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Largement utilisée depuis quelques années, la notion de proximité désigne une multitude de concepts et d’éléments, caractérisant de « proximité » les gouvernements, les services, la justice, l’agriculture ou diverses formes d’interventions. Par définition, cette notion renvoie à une distance par rapport à quelqu’un, à quelque chose, à un lieu ou au temps. Pour plusieurs, la notion de proximité témoigne d’un éloignement des services ou d’une reconfiguration des liens sociaux dans un monde marqué par la perte de repères traditionnels (Castel, 1995). La proximité lutterait contre la désintégration constante de l’État-providence en reformulant la mobilisation du soutien social d’une manière complexe et multidirectionnelle. Le but de ce numéro thématique est de permettre une visibilité des différentes conceptions de la proximité en lien avec l’intervention sociale dans une perspective critique.

Quelques conceptions de la notion de proximitÉ

Le référentiel de proximité est implicite dans la rencontre de plus en plus valorisée des savoirs professionnels et profanes et de celui de l’implication des personnes usagères dans les lieux de discussion où se pensent, se définissent et s’organisent les soins (Gouvernement du Québec, 2004 dans Gélineau et Clément, 2009). La proximité se comprend dans une approche clinique des sciences sociales (Fortier et al., 2018 ; Hamisultane, 2018 ; de Gaulejac et al., 2013 ; Giust-Desprairies, 2004 ; Renault, 2004), l’étymologie du terme clinique en grec ancien signifiant la position la plus près du lit du malade. Dans l’intervention sociale, elle traduit la posture d’écoute et d’investigation pour comprendre la problématique du sujet (personne usagère)[1]. Cette écoute signifie aussi de laisser advenir une parole réflexive chez le sujet. Une parole qui s’exprime dans la singularité de l’interaction. Dans cette écoute et cette proximité, l’intervenant.e peut se situer dans une posture impliquée dans la mesure où iel va coconstruire du sens avec le sujet. L’interaction produit alors possiblement des résonances, des émotions qui peuvent, certes, permettre de créer un lien de confiance, de compréhension, avec le sujet, mais qui nécessitent également une distanciation. Car au-delà de la compréhension que cette résonance peut induire, l’interaction sous-tend aussi des éléments subjectifs de l’intervenant.e qui entrent en jeu dans l’espace de l’intervention et qui peuvent aussi devenir des obstacles (Hamisultane, 2018).

Dans ce sens, la notion de proximité influence largement les pratiques d’intervention destinées aux diverses populations considérées comme exclues, opprimées ou marginalisées, ces pratiques ne cessant de se renouveler à la lumière du contexte social. Or malgré ce renouvellement, deux idéologies demeurent, soit le cure et le care. Voulant produire du lien social, mais optant pour des méthodes diamétralement opposées, ces deux extrémités du continuum de l’intervention se retrouvent parfois emmêlées. Les pratiques de cure, ou de contrôle social, sont perçues et vécues comme des relations de pouvoir ayant en leur coeur l’imposition de normes sociales au détriment des bénéficiaires. Par exemple, jusqu’à tout récemment, l’organisation des refuges pour hommes en situation d’itinérance témoignait à la fois de pratiques asilaires d’une autre époque, avec une centaine de lits en un dortoir et des gardiens de sécurité pour assurer l’ordre (Fecteau, 2004 ; Grimard, 2015). Ces pratiques, où le bénéficiaire n’a peu ou pas de marge de manoeuvre, ont toutefois tendance à disparaître, afin de laisser place au care, c’est-à-dire aux pratiques d’accompagnement où la personne cible de l’intervention devient une actrice et une contributrice à cette même pratique d’intervention (Astier, 2007 ; Duvoux, 2009). En revanche, l’écueil soulevé lors de l’analyse des pratiques d’accompagnement est l’injonction à l’activation qu’elles soulèvent, paralysant parfois encore plus les populations en situation de vulnérabilité. Le texte de Biddle-Bocan et Grimard dans ce numéro pose en ce sens les jalons d’une discussion qui peut être reprise dans de nombreux milieux de pratique : la sécurité et le contrôle social apparaissent-ils lorsque le temps et les ressources manquent pour offrir un accompagnement juste ?

Comment réfléchir alors aux interactions en contexte d’intervention sociale sans se référer au contrôle ou à l’activation ? Pour tenter de répondre à cette question, nous proposons de réfléchir autrement aux diverses conceptions du soutien social et aux interactions en contexte d’intervention sociale en se référant à la notion de proximité.

Les pratiques de proximité sur le plan de l’intervention réfèrent à l’ensemble des modalités et des façons de faire, tant individuelles que collectives, qui favorisent la santé, le mieux-être et l’autonomie (Clément et Gélineau, 2009). Les figures dominantes de la proximité auraient en commun un niveau élevé de qualité relationnelle entre les personnes usagères et les intervenant.e.s et une perspective globale dans la mise en objet des problèmes vécus. Apparue ces dernières années, l’intervention par les pairs est une autre forme d’intervention de proximité (Bellot et coll., 2006 ; Perreault et coll., 2009 ; Greissler, Rivard et Bellot, 2013). Selon Greissler et coll. (2013), ce type d’intervention préconise les savoirs « expérientiels et non professionnels, les relations d’aide sont construites dans le milieu de vie des personnes ciblées, les stratégies employées sont différentes de celles qui sont habituellement utilisées » (p. 81). La proximité favorisée dans le cadre de ce type d’intervention remet en question la présomption du positionnement social de l’intervenant.e comme toujours en dehors de la communauté desservie. Cela remet en question la pertinence de la notion « d’objectivité » dans l’intervention et nous amène à repenser la manière dont les codes d’éthique autour de l’intervention sont construits, ce que soulève également le texte de Bertrand-Deschênes et Montmorency dans ce numéro. Transposée dans un contexte d’intervention auprès de consommateurs de drogues, la proximité peut s’avérer très coûteuse pour un public particulier. En effet, l’objet d’intervention habituel de la pair-aidance (dépistages d’ITSS, VIH, VIC) s’est vu transformé avec la crise des surdoses en pratiques visant plus souvent qu’autrement le maintien en vie des personnes bénéficiaires rejointes. Or les situations traumatiques face auxquelles les personnes pairs-aidantes se retrouvent malgré elles soulèvent peut-être les limites de ce que le savoir expérientiel peut saisir dans une relation de proximité.

La proximité permet donc de rejoindre des groupes difficilement accessibles par les pratiques classiques ou encore des groupes qui se sentent parfois peu concernés par l’intervention sociale, comme l’a démontré également le texte de Charlebois. Le spectre de la masculinité hégémonique teinte négativement les pratiques d’intervention destinées aux jeunes hommes marginalisés, rendant leur accompagnement éducatif en contexte de paternité encore plus difficile. Dans ce texte, le caractère informel de l’intervention a semblé jouer en faveur de tous les publics. D’ailleurs, le texte de Labrunie, portant sur les représentations et les modalités des pratiques de proximité menant à l’autonomie des personnes travailleuses du sexe (TDS) présente bien cette ambivalence où la relation de proximité permet de rejoindre des communautés vulnérables ou vulnérabilisées qui ne se sentent pas toujours concernées, mais qui deviennent malgré elles assujetties à des mesures d’accompagnement. Voulant justement mettre au coeur de la relation de proximité les besoins de ces personnes, l’enquête de Labrunie met en lumière les compétences pour maximiser cette relation sans perdre de vue les déséquilibres que toutes ces relations produisent lorsque les besoins des personnes bénéficiaires ne sont pas mis au centre de la relation. Si la réduction des risques sociosanitaires semble justifier la mise en place de dispositifs d’intervention destinés aux personnes TDS, la santé communautaire devient toutefois le prétexte d’un accompagnement qui permet l’interconnaissance des personnes intervenantes et des personnes TDS, faisant de la proximité la plaque tournante dans le renforcement des communautés.

Cependant, force est de reconnaître que la proximité n’est pas toujours désirée et quand elle prend la forme d’une injonction, elle peut plutôt conduire à une rupture du lien. Par exemple, elle pourrait avoir une tout autre signification pour les personnes marginalisées et exploitées. La proximité telle que conçue par l’État colonial dans ses rapports avec les Premières Nations, Métis, Inuits évoque des politiques et des pratiques sociales génocidaires (ex. les pensionnats indiens, la rafle des années 1960, la possession de terres, etc.). La proximité pourrait également évoquer les pratiques de surveillance et de contrôle social de l’État, telles que le profilage racial et social, l’asile psychiatrique, la criminalisation des relations sexuelles dites « immorales » et « déviantes ». Cela soulève la manière dont la proximité est socialement et politiquement construite, souvent occultée et façonnée par les normes sociales dominantes. Pour bien saisir le concept, il devient donc essentiel de le déconstruire pour le positionner dans son contexte et clarifier son utilisation dans le domaine de l’intervention.

L’intervention de proximité est ainsi caractéristique d’un nouveau système de protection sociale, davantage organisé en réseaux, plus orienté vers la responsabilisation ou l’empowerment des personnes usagères et la mobilisation des acteurs locaux issus des structures publiques, des organisations privées et des organismes du tiers-secteur ou communautaires (Andreotti et Mingione, 2013). Le texte d’Ederer et Espérance illustre dans ce numéro la manière dont un groupe de personnes citoyennes, exaspérées par l’enjeu criant de sécurité alimentaire dans le quartier Saint-Henri à Montréal, s’est collectivisé pour mettre sur pied une épicerie autogérée. Les réseaux locaux sont ainsi des champs d’action où se rencontrent des acteurs pour négocier les modes de relation et les mécanismes de coopération d’où peuvent émerger des innovations sociales (Klein, 2014). Les réseaux seraient guidés par les besoins de la population, en vue d’apporter une solution à une situation problématique, de planifier ou d’implanter des programmes dans une communauté (Bilodeau et al., 2014) ; ils sont surtout utilisés pour aborder des problèmes complexes (Ferlie et al., 2011). Le texte de Parent et al. illustre précisément la force de ces réseaux locaux, tout en relevant ce qui apparaît parfois comme une absence de sens des actions intersectorielles aux yeux des personnes habitant des HLM, soulevant les inconsistances du macrosocial face au microsocial. En revanche, ces réseaux locaux sont reconnus pour présenter un avantage collaboratif, car la collaboration peut générer des retombées plus grandes que l’action individuelle des acteurs locaux (Divay et al., 2013), soulevant dans ce cas-ci la force du macrosocial face au microsocial. La capacité de ces réseaux à générer des avantages est relative à plusieurs éléments, dont la permanence des ressources qui y sont associées ainsi que la reconnaissance qui y est accordée.

Dans l’angle mort de ces réseaux se trouve aussi une dynamique particulière, induite par la proximité, soit celle de faire profiter des groupes au détriment des autres. En effet, le texte de Gagnon et al. soulève des enjeux liés à l’influence que peuvent potentiellement avoir les fondations philanthropiques. Que ce soit au travers du façonnement des problèmes sociaux sur lesquels agir en priorité ou encore sur la transformation d’institutions publiques dans le sens de leurs intérêts, les fondations philanthropiques peuvent devenir des entrepreneurs de morale (Becker, 1985) dictant ainsi, potentiellement, la conduite que les gouvernements doivent adopter.

Il semble dès lors pertinent de porter un regard critique sur les rapports de pouvoir entre le gouvernement et ses institutions publiques et certaines communautés marginalisées. La surreprésentation des enfants de familles noires et autochtones à la protection de la jeunesse ou l’offre de soins « pathologisants » pour les personnes trans (Pullen Sansfaçon et al., 2019) en sont deux exemples. La reconnaissance de ces oppressions structurelles oblige la reformulation du rapport entre l’État et certains réseaux d’acteurs particulièrement opprimés. Les institutions publiques doivent ainsi penser à un transfert de ressources en faveur des organismes locaux qui peuvent valoriser l’apport des activités de bénévolat et d’implication sociale et créer des synergies avec leurs partenaires pour produire des services qui correspondent aux besoins des populations locales.

La question de la proximité se pose de la même manière dans les processus de recherche qualitative, menés avec des outils semi-directifs ou non directifs, proche du sujet, et où les processus d’objectivation des données passent par une réflexivité de la posture de proximité. Le texte de René illustre comment la proximité peut s’insérer dans les différentes étapes de recherches participatives. La particularité induite par la proximité se décline selon René autour de trois attributs, soit la prise en compte dans la recherche des émotions ; la reconnaissance de la diversité des acteurs pris à partie dans le processus d’enquête ; ainsi que l’adoption d’une posture de réciprocité. La proximité peut par ailleurs elle-même contribuer à l’avancement des connaissances en devenant un objet de recherche. Le texte de Doré et al. utilise justement l’intervention de proximité comme un indicateur des processus de reddition de comptes dans le réseau de la santé et des services sociaux, influençant ou pas le développement communautaire.

Dans un autre ordre d’idée, la remise en question de la posture épistémologique qui sous-tend la notion de proximité nous amène aussi à investiguer davantage la manière dont la proximité est socialement construite et inscrite dans des logiques coloniales et impériales. Nous nous intéresserons aux méthodologies de recherche permettant la mobilisation des savoirs réflexifs qui tiennent compte du contexte sociohistorique, économique et politique. Cela oblige la personne chercheure à se situer par rapport à son objet d’étude et à articuler la manière dont elle s’insère dans les rapports sociaux qui façonnent le processus de recherche (Lee, 2018). Ainsi, la proximité s’envisage dans un cadre que l’on peut considérer bien souvent humaniste, dans une posture d’écoute du sensible selon Barbier (1997) et qui tend vers la prise de conscience de la singularité du moment (Ardoino, 2008). Elle s’envisage dans la nécessité d’une décentration, d’une prise de conscience des rapports de pouvoir et d’oppression, des contextes socioculturels, historiques et internationaux qui agissent dans les représentations collectives touchant aux diverses identités, aux vulnérabilités, aux marginalités, aux différences ethnoculturelles, etc. Selon Gauthier et Baril, cette posture réflexive dans les recherches en travail social pourrait être davantage mobilisée à travers la « proximité épistémique » (Bahlman et coll., 2016) dans le but de réduire les rapports de pouvoir entre les personnes chercheures versus les personnes participantes. En ce sens, le travail d’allié auprès des groupes marginalisés pourrait réduire l’ignorance épistémique et favoriser la proximité.

À l’hiver 2020, l’arrivée de la COVID-19 a eu des effets dévastateurs tant dans la société québécoise que dans le monde entier. La pandémie a déstabilisé les milieux de pratique et les fondements de l’intervention dans toutes ses formes, y compris l’intervention de proximité. Ce nouveau contexte d’intervention nous oblige à repenser la notion de proximité tant pour les intervenant.e.s que pour les populations desservies. À ce sujet, Hamisultane et Vidal, qui ont réalisé une étude ethnographique dans un organisme communautaire de raccrochage scolaire, proposent un texte fort pertinent pour réfléchir aux reconfigurations opérées afin de reconstruire un espace informel dans un contexte d’intervention à distance. En s’intéressant aux tensions rencontrées par les intervenant.e.s durant la pandémie – dues à une méfiance des jeunes induite par l’éloignement produit par les rencontres en visioconférence – et aux leviers mobilisés pour les atténuer, afin de préserver l’accompagnement et la proximité auprès des jeunes adultes, les autrices proposent une discussion sur la proximité des corps dans le cadre de l’intervention en contexte de pandémie et des stratégies possibles pour maintenir des liens dans une redéfinition d’espaces informels.

Enfin, l’utilisation de la notion de proximité ne fait pas l’unanimité et porte en soi des contradictions et des paradoxes. Si certains sont élogieux devant des pratiques qui visent à rejoindre et reconnaître l’apport des personnes trop souvent laissées pour compte, d’autres posent un regard critique et dénoncent l’usurpation du terme par les institutions pour redorer leur éclat et démontrer une certaine sensibilité dans leurs actions. On peut dès lors se questionner sur la qualité du soutien social et des besoins face à l’intervention.