes. Le discours de la tolérance tend ainsi à cadrer les cas d’inégalité, de discrimination ou de préjudice comme étant le fruit de préjugés portés par des individus ou des groupes. Autrement dit, la promotion de la tolérance réduit le conflit à une friction inhérente entre des identités différentes − une friction qui doit être atténuée par la pratique de la tolérance (Brown, 2006).

En tant que « supplément à l’égalité » (Brown, 2014, p. 60), l’appel à la tolérance se présente là où l’égalité fait défaut. Il apparaît, par exemple, lorsque je demande à une agente de la Ville si elle considère qu’il manque de ressources pour les personnes en situation d’itinérance à Québec et qu’elle me répond qu’à défaut d’augmenter les lits d’hébergement, il faut exercer davantage de tolérance.

Soit on bonifie les lits d’hébergement, si on n’est pas capable de les bonifier, ben il faut appliquer plus de tolérance. Si on a une personne qui couche dans un parc parce qu’il n’y a plus de place à [l’hébergement de] Lauberivière, est-ce qu’on lui émet un ticket pour flânage ou pour avoir été dans un parc entre les heures d’ouverture ? Il y a quelque chose là qu’il faut réfléchir.

Dans la mesure où il voile les racines historiques et politiques des conflits sociaux, le discours sur la tolérance n’entend pas agir sur les inégalités systémiques. Sa gestion de la différence procède davantage par la sensibilisation, voire l’acceptation.

La gentrification et « le défi du vivre ensemble »

Nous, le défi du vivre-ensemble, on le vit à tous les jours et encore plus au centre-ville.

Agent du SPVQ

Dans le cadre de mes entretiens, la promotion de la tolérance émerge généralement pour appeler au « vivre-ensemble » dans les quartiers centraux nouvellement « revitalisés ». Les propriétaires des « condos de luxe » et des « magasins dispendieux » en sont les principales figures. Ce sont ces nouvelles élites à qui la présence de « désordres » urbains semble d’abord poser problème. Plusieurs des professionnel.le.s que j’ai rencontré.e.s pointent ainsi vers les effets différenciés des politiques de revitalisation:

Je pense qu’il y a quelque chose qui doit venir avec le développement du centre-ville si on dit qu’on veut revitaliser ou, bon, la gentrification, etc. On sait que Saint-Sauveur ça devient de plus en plus populaire, des profils « jeune famille, jeune professionnel », ben t’sais, c’est ça. Je pense qu’il faut qu’il y ait quelque chose qui soit fait pour sensibiliser les commerçants aussi.

Du point de vue de l’administration municipale, faire reculer l’intolérance impliquerait davantage de « sensibilisation » auprès des citoyen.ne.s pour qu’ils et elles apprennent à vivre avec la « diversité » qui compose ces quartiers. Une agente de la Ville suggère, par exemple :

[S]i on remonte au début de la chaîne, moi je vais même jusqu’à dire qu’il y a de la sensibilisation à faire au niveau des citoyens pour le vivre-ensemble, la cohabitation. Je veux dire, le centre-ville a changé, hein ? On a beaucoup développé, les condos, Saint-Roch, Saint-Sauveur, Limoilou, le visage a changé, mais moi je pense que quand on travaille ou qu’on habite dans ces milieux-là, il faut avoir une certaine tolérance. Fa’que là je pense qu’il y a de la sensibilisation à faire pour la cohabitation, la mixité sociale.

Pour la faire entrer dans le domaine de la tolérance, la « différence » dont parlent les professionnel.le.s d’IMPAC est interprétée au prisme de vulnérabilités individuelles et de troubles mentaux (Klein et Mills, 2017), auxquels le tribunal propose une réponse personnalisée, thérapeutique. À ce titre, le tribunal communautaire se présente, certes, comme un dispositif d’accompagnement (Namian, 2011), mais aussi comme un dispositif de sensibilisation (Traïni, 2017). En effet, les professionnel.le.s mettent de l’avant la possibilité pour IMPAC de favoriser l’accès aux ressources pour les personnes judiciarisées, tout en soulignant l’influence que le dispositif pourrait exercer sur le système de justice, la culture policière et les « préjugés » de la population.

Il n’est pas anodin que la promotion de la tolérance advienne après les décennies de politiques de tolérance zéro. Il semble même que la posture axée sur la tolérance ait été rendue possible par ce poliçage antérieur. Après le « nettoyage » des quartiers centraux, pour reprendre le ton ironique d’un intervenant social ; après que les artères principales eurent été « sécurisées » pour accueillir des élites résidentielles, touristiques et commerciales et que ces dernières se soient appropriées ces espaces nouvellement revitalisés, on leur demande d’être tolérantes vis-à-vis des manifestations résiduelles du « désordre ». Au-delà d’un assouplissement des mesures de contrôle ou de la trame sécuritaire, cette posture cristallise les rapports de pouvoir dans ces zones urbaines. Si la promotion de la tolérance dans les discours des professionnel.le.s apparaît comme une manière de composer avec l’altérité, elle se révèle aussi comme réitération euphémisée de la mise à l’écart des « indésirables » (Agier, 2008). En voilant les racines sociohistoriques de la marginalisation, de la désaffiliation sociale et de la pauvreté urbaine, le discours thérapeutique agit comme pacificateur dans des quartiers aux inégalités sociales marquées.

La Ville thÉrapeutique : discussion-conclusion

À l’occasion de la réédition récente de la conférence prononcée par Michel Foucault au sujet des « alternatives » à la prison, Sylvain Lafleur (2020) décrit les décennies qui se sont écoulées depuis le séjour du penseur à Montréal en 1976. Lafleur dresse ainsi un portrait des démocraties postindustrielles contemporaines, caractérisées par des taux d’incarcération élevés, un durcissement des sanctions et « l’imposition croissante de conditions restreignant les libertés à des groupes de personnes qui échappent aux protections sociales ». Dans ce contexte, il apparaît pertinent, écrit-il, de nous interroger quant à « la place et [au] rôle qu’occupent les visées thérapeutiques dans l’économie générale des sanctions actuelles » (2020, p. 179). L’impulsion de cette enquête émane de questionnements semblables. Constatant la tendance émergente des tribunaux adaptés dans les juridictions québécoises, je me demandais comment une ville comme Québec venait à développer un traitement judiciaire « alternatif », dit communautaire.

À l’échelle de la politique municipale, cette tendance s’exprime par un style de gouvernance que je propose d’appeler la Ville thérapeutique. Ce style de gouvernance municipale met de l’avant une gestion des désordres urbains qui incorpore le vocabulaire des disciplines psy dans sa définition de « ce qui pose problème » (Klein et Mills, 2017 ; Gusfield, 1989). C’est à travers cette grille d’intelligibilité qu’elle identifie les troubles de santé mentale, la toxicomanie et l’itinérance comme des risques à la sécurité, ou plutôt au « sentiment de sécurité », dans ses quartiers centraux aux inégalités sociales prononcées. Marquant une distance par rapport aux politiques de tolérance zéro qui ont mené à des hausses de la judiciarisation dans les dernières décennies (Bernier et al., 2011), la Ville et son service de police articulent un discours de promotion de la tolérance. En prolongeant les travaux de Wendy Brown (2006), j’ai montré qu’au-delà d’un adoucissement du contrôle social, ce type de posture normative cristallise les rapports de pouvoir inégalitaires dans ces zones urbaines nouvellement « revitalisées ». Cette gestion de la « diversité », qui passe par la sensibilisation ou le changement de culture, repose largement sur le pouvoir discrétionnaire et le « sens du discernement » des forces de l’ordre. Pris ensemble, ces éléments semblent concourir à la sauvegarde d’un processus de gentrification paisible.

La Ville thérapeutique gouverne des vies précaires. Son action est dirigée de haut en bas ; des autorités vers les plus vulnérables, les plus à risque. La tension entre inégalité et solidarité, entre coercition et soin, entre relation de domination et relation d’entraide en est constitutive. Les sentiments moraux constituent un ressort essentiel de la Ville thérapeutique ; ils en nourrissent les discours et en légitiment les pratiques. La passion, l’investissement personnel et la sensibilité des professionnel.le.s qui y oeuvrent sont pensés comme concomitants de son succès. À travers la promotion d’une gestion « sensible » des désordres publics, les pratiques discriminatoires sont interprétées, à leur tour, comme des écarts de sensibilité. Un représentant du SPVQ admettra, par exemple, qu’il arrive que les corps policiers − généralement « assez patients » − développent un « découragement » ou une « insensibilité » lorsqu’ils ont « affaire à la même personne dix fois dans le même mois » parce qu’elle a « un problème de santé mentale ». Le vocabulaire des sentiments moraux tend ainsi à recouvrir le lexique de la critique sociale. Les inégalités systémiques s’effacent au profit des défis personnels, la domination s’exprime en souffrance et la violence, en traumatisme ; ou, pour reprendre la formulation de Brown, un projet de justice est remplacé par un projet thérapeutique ou behavioriste (2006, p. 16).

La Vieille Capitale n’est évidemment pas la seule ville qui cherche ainsi à (se) soigner. Alors que les villes postindustrielles rivalisent pour attirer clientèles, capitaux et touristes, elles sont nombreuses à déployer une diversité de dispositifs − à la fois policiers, urbanistiques et juridiques − dans un double objectif d’embellissement et de sécurisation (Beckett et Herbert, 2008 ; Chesnay et al., 2014). De telles mesures ont pour effet − si ce n’est pour raison d’être − de repousser les personnes marginalisées hors des zones jugées désirables, comme en témoigne une officière de la cour : « les gens se font déplacer parce qu’ils veulent grossir le centre-ville pour le mettre plus convivial pis tout ça, mais en mettant des tours à condos [destinées aux] gens qui ont les moyens d’aller acheter des tours à condos ». Au même moment, les arrestations en vertu des règlements contre les « incivilités » deviennent particulièrement embarrassantes pour les cours municipales préoccupées par leur efficacité, leur rendement et leur « service client » (Longtin, 2002). À Québec comme ailleurs, le caractère inachevé du « nettoyage » urbain a pour effet productif, au sens foucaldien, de stimuler la recherche de mécanismes de contrôle social et d’outils juridiques pour rassurer les élites résidentielles et commerciales. Ces solutions nouvelles, plus thérapeutiques, sensibles ou adaptées, dépassent le cadre de la moralité localisée des professionnel.le.s de la santé, des services sociaux ou de la justice et participent de savoirs, de pratiques et de politiques largement partagés.

Si ces initiatives sont revendiquées par les municipalités, c’est aussi parce que ces dernières visent à se distinguer des insuffisances qu’elles attribuent aux autres niveaux de gouvernement. Les villes contemporaines doivent composer, à intensité variable, avec les mesures d’austérité des paliers supramunicipaux. Les politiques axées sur la croissance économique, plutôt que sur la redistribution, exacerbent les inégalités sociales et fragilisent d’autant plus les conditions de vie des personnes les plus démunies (Wacquant, 2009). En mettant sur pied un dispositif « aux couleurs de la ville de Québec », l’administration municipale s’en fait « propriétaire », tel que l’entend Joseph R. Gusfield (1989) lorsqu’il décrit la propriété des problèmes publics. Ici, être propriétaire de l’« innovation sociale », c’est détenir l’autorité de définir ce qui pose problème dans le paysage urbain de Québec et avoir le pouvoir de diriger l’organisation des ressources pour y remédier. Ce positionnement entreprenant et bienveillant permet à la Ville de se présenter comme résolvant des problèmes au-delà même de ses compétences. Par sensibilité, la Ville thérapeutique en ferait plus que ce qui est attendu d’elle.

Un tribunal à caractère communautaire, « c’est une affaire de communauté », soutient une des conceptrices d’IMPAC, « [ç]a a un effet sur notre sécurité, ultimement, ou sur notre sentiment de sécurité ». Bien que justifiées par le champ sémantique de la communauté et de la proximité, les origines et l’autorité de ces nouveaux mécanismes de contrôle social ne se trouvent pas dans la collectivité, mais au sein des élites décisionnelles (Beckett et Herbert, 2008 ; Beauchesne, 2010), dont les désirs thérapeutiques sont entremêlés aux intérêts financiers et managériaux (Longtin, 2002). Comme l’écrit Stanley Cohen, l’idéologie de la communauté vise à accroître la visibilité, si ce n’est la théâtralité, du contrôle social : « certes, nous ne devons pas savoir exactement ce qui se passe − traitement ou punition, public ou privé, enfermé ou libre, intérieur ou extérieur, volontaire ou coercitif −, mais nous devons savoir que quelque chose se passe, ici, dans notre propre communauté[4] » (1979, p. 360). Les politiques de ce que j’appelle la Ville thérapeutique procèdent ainsi d’une démarche performative, cherchant à créer un effet de visibilité dans l’espace public.

Travailler à caractériser la Ville thérapeutique et à en comprendre la cohérence interne n’implique pas qu’il s’agisse du seul type de gouvernance à l’oeuvre dans les centres urbains contemporains. Comme le rappelle Jackie Wang, « la “manière douce” en matière de contrôle [soft control] n’a pas remplacé les formes de contrôle plus brutales » (2020, p. 238). Au contraire, le corps social est en permanence travaillé par des logiques complexes et contradictoires. En ce sens, je considère IMPAC comme un dispositif complémentaire qui coexiste avec − et s’imbrique dans − d’autres logiques plus ou moins ostensiblement compassionnelles ; plus ou moins explicitement punitives. Ainsi, qu’une Ville cherche à promouvoir une cour municipale et un service de police adaptés n’exclut pas qu’elle continue aussi à militariser ces mêmes corps policiers et à dénier l’existence de leurs pratiques de profilage.

Ces tensions n’échappent pas aux professionnel.le.s qui oeuvrent à IMPAC. En concluant notre entretien, une psychiatre affirme, par exemple, qu’« on a beau parler des tribunaux adaptés pis tout ça, mais qu’est-ce qui explique qu’une personne se rende jusque-là ? […] [O]n est dans un système où on a créé beaucoup d’inégalités sociales de santé pis ces inégalités-là perdurent, se maintiennent pis s’accroissent. » Elle s’interrompt, sentant qu’elle s’est égarée : « ça sort complètement de ce que tu étudies ». « Mais pas tant que ça », se ravise-t-elle. De fait, l’analyse de l’implantation de mesures « alternatives » ne peut être complète sans tenir compte du contexte punitif et économique qu’elles sont censées pallier, mais au sein duquel elles sont généralement imbriquées. La manière dont s’y articulent (ou non) des appels à la tolérance devrait continuer de susciter l’intérêt de la recherche.