Corps de l’article

Introduction

Cet article s’appuie sur des réflexions menées par les deux chercheuses, qui se situent de manière générale dans une approche de proximité définie comme clinique en sciences sociales (de Gaulejac et al., 2013 ; Fortier et al., 2018) avec des populations en situation de vulnérabilité) et sur des données de terrain d’une étude ethnographique (auprès d’intervenant.e.s[1] travaillant auprès de jeunes adultes de 16-24 ans en décrochage scolaire avec des problématiques de santé mentale, toxicomanie, hébergement, etc.) et dont le protocole s’est vu transformé à cause de la pandémie. La recherche devant prendre en compte ce nouvel aspect. Cet article repose donc sur des témoignages que ce changement a occasionné pour les intervenant.e.s, participant à la recherche.

De manière générale, la proximité avec les usager.ère.s, au-delà d’une posture d’écoute, conduit à s’interroger sur la tension qu’elle produit : « entre dépendance et solitude, où se situe l’accompagnement ? Et quelle est cette position ? » (Cifali, 2019, p. 23). L’accompagnement reste toujours une posture de l’incertitude. Empêche-t-il la subjectivation, l’autonomie ? À l’image de l’artisan intellectuel de Kaufman (2013), qui construit avec son intuition tout en suivant des règles, le ou l’intervenant.e est un.e artisan.e-praticien.ne[2] utilisant aussi bien l’informel dans la relation clinique que le formel. Or le contexte de la pandémie due à la COVID-19 a redéfini cet espace informel. L’augmentation de la précarisation d’une population déjà vulnérabilisée, la fragilisation de personnes davantage impactées par le contexte social de la pandémie, couplée avec la distanciation sociale, ont bouleversé le maintien et le processus de certaines interventions (OTSTCFQ[3], 2020). Dans ce cadre, les intervenant.e.s qu’ils ou elles soient expérimenté.e.s ou non ont rencontré un certain nombre de difficultés pour maintenir un lien avec leur public et continuer de les accompagner.

La question de la proximité et de la jauge à établir entre autonomie et accompagnement a été remise en question à travers l’outil informatique par lequel passait à présent le lien en contexte de distanciation sociale (par l’utilisation notamment de logiciels de visioconférence). Les intervenant.e.s ont dû s’adapter à ce nouveau mode de communication, passer du présentiel au virtuel, se former aux pratiques d’intervention psychosociale et d’enseignement dans un format à distance, utiliser différentes modalités d’intervention, avec leur public qui parfois rencontrait de la difficulté avec l’outil informatique. Une situation qui a pu agir sur la question d’autonomie. Par ailleurs, les inégalités d’expérience entre jeunes intervenant.e et intervenant.e plus aguerrie ont pu aussi jouer dans la possibilité de transformer l’intervention.

Nous proposons ici une réflexion autour de ces questions appuyée de témoignages d’intervenant.e.s dans un organisme de raccrochage scolaire qui offre des services d’accompagnement psychosocial aux jeunes adultes en situation de grande vulnérabilité.

Dans un premier temps, nous poserons un cadre théorique de la question de la proximité à l’accompagnement, principalement en nous appuyant sur Cifali (2019 ; 2018), Vannereau (2016), Foucault (2017), notamment en soulevant la question de la nécessité de la présence du corps. Dans un deuxième temps, nous apporterons des éléments méthodologiques et contextuels avant de présenter quelques résultats. Enfin, nous terminerons sur une discussion conclusive sur le cadre informel et le rapport au corps, lesquels seront questionnés dans la situation particulière du contexte de pandémie.

De la proximitÉ À l’accompagnement : prÉsence de l’informel

Comme le souligne Cifali (2019), être en relation, c’est devoir conjuguer un entre-deux. La relation crée une tension non seulement entre l’intervenant.e. et la personne usagère, mais également face aux questionnements, aux usages et aux pratiques. La question de la proximité dans l’intervention pose celle de l’entre-deux de l’accompagnement. Être proche mais comment ? Se distancer mais pourquoi ? Le concept d’empowerment est normatif mais pas toujours applicable avec tout public. Ainsi, l’éthique vient se poser, de manière plus ou moins forte, dans la relation selon la problématique présente, dans le lien que l’on tisse lors d’une intervention. Parce que

souvent nous nous méfions du lien car il est synonyme d’attachement, donc d’une impossible séparation et d’une possible appropriation. Si un lien est alors dans un premier temps porteur, il devient en effet dangereux lorsqu’un professionnel l’utilise pour aliéner un autre à lui. Une éthique du lien vise, dès son commencement, à autoriser la séparation, à ce qu’un autre poursuive sa route sans notre présence effective, mais avec nous en présence intérieure

Cifali, 2019, p. 42

Cette séparation est nécessaire à l’autonomie de l’autre que l’on accompagne pour une situation particulière. La déontologie prescrite à l’intervenant.e par son code professionnel conduit à cette visée de séparation. La formation en intervention l’étaye par la théorie qui se fonde néanmoins sur l’expérience. Cette expérience conduit les intervenant.e.s, dans leur processus de construction de leur identité professionnelle, à utiliser des pratiques informelles pour rendre possible cette déontologie.

En effet, les normes déontologiques ne sont pas suffisantes à la pratique de l’accompagnement. Elles ne permettent pas de « saisir là où nous sommes et ce que nous avons à faire » (Cifali, 2019, p. 236) dans toutes les situations et avec tout public. Cette absence de cadre nous conduit indubitablement dans les recoins du doute, de ce qui est juste ou injuste, bien ou mal (Cifali, 2019). En d’autres termes, de ce qui représente la part informelle de l’accompagnement. Puisque cette part ne reste ni prescriptible, ni transmissible et ni maîtrisable (Vannereau, 2016), car elle dépend du moment, du contexte, de la subjectivité, des éléments inconscients en acte et de l’expérience de chacun. Or cette part informelle est de l’ordre de la créativité, de l’intuition qui naît de la relation à l’autre.

La présence, le corps

Être avec l’autre serait une définition basique de ce qu’est l’accompagnement, même si l’on peut digresser sur ce qu’accompagnement signifie. Dans le cas qui nous concerne, l’intervention auprès de jeunes en raccrochage scolaire, l’accompagnement signifie être physiquement avec eux, discuter, développer un soutien par la présence. En effet, l’accompagnement est le lieu d’au moins deux corps en présence. Or le corps physique est aussi le lieu d’information. Il est utilisé dans le non-verbal et il est un observatoire social (Andrieu, 2009) où se lisent les catégories sociales et les éléments symboliques qui caractérisent l’individu. Le corps a aussi ses savoirs et la pensée naît aussi des savoirs du corps (Dejours, 2001) dans ce qu’il vit, dans ses modes de résistance, ses incapacités d’agir. Ainsi, l’absence de corps dans l’accompagnement remet en question la relation d’accompagnement, lorsqu’elle est caractérisée par la créativité de l’informel, de l’intuition dans l’instant. Ce qui s’avère dans le cas d’accompagnement des jeunes adultes, comme nous allons le voir.

Un corps est toujours singulier (Cifali et al., 2018). Alors « qu’est-ce qui donc se donne à entendre dans le corps de l’autre qui permet l’engagement de la relation ? » (Cifali et al., 2018, p. 170). Le corps entre dans les pratiques, particulièrement les pratiques cliniques en sciences sociales (Fortier et al., 2018) inscrites comme démarche de proximité.

La clinique dans l’accompagnement

Pour Foucault (2017), « le regard clinique a cette propriété d’entendre un langage au moment où il perçoit un spectacle » (p. 154). Voir et savoir sont liés pour l’auteur. Le regard clinique, dans une approche psychosociale, de l’intervenant.e sur le corps de l’autre est sous-tendu par une pensée du processus d’intervention. Foucault (2017) rappelle que l’observation et l’expérience se fondent sur le rapport de nos sens.

Dans une démarche de proximité avec un.e usager.ère, l’approche clinique en sciences sociales se pose dans une réflexion sur soi comme intervenant.e où l’écoute de soi côtoie l’écoute de l’autre (Hamisultane, 2018). Cette approche clinique est aussi celle de la réflexion pour adapter, penser des dispositifs d’intervention singuliers où un corps subjectif et affecté peut prendre place (Cifali et al., 2018). L’accompagnement comme l’engagement qui jalonne l’approche clinique en sciences sociales (démarche de proximité) sont plus qu’une empathie dictée par le cadre formel, comme nous l’avons souligné plus haut. La présence est nécessaire, car « il ne suffit pas de se mettre un peu à la place, en s’identifiant suffisamment, avec une “attention flottante”, il faut partager l’expérience en suivre les méandres et en même temps la penser, pouvoir la parler » (Barus-Michel, 2007, p. 195).

Ainsi l’accompagnement dans une approche clinique en sciences sociales est mis au défi quand il n’y a plus présence des corps. Le contexte pandémique et la distanciation sociale ont mis à l’oeuvre l’expérience d’une construction de l’intervention à distance. Les témoignages recueillis pour cet article nous permettent une réflexion empirique sur ce contexte. Comment se réorganise l’accompagnement lorsque la proximité est transformée par l’absence de corps ?

MÉthodologie et contexte 

La recherche sur laquelle s’appuie cet article est une étude de cas ethnographique, menée dans un organisme communautaire de raccrochage scolaire qui offre des services d’accompagnement psychosocial à des jeunes adultes (16-24 ans) en situation de vulnérabilité. Sur la base d’une démarche collaborative, elle a pour objectif principal d’accompagner la mise en place, par cet organisme, d’une école spécialisée pour des jeunes aux prises avec des problèmes de santé mentale, de toxicomanie, d’hébergement, etc. La recherche s’intéresse plus particulièrement aux multiples formes de collaboration école-communauté qui se nouent autour de la constitution de ce projet. L’étude de cas ethnographique permet ainsi de comprendre de manière immersive les dynamiques sociales qui sont à l’oeuvre (Stake, 1995) au sein de différents dispositifs de collaboration, entre les intervenant.e.s scolaires et non scolaires oeuvrant dans l’organisme (enseignant.e.s, orthopédagogues, intervenant.e.s sociaux.ales, directions, cadres, coordinateur.trice.s, consultant.e.s, partenaires extérieurs, etc.).

La collecte de données a débuté en juin 2019 et s’est poursuivie pendant la pandémie de la COVID-19 jusqu’à ce jour. Elle repose sur plusieurs méthodes de collecte de données afin de renseigner de manière exhaustive le phénomène à l’étude. L’analyse des documents officiels de l’organisme a ainsi permis de documenter la réalité de l’organisme et ses relations avec son public cible, notamment pendant le confinement. La participation à des événements significatifs, comme les rencontres d’équipe sur différentes plateformes virtuelles ou des présentations de projets des jeunes en ligne, a servi à recueillir du matériel issu d’observations et a également donné lieu à des entretiens spontanés. Enfin, 3 entretiens de groupe[4] (EG) et 14 entretiens individuels (EI) semi-directifs ont été menés auprès des intervenant.e.s de l’organisme afin de recueillir leurs représentations à deux moments clés du confinement : été 2020 et printemps 2021. Il s’agit de la direction (n=2), des coordinatrices des volets administratif, scolaire et social (n=4) et des différent.e.s intervenant.e.s scolaires et psychosociaux.ales (n=8)[5].

Pour cet article, les données sélectionnées et suscitées (Van der Maren, 1996) ont été mises en dialogue afin de comprendre comment se réorganise l’accompagnement lorsque la proximité est transformée par l’absence d’interaction en présence des corps. Ces tensions apparaissent sur deux niveaux : celui de la relation d’aide tout d’abord, alors que les intervenant.e.s essaient de maintenir un lien de proximité malgré la distance avec les jeunes adultes et continuent de les accompagner. L’autre niveau est que ces tensions se créent également dans la relation de travail elle-même, lorsque les intervenant.e.s essayent de garder une collaboration efficace en dépit de la distance.

RÉsultats 

L’analyse des documents, des observations et des entretiens a révélé qu’un certain nombre de changements provoqués par la COVID-19 ont affecté les services offerts par l’organisme. Les projets d’intervention qui devaient débuter le 1er avril 2020, soit 18 jours après l’annonce officielle de la fermeture des écoles et des centres d’éducation des adultes (collaborateurs privilégiés de l’organisme), ont été repoussés. Les intervenant.e.s ont dû s’adapter à l’imposition du confinement et à la fermeture des écoles et le déploiement des activités a connu un ralentissement notoire. Cette transition du mode présentiel au mode virtuel a créé plusieurs tensions qui se ressentent au niveau de l’intervention auprès des jeunes adultes et de la collaboration entre intervenant.e.s.

Au niveau de l’intervention auprès des jeunes adultes

Les difficultés de l’intervention à distance auprès des jeunes adultes sont apparues aussi bien dans la planification de l’intervention que dans l’intervention elle-même auprès du public cible.

La planification de l’intervention

Tensions

Les documents officiels et les entretiens révèlent que toutes les interventions (en groupe et individuelles) à destination des jeunes adultes ont subi plusieurs modifications, causées par le passage du présentiel au virtuel. Plusieurs interviewé.e.s évoquent de nombreuses difficultés à « rejoindre les jeunes » auprès desquels ils et elles interviennent (EG n=8). La difficulté venant du fait qu’en temps normal (en contexte hors-pandémie), ce sont les jeunes adultes qui se déplacent dans les locaux de l’organisme pour les rencontres de groupe et individuelles. Le format à distance a donc inversé ce rapport, ajoutant une difficulté supplémentaire à l’intervention. Une des intervenantes scolaires précise : « [l]a difficulté ce n’est pas d’entrer en contact nécessairement avec des personnes, c’est vraiment que ça se rende sur le terrain, dans les foyers de groupes, dans les apparts supervisés puis qu’on aille chercher vraiment les jeunes à partir de là » (Intervenante scolaire 1, EI).

Les intervenant.e.s de l’organisme attribuent cette difficulté à entrer en contact avec leur public à distance aux conditions précaires dans lesquelles ces jeunes adultes évoluent. Trois intervenant.e.s abordent plus précisément les difficultés inhérentes aux réalités des élèves, qui vivent dans des environnements souvent non adaptés, mentionnant des problèmes d’accès au matériel comme l’absence d’ordinateur ou un matériel informatique désuet. Une coordinatrice évoque une situation où un jeune « ne pouvait pas utiliser son ordinateur certains jours parce qu’il le partageait avec sa mère » (Coordinatrice 3, EI). Selon elle, l’accès et le maniement de l’ordinateur ne sont jamais assurés avec ces jeunes. Une autre coordinatrice évoque le fait que les jeunes ont accès à Internet sur leur cellulaire, souvent cassé, ou encore que les données Internet ou l’accès à une bande passante insuffisante pour les communications à distance font également partie des défis pour entrer en contact avec eux (Coordinatrice 1, EI).

Outre les difficultés matérielles, deux coordinatrices évoquent les faibles compétences en littératie numérique du public cible. Selon elles, les jeunes adultes auprès desquel.le.s l’organisme intervient sont compétent.e.s dans leur utilisation des réseaux sociaux (Facebook, Instagram, Tik Tok, etc.), mais ils et elles ont de très grandes difficultés au regard de tout ce qui est littératie numérique. Ils et elles ont de la difficulté avec « les choses de base » (coordinatrice 3) comme envoyer un courriel, joindre une photo, joindre une page, gérer un calendrier électronique, ouvrir un document Word, comprendre le fonctionnement d’une plateforme comme Google Classroom ou Zoom, alors que ces plateformes sont essentielles pour les interventions à distance, etc.) (Coordinatrices 1 et 3, EI).

Il faut pas assumer que le jeune arrive à s’orienter avec des outils ou des programmes que nous on considère de base, que ce soit courriels, Word, chercher dans le dictionnaire en ligne, comment on sait ça… donc c’est ça

Coordinatrice 3, EI

À cela s’ajoute que l’intervention par le biais de plateformes complexifie la mobilisation des jeunes. Comme le souligne une intervenante lors d’un EG :

Mais en temps de COVID, c’est difficile, nos jeunes là le Zoom puis le… c’est ça on est là pour les remobiliser… fait que c’est plus difficile 

Intervenante psychosociale 3, EG n=4

Même si la plupart des intervenant.e.s abondent en ce sens, une intervenante nuance toutefois la généralisation du propos :

J’ai l’impression, il y a des jeunes c’est juste impossible. On a des jeunes qui sont dysphasiques là. Il y a des jeunes que moi je rencontrerais zéro sur Zoom, c’est tout le temps en personne, parce que ce n’est pas possible. Il y en a d’autres c’est du moitié-moitié. Puis il y a des interventions que je vais privilégier en personne, il y en a que je vais privilégier en Zoom. J’essaie d’adapter là. J’ai l’impression oui il y a des jeunes pour qui ça leur permet d’avoir une distance, l’écran. Il y en a d’autres pour qui c’est encore plus confrontant. Il y en a au contraire en personne ils seraient venus mais en Zoom, ça a été sur le coup… mettre l’application, mettre le code, ils ont paniqué, ils ont annulé le rendez-vous

Intervenante psychosociale 4, EG n=4

La compétence des intervenant.e.s avec les outils technologiques entre également en jeu. La facilité et la fluidité de l’intervention à distance semblent être en effet étroitement liées à la littératie numérique des intervenant.e.s, qui doivent faire preuve d’une certaine maîtrise des modalités techniques de l’intervention à distance. Cette intervention est donc plus complexe quand les intervenant.e.s ne sont pas habitué.e.s à cette modalité :

[…] [E]t aussi, c’est difficile de les mobiliser nous à travers Zoom et tout… j’ai pas l’habitude de passer ma journée sur Zoom… je ne suis pas familière avec les outils technologiques qui mobilisent les jeunes. […] moi aussi j’ai des difficultés à les mobiliser en ligne parce que j’ai de la difficulté à voir le positif dans le en ligne […]

Intervenante psychosociale 2, EG n=4
Leviers

En dépit de ces tensions, les documents officiels colligés révèlent que la transition du présentiel vers le virtuel s’est faite rapidement. Les intervenant.e.s étaient prêt.e.s une semaine après la fermeture des écoles et établissements : les activités en présentiel étaient finies le 13 mars et le soutien psychosocial a recommencé en virtuel le 17 mars (le soutien pédagogique le 31 mars[6]). Le premier levier évoqué qui a facilité cette transition est en lien avec la formation et le développement professionnel. Pour se préparer à intervenir à distance, les trois coordinatrices de l’organisme (hors direction) se sont formées aux pratiques d’intervention psychosociale et d’enseignement à distance. Les documents officiels relèvent ainsi un total de 23 formations suivies entre le 1er avril 2020 et le 31 mars 2021. Dans cette optique, les coordonnatrices affirment qu’elles ont dû entièrement revoir leurs manières de faire, créer du matériel ou adapter le matériel existant aux nouvelles modalités d’intervention, ce qui s’est révélé, selon elles, particulièrement prenant en termes de temps et d’énergie (EI). Cet investissement semble avoir été gagnant et lors des entretiens de groupe, plusieurs intervenant.e.s avouent que cela a été moins complexe qu’ils et elles ne le pensaient en ce sens qu’ils et elles ont pu bénéficier des outils développés par les coordinatrices ou autres intervenant.e.s (n=2; n=4).

À ce sujet, les intervenant.e.s scolaires et psychosociaux.ales soulignent la grande expertise de l’équipe « multi » comme étant un autre véritable levier d’action. Dans les entretiens de groupe (n=2, n=4), ils et elles avouent ainsi ne pas avoir hésité à se tourner vers leurs collègues au besoin. Ils et elles font également référence aux rencontres de suivi, organisées de manière hebdomadaire, aux multiples autres formes de soutien, mais également aux nombreux moments de disponibilité offerts par les coordinatrices, promptes à aller chercher des outils de travail adéquats pour aider les jeunes et à appuyer l’équipe d’intervention pour en développer de nouveaux. La flexibilité de l’équipe ressort d’ailleurs comme un point central dans l’adaptation au format à distance (n=4).

Cette flexibilité de l’équipe s’incarne également dans les différentes modalités d’intervention pour s’adapter au contexte des jeunes adultes. Certain.e.s intervenant.e.s s’étaient ainsi laissé la possibilité de pouvoir rencontrer les jeunes autrement qu’à distance : à l’extérieur, dans un parc, d’aller prendre des marches avec eux et elles. Une intervenante explique ce choix :

L’entretien que j’ai eu avec le jeune en transition, c’était autre chose, et là c’est une jeune où je me suis dit ok, là je tente encore un Zoom la semaine prochaine, mais si le Zoom ne donne rien, je la vois en personne parce qu’elle est super anxieuse, super méfiante. Quand il y a des gros blancs dans la conversation, on est en Zoom, donc s’il y a un gros blanc et que je te laisse réfléchir, je suis en train de te fixer, je te regarde le visage, et dans la vraie vie, on ne ferait pas ça comme ça

Intervenante psychosociale 2, EG n=4

L’intervention auprès des jeunes adultes

Tensions

Les liens développés auprès des jeunes adultes en situation de vulnérabilité sont une des couleurs affichées par l’organisme dans les documents officiels. Le rapport annuel explique d’ailleurs que c’est grâce à ces liens établis avec le public cible que l’organisme a pu poursuivre ses activités pendant le confinement. Même si le taux de défection a été très faible[7], on retrouve pourtant le même constat aux deux temps des entretiens de groupe (été 2020 et printemps 2021) : la création de liens est complexe à distance et le virtuel ralentit l’engagement et l’implication des jeunes dans les activités, notamment ceux et celles qui sont le plus en difficulté (EG n=8, n=4).

Cette difficulté à créer des liens dans la relation d’aide est renforcée par le fait que les jeunes adultes auprès de qui l’organisme intervient ont une tendance à l’isolement et au repli sur soi (« on travaille avec des jeunes très, très isolés qui n’ont pas un gros réseau » [Coordinatrice 1, EI]). Un intervenant scolaire évoque ainsi certaines problématiques vécues par ces jeunes adultes pendant le confinement :

Je trouve qu’il y a beaucoup de problématiques au niveau social en fait, que ce soit des événements ou des situations familiales plus difficiles. J’ai rencontré beaucoup de maman qui avaient des nouveau-nés puis qui étaient soit seules, soit genre avec une famille qui n’était pas très présente, donc ça, ça affecte énormément. Des personnes aussi qui ont, qui n’ont pas un appui des parents ou de l’entourage, qui vivent par exemple dans des auberges, centres jeunesse… ça c’est, ça c’est un profil qu’il y a beaucoup

Intervenant scolaire 2, EI

Cette tendance au repli sur soi a été exacerbée par le confinement et pour certain.e.s jeunes, l’isolement a entraîné une forme de déconnexion avec la réalité. Certains jeunes adultes ont eu des difficultés à comprendre le contexte de la COVID-19, notamment ceux et celles considéré.e.s comme « vulnérables au niveau de la santé mentale [...] au niveau de l’anxiété » (direction 1, EI). Une coordinatrice donne ainsi l’exemple d’une jeune adulte qui est restée enfermée chez elle pendant des semaines avec son père malade et son chien. Elle ne sortait plus le chien qui faisait ses besoins dans la maison, parce qu’elle avait peur d’attraper le virus dans l’air dehors et de contaminer son père (Coordinatrice 3, EI). Pour ces élèves, la pandémie a renforcé leur anxiété :

Au niveau psychosocial, on a tellement de jeunes anxieux, qui sont à peine fonctionnels je te dirais […]. C’est plus fort depuis la COVID, parce qu’on s’est rendus compte très très rapidement qu’il y avait des jeunes qui ne sortaient plus de chez eux. Et là c’est devenu problématique parce que tu es prostré dans ton chez toi à regarder Facebook ou whatever ton écran puis avoir peur puis pas être capable de parler des choses quotidiennes, ça c’était beaucoup moins fort avant la pandémie

Coordinatrice 3, EI

Une grande partie du travail des intervenant.e.s de l’organisme a consisté à dépasser cet isolement pour créer ou maintenir le lien fragilisé par la modalité à distance, alors que plusieurs estiment que « [c]’est quand on est en présence, vraiment, que ça se joue » (intervenant psychosocial 1, EG n=4). Les interviewé.e.s révèlent ainsi plusieurs tensions auprès des jeunes adultes, plus anxieux.ses, qui sont devenu.e.s méfiant.e.s dans une intervention médiée par l’ordinateur (EG n=8, Direction 1, Coordinatrice 2, EI). Cette modalité d’intervention crée en effet une certaine distance pas toujours évidente dans une relation d’aide :

[…] [M]ais oui, lire le non-verbal, il y a un écran, c’est ça, vraiment ça, ça a été difficile que mettons les jeunes me disaient « ah, non, là tu ne m’écoutes pas » [Coordinatrice]. Il me semble que je les écoute, beaucoup de remises en question, puis c’était des rencontres back à back, l’ordi moi à un moment donné moi je n’en peux plus, puis à un moment donné, ça s’est calmé, mais oui, ça j’ai trouvé ça dur de, oui, d’ajuster. Moi je travaille super physique, quand je suis en rencontre, on est debout, je les fais écrire, ça tu vois, je ne l’ai pas retrouvé, j’ai essayé, ça ne marche pas, les activités si je les envoie par courriel, premièrement ça me prend du temps, ils ne les checkent pas, ils ne les font pas, je perds du temps, ce n’était pas fluide

Coordinatrice 2, EI

La capacité à entrer en relation a également été affectée par des problèmes techniques ou des problèmes en lien avec la gestion du groupe à distance comme les difficultés en ce qui concerne les règles de tour de parole (dans les ateliers de groupe), l’utilisation du cellulaire, les retards et absences non motivés, la fatigue et surtout la gestion accrue du stress et de l’anxiété (EG n=8, n=4, n=2). Et plusieurs situations à brûle-pourpoint, qui pourraient sembler naturelles en temps normal, se sont complexifiées sur le format à distance, notamment en raison de la difficulté à observer, à détecter la difficulté du jeune, notamment par les expressions du corps, du non-verbal que le présentiel permet :

Hier par exemple quand on s’est connectés sur Zoom, y’a un participant je voyais dans son regard, dans sa façon de se comporter qu’il y avait quelque chose qui clochait, que genre… il n’allait pas très bien… j’ai voulu lui écrire un message sur le côté en lui disant, « est-ce que ça va? » Mais encore là, il doit suivre le cours [l’atelier] qu’on est en train de donner, on ne peut pas faire de l’intervention entre, alors qu’en présence, j’aurai pu dire genre : « ça va? ». Voir sa réaction. Si je vois que ça n’allait vraiment pas, l’amener sur le côté… il y a quelque chose de plus difficile dans l’observation même des comportements par Zoom. Alors qu’après, ça allait très bien… en fait je me dis que ça allait sûrement très bien depuis le début… mais je ne sais pas en fait, c’est difficile d’observer

Intervenant psychosocial 1, EG n=4

Enfin, plusieurs intervenant.e.s avouent regretter plus particulièrement les moments avant et après l’intervention, ces moments informels qui amorcent et conditionnent la relation d’aide. Certain.e.s l’illustrent tout particulièrement lors d’un échange (EG n=4) :

– Intervenant psychosocial 1 : […] [P]uis tu n’as pas ces tout premiers mots. Tu lui ouvres la porte…

– IP 2 : tu veux un verre d’eau ? 

– IP 1 : comment ça va blablabla. Là tu te connectes à Zoom […] c’est très confrontant de savoir que tu te connectes et à partir du moment où tu vas voir ta face et tu vas voir la face de l’autre et ça y est, on est dans c’est comme si on se téléportait et qu’on arrivait sur une chaise en face de l’autre… tout le non-verbal, tout ce qui est autour pour mettre en confiance pour la rencontre, ça on ne peut pas le faire.

Plus loin dans l’entretien, l’intervenante psychosociale 2 revient sur l’importance d’analyser la manière dont on propose le café, la disposition des sièges, etc. qui permettent d’amorcer la rencontre et de s’adapter à la situation, choses qu’on ne peut pas faire à distance.

Leviers

Pour faire face à la difficulté de nouer du lien à distance, une intervenante rappelle l’importance de planifier tout ce qui se joue en dehors de l’intervention à proprement parler. Cela permet de créer ces moments spontanés, informels, autour desquels se tisse la relation de confiance :

[I]l faut le créer [le lien], il faut essayer de trouver une manière de faire différemment […] Ça nous demande plus de travail un peu par rapport à ça, faut y penser quand on est en Zoom. Moi personnellement, j’y pense puis c’est quelque chose que j’intègre dans les rencontres de parler d’affaires plus informelles au début, de rire, de me mettre à leur niveau, de se raconter des petites anecdotes puis après ça on rentre un peu plus dans le vif du sujet. Mais en personne c’est sûr ce n’est pas la même approche, c’est différent

Intervenante psychosociale 4, EG n=4

Parallèlement, une coordinatrice évoque la grande diversité d’activités informelles que l’organisme a mises en place sur les réseaux sociaux. Elle donne l’exemple des jeux en ligne, missions, questionnaires, exercices ludiques, Facebook live, etc. Au cours de ces activités, elle explique qu’elle pouvait parler aux jeunes de leur fin de semaine, des films qu’ils et elles avaient regardés ou encore de ce qu’ils et elles se préparaient à manger (Coordinatrice 1, EI). Ces moments informels nourrissent le lien de confiance nécessaire à l’intervention. Une autre coordinatrice évoque qu’elle avait pris l’habitude de faire sa vaisselle à distance avec un.e jeune pour sortir du cadre formel de l’intervention (Coordinatrice 2, observation/entretien spontané).

Au niveau de la collaboration entre intervenant.e.s

Tensions

Une coordinatrice insiste sur le fait que les tensions au niveau de la création du lien dépassent la relation d’intervention. Elles concernent plus largement toutes les personnes impliquées dans l’équipe, puisque leurs relations sont également affectées par la distance (Coordinatrice 1, EI). L’ensemble des intervenant.e.s, et tout particulièrement ceux et celles qui ont été recruté.e.s pendant la pandémie (n=2) s’entendent sur le fait que la COVID-19 a complexifié le travail d’équipe, qualifié d’ordinaire de « super fluide et dynamique » (EG n=4). Même si l’organisme semble être habitué à une forme de « chaos » (Coordinatrice 2, EI), une des coordinatrices explique l’impact de la pandémie :

En contexte de pandémie, le défi moi je trouve que c’est de travailler en équipe à distance […] je trouve ça vraiment dur, je trouve que c’est long, je trouve que ce n’est pas efficace, je trouve, j’ai vraiment de la misère

Coordinatrice 2, EI

En ce sens, les observations révèlent un certain nombre de tensions au niveau de la transmission des informations entre la direction et les coordinatrices (1 et 2). Plusieurs problèmes sont apparus, notamment au niveau de la compréhension des programmes et de leurs objectifs, des tâches et responsabilités de chacun.e, mais également au niveau du recrutement des jeunes. Lors d’un entretien spontané, une coordinatrice avoue qu’en temps normal, plusieurs choses se règlent quand les personnes se croisent dans les couloirs de l’organisme. À l’inverse, les communications par courriels seraient plus formelles, pourraient prêter à confusion et créer des problèmes d’interprétation (Coordinatrice 1, EI). Et c’est sans compter les attentes de travail qui ont été décuplées, alors que les processus décisionnels se sont ralentis et complexifiés (Coordinatrice 1 et 2, EI). Interrogé au niveau des impacts de la pandémie, un des directeurs abonde en ce sens :

[…] [M]oi, c’est l’espèce de distance qu’on a en ce moment où on n’habite pas nos locaux de manière habituelle… ça crée un vacuum d’expérience. Je trouve ça difficile de ne pas être dans le milieu, de ne pas être en contact avec eux [les jeunes], de les voir, de les entendre, de les comprendre. Il y a de la vie là-dedans et il y a des choses qui m’inspirent tout le temps. La nouveauté, ça apporte sa part d’insécurité et en même temps un peu de surcharge […] il y a des affaires à un moment donné où je suis conscient d’avoir perdu le lien, perdu le contact, ça ralentit certains processus. Est-ce que c’est la seule cause ? Ça ralentit certains processus d’organisation. Ça a créé des mini-dérapages, ça a donné place même à certains comportements, chez certains employés, qui se sont permis d’exister et qui n’auraient probablement pas existé si ça avait été tout en présence. Les impacts sont grands, je trouve […] [La distance] elle est émotive, on le sait l’informel qu’on vit avec les personnes, ça nourrit nos relations. On n’en a plu. Les nouveaux employés, je ne les connais pas. Je n’ai jamais vécu ça

Direction 2, EI

Le confinement a créé une mise à distance des membres de l’organisme (EG n=4, Coordinatrice 1, EI) qui avaient l’habitude de prendre quotidiennement leur repas ensemble et de se retrouver parfois après le travail, comme le révèlent les observations. En ce sens, plusieurs se plaignent d’une formalisation des rapports sociaux. Une intervenante insiste sur le fait que la distance créée par la situation pandémique a enlevé la possibilité d’avoir des échanges informels, ces échanges étant un moment privilégié pour parler des élèves et régler rapidement des situations, mais également pour tisser des liens entre employé.e.s. Ce constat est d’autant plus difficile pour les deux employé.e.s les plus récent.e.s de l’organisme, alors que plusieurs intervenant.e.s ne les ont jamais rencontré.e.s. Le format à distance laissant peu de place à l’erreur :

[…] [A]u niveau des relations de travail entre nous, c’est vraiment quelque chose qui est plus difficile à gérer. En tant que nouveaux, ça a été très difficile aussi de rencontrer les gens que par Zoom, tu sais pas avoir de moments d’intégration et comme dit un peu [Nom intervenante] que chaque truc soit hyper formel du coup tu apprends mais tu apprends dans un cadre hyperformel et tu sais qu’à cette réunion, tu es censé apprendre ça sur [Base de données] et du coup à la fin de la réunion c’est calé et tu dois savoir ça et puis tu n’as pas le temps de revenir et tu ne vas pas refaire une réunion de 30 minutes juste pour qu’on te réexplique les choses, c’est un peu… il n’y a pas ce côté transmission qu’aurait été beaucoup plus facile en personne et du coup on prend un peu les informations au cours des formations, des réunions formelles… ou genre « ah, ça je ne le savais pas, ça je ne le savais pas ». On n’a pas pu avoir de vraie intégration

Intervenant psychosocial 1, EG n=4

Leviers

Pour pallier cette distance, les observations révèlent que l’organisme s’est redéfini et a transformé la dynamique de travail telle qu’elle était avant la pandémie. L’équipe a instauré des rencontres Zoom soit en équipe complète soit en sous-équipe afin de partager l’information essentielle sur les élèves, mais également pour entretenir une certaine cohésion. L’équipe a multiplié les rencontres informelles à distance, comme les repas communs, les 5 à 7 ou les soirées jeux en ligne. Deux des coordinatrices insistent sur l’importance de se voir et sur le rôle clé qu’ont joué ces rencontres formelles et informelles dans l’équipe (Coordinatrice 1 et 3, EI). Interrogée sur les ajustements de l’équipe par rapport à la pandémie, une coordinatrice répond :

On se parle souvent. On se parle souvent en Zoom parce qu’on ne peut pas se voir. Et donc, ce qui est particulier c’est qu’on essaie d’avoir au moins une fois par semaine où on prend le café du matin ensemble pour se jaser de comment on va. Il y a aussi du côté clinique, qui est très très riche chez [nom de l’organisme] parce qu’on a vécu beaucoup de choses depuis le début de la pandémie. Des belles choses comme des moins belles choses. Je ne sais pas si tu le sais mais on a perdu un élève […] on a vécu beaucoup d’affaire comme ça et des fois ça va vite. Tu vois [nom coordinatrice 2], elle, elle fait du soutien clinique auprès des intervenants mais elle fait du soutien clinique aussi auprès de nous, de l’équipe. C’est sûr que c’est très sain et on peut se parler de comment nous on va et comment on va par rapport à nos suivis aussi, par rapport aux élèves qu’on suit et comment nous personnellement on va. […] C’est quelque chose de hyper important. Ça va bien quand même, puis on a quand même beaucoup de demandes et on arrive à le faire justement parce qu’on a un endroit où on se sent sécures un endroit où on se sent accueillis et on peut parler de choses qui nous arrive à nous personnellement aussi

Coordinatrice 1, EI

Outre les rencontres informelles et l’accompagnement psychosocial, les observations et les entretiens auprès de la direction révèlent également la nécessité de créer un ou plusieurs documents décrivant les valeurs et la philosophie de la structure qui pourraient notamment servir à l’intégration des nouveaux employé.e.s. Cela permettrait de s’assurer que tous et toutes partent sur une base de compréhension commune malgré la distance physique qui les sépare.

Discussion-conclusion

Les témoignages que nous venons de lire nous montrent que l’absence de proximité physique induit une fragilisation du lien social que les espaces de rencontre et les stratégies de contact informel pouvaient renforcer.

Le contexte de la pandémie a nécessité de se concentrer sur les aspects pragmatiques d’un nouveau fonctionnement pour planifier les interventions. L’accompagnement dans son sens brut a disparu derrière le passage du présentiel au virtuel. Cette transformation a eu plusieurs impacts. Le présent de l’intervention, l’approche clinique d’une écoute de l’autre, s’est vu transformé en une préoccupation de comment intervenir en Zoom. Comme le soulignait Cifali (2019), « saisir là où nous sommes et ce que nous avons à faire » ne fait plus sens lorsque les corps en présence disparaissent. Par ailleurs, le lien est une relation qui s’équilibre dans la prise de contact de l’intervention. Dans le nouveau contexte numérique imposé, les deux parties (intervenant.e et usager.ère) se sont retrouvées déséquilibrées sur différents plans. Si les intervenant.e.s ont dû s’adapter, leur public quant à lui a aussi été impacté en subissant d’autant plus les inégalités sociales (notamment les défis liés à l’accès à du matériel, la formation aux logiciels) et l’exclusion.

L’impossibilité de pouvoir observer et de voir l’expression non verbale des corps devient prégnante. La vraie vie, soulignée par une intervenante psychosociale, devient l’image d’un réel lien de proximité pour intervenir auprès de ces jeunes adultes en contexte de vulnérabilité et avec lesquels le contact dans cette vraie vie est déjà compliqué. L’observation clinique ne fait plus office de levier pour créer un espace informel avec le jeune adulte que l’intervenant.e peut envisager avec la présence des corps. Le spectacle que le regard clinique permet d’observer, comme le soulignait Foucault (2017), n’est plus là pour donner accès à de petits gestes informels (ouvrir la porte pour un jeune venu au centre, lui offrir un verre d’eau comme le racontait un intervenant), à cet engagement dans l’accompagnement.

Ces expériences révèlent en quoi ce qui est objectivable et que l’on peut comptabiliser (méthode induite par l’idéologie gestionnaire) n’est pas forcément le cadre idéal dans l’intervention auprès d’un public en contexte de vulnérabilité. L’abandon d’un lien physique et de stratégies informelles de contact et de relationnel n’a pas rendu plus autonome ce public cible. Au contraire, il a entraîné davantage d’isolement.

L’accompagnement c’est aussi l’ensemble d’une structure qui relie les identités professionnelles. Nous comprenons à travers les témoignages que l’équipe, également dans ces échanges informels, est mise à mal. La discussion de « l’ici et maintenant » autour d’un café permet d’échanger rapidement sur des cas, des personnalités, d’ajuster, de soutenir la réflexion sur des doutes de l’intervention des professionnel.le.s. La structure a également sa place. Elle est le lieu d’une dynamique entre public-cible et intervenant.e. Or la spontanéité des échanges a laissé place au cadre rigide et normatif de l’intervention. On le voit également dans l’intégration des nouveaux et nouvelles intervenant.e.s qui se fait difficilement dans un format à distance.

Au terme de cet article, nous avons voulu montrer que l’expérience de la pandémie a permis de donner à voir la nécessité de la proximité des corps et de l’informel pour intervenir. Cette expérience nous montre également que l’idéologie gestionnaire (l’organisation avec l’outil informatique durant le contexte de pandémie nous a révélé la nécessité des planifications d’intervention, d’un travail formel comme la création de document intégrant la philosophie de la structure pour les nouveaux et nouvelles recrues) participe à la disparition de cet informel et ses possibilités de contact avec des populations en contexte de vulnérabilité. Pour autant, il semble qu’il faille nuancer ces propos. La distance dans l’accompagnement est une jauge à évaluer et, selon une intervenante, certaines rencontres par visioconférence ont aussi permis de créer une distance nécessaire dans l’intervention au vu des réalités vécues par certain.e.s qui se sont plus facilement rendu.e.s visibles à travers cet outil. Par ailleurs, nous constatons à travers les témoignages qu’une plage de rencontre pour un espace informel peut être décidé. L’informel peut ainsi s’inscrire entre planification et bricolage.