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Léo Strauss est souvent perçu comme un penseur politique conservateur, voire réactionnaire, qui aurait tenté de mettre en lumière ce que les Modernes auraient perdu en plaçant la politique au service de l’Agréable plutôt que du Bien. Le thème central de la pensée de Strauss serait donc la critique du libéralisme et de l’égalitarisme modernes au nom de conceptions inspirées pour l’essentiel du perfectionnisme platonicien. Daniel Tanguay propose dans ce livre une présentation très différente de la pensée de Strauss. D’après lui, le thème central de cette pensée n’est pas l’opposition entre le droit naturel ancien et le droit naturel moderne, mais le « problème théologico-politique ». C’est ce problème qui aurait été tout au long de sa vie le thème directeur de la pensée de Strauss, et c’est seulement à l’occasion de l’examen de ce problème qu’il aurait formulé sa critique du libéralisme moderne.

En quoi consiste tout d’abord ce « problème théologico-politique » ? Si l’expression désigne traditionnellement le problème du fondement de l’autorité politique et du rapport entre l’Église et l’État, D. Tanguay donne à cette expression un sens quelque peu différent. Le problème théologico-politique, tel qu’à ses yeux Strauss l’aborde, c’est en premier lieu le problème du rapport entre la philosophie et la religion traditionnelle ou entre « Athènes et Jérusalem », et c’est, en second lieu, le problème du rapport que la philosophie ou la religion doivent entretenir avec les lois et coutumes de la Cité.

Pour comprendre comment Strauss s’est trouvé confronté à ce problème, l’auteur propose de suivre la formation intellectuelle de Strauss. Élevé dans une famille juive orthodoxe, Strauss, vers l’âge de 17 ans, s’est senti proche des idées et revendications sionistes. Tandis que la recherche de l’assimilation obligeait à sacrifier l’attachement au judaïsme orthodoxe, le sionisme lui semblait permettre de préserver la dimension communautaire traditionnelle du judaïsme. Toutefois, Strauss s’est peu à peu rendu compte que le sionisme, parce qu’il impliquait que les Juifs aient à assurer eux-mêmes la sauvegarde de leur vie terrestre, était en rupture avec l’idée orthodoxe selon laquelle le salut du peuple juif dépendait d’une intervention divine. D’après D. Tanguay, c’est cette découverte qui a conduit Strauss à s’interroger sur la valeur de l’orthodoxie religieuse, de la soumission à la Loi et à la tradition. Pour cela, Strauss s’est tourné vers Spinoza et s’est demandé si l’auteur du Traité théologico-politique était réellement parvenu à réfuter l’orthodoxie religieuse. La première découverte philosophique de Strauss fut que Spinoza n’y était pas parvenu (La critique de la religion chez Spinoza, 1930). Car pour réfuter la religion traditionnelle et son concept de révélation, il aurait fallu réfuter l’idée de toute-puissance divine, ce qui pour Strauss était impossible. Ce que Spinoza avait donc seulement montré, c’est que « l’esprit positif » moderne, un esprit dont Strauss découvrit qu’il découlait, en son fond, de l’hédonisme épicurien, était incompatible avec l’esprit religieux.

D’après D. Tanguay, cette découverte de l’échec du spinozisme ne conduisit cependant pas Strauss à renouer avec l’orthodoxie religieuse. Elle le conduisit bien plutôt à rechercher si l’esprit des Lumières modernes épuisait à lui seul le rapport que la philosophie pouvait entretenir avec la religion. La deuxième grande étape de la pensée straussienne fut dès lors, selon D. Tanguay, sa découverte de Maïmonide et surtout de Fârâbî. En lisant Maïmonide (La philosophie et la Loi, 1935), Strauss découvrit qu’il existait une alternative philosophique aux Lumières modernes : tandis que celles-ci rejetaient tout simplement la religion, les « Lumières médiévales » comprenaient la révélation de telle façon que le Prophète devenait indiscernable d’un Législateur. Or, parce que le philosophe pouvait comprendre que les hommes ont besoin de la Loi, il pouvait par là même comprendre la valeur de la Religion et de l’idée de Révélation. Pouvait-il toutefois y croire ? C’est l’étude de Fârâbî qui fournit à Strauss une réponse à cette question (« Le Platon de Fârâbî », 1945). Strauss découvrit d’abord l’importance que la lecture de Platon avait revêtu pour les penseurs médiévaux arabes et juifs, par opposition à l’aristotélisme des penseurs latins. Mais Strauss découvrit surtout, en lisant Fârâbî, que la philosophie ne se confondait nullement, ou en tout cas pas nécessairement, avec l’esprit des Lumières modernes, avec la répudiation totale de la religion. En premier lieu, Fârâbî fournit à Strauss une voie d’accès à la compréhension socrato-platonicienne de la philosophie. Pour Strauss, le philosophe, compris à la manière socrato-platonicienne, est celui qui pose la question de la vie bonne et qui y répond en faisant de sa propre vie, la vie théorétique, l’essence de la vie bonne. Or la vie théorétique, si elle se caractérise par la répudiation de l’opinion et la recherche d’une compréhension du Tout, ne saurait être définie par l’effective compréhension du Tout. Elle est bien plutôt, selon l’expression de D. Tanguay, une vie « zététique », attachée à l’examen des problèmes fondamentaux et éternels de la philosophie. Strauss acquit donc la conviction que la philosophie, avant d’être un corps de théories rationnelles, était d’abord une forme de vie et une forme de vie réalisant en elle-même l’excellence propre de la vie humaine. Mais Strauss ne se contenta pas d’épouser la conception socrato-platonicienne de la vie théorétique. Il acquit aussi la conviction, suivant encore Platon en cela, que si cette vie zététique était en elle-même la vie la meilleure, elle n’était accessible qu’au petit nombre. D. Tanguay parle à ce sujet d’une « forme radicale et élitiste d’eudémonisme intellectuel » (p. 143). Or du fait que la vie philosophique implique la répudiation de l’opinion et des traditions, elle se trouve exposée au risque de l’incompréhension, un risque qui peut déboucher soit sur la mort du philosophe, soit sur le désordre de la Cité. D’après D. Tanguay, Fârâbî permit donc également à Strauss de comprendre que la vie philosophique exigeait, pour être conduite sereinement, que l’on distinguât les croyances vraies et les croyances nécessaires, et que le philosophe pratiquât un art d’écrire qui lui permît de toucher ceux-là seuls qui pouvaient l’entendre (La persécution et l’art d’écrire, 1952). Au tournant des années cinquante, Strauss devint donc une manière de « disciple de Fârâbî » (p. 129). Il acquit la conviction que si la vie philosophique excluait la vie religieuse, elle ne pouvait exclure la religion elle-même, dès lors que tous les hommes ne pouvaient être philosophes. La théologie politique devenait à ses yeux la condition de la vie philosophique.

D’après D. Tanguay, toute l’oeuvre ultérieure de Strauss se laisse comprendre à partir de ce « tournant farabien » (p. 107). En particulier, la réflexion de Strauss dans son maître ouvrage de 1953, Droit naturel et histoire, aurait eu pour objet principal non pas tant « l’ordre politique juste et bon » que le contraste entre la conciliation platonico-farabienne de la philosophie et de la religion, et l’antithéologisme qui est à la source des Lumières modernes. Strauss avait prolongé son étude sur Spinoza par une étude de la pensée de Hobbes (La philosophie politique de Hobbes, 1936) auquel il ajoutera ensuite une étude sur Machiavel (Pensées sur Machiavel, 1958). En étudiant ces deux derniers auteurs, Strauss découvrit que l’esprit des Lumières n’avait procédé ni d’une réfutation de la religion ni d’une « sécularisation » des concepts théologiques, mais d’une véritable « colère antithéologique » (p. 170). D’après D. Tanguay, l’ouvrage de 1953 ne porte donc pas principalement sur les racines modernes de l’historicisme et du relativisme. Il ne vise pas au premier chef à ranimer le sens ancien du droit naturel. Il vise, au travers de l’opposition des Anciens et des Modernes, à distinguer deux manières de régler le problème théologico-politique : la manière platonico-farabienne, fondée sur ce que D. Tanguay appelle « l’utilité politique de la religion » (p. 314) et la manière moderne, qui règle le problème par sa suppression, par la dissolution autant de la vie philosophique que de la vie religieuse traditionnelle. Strauss n’aurait donc pas seulement oeuvré pour résoudre à titre personnel le problème théologico-politique. Il aurait aussi oeuvré pour « faire revivre le problème théologico-politique dans son sens premier » (p. 255), ce dont témoigne encore, selon D. Tanguay, la critique straussienne de la « pensée nouvelle » d’auteurs comme Cohen, Buber ou Rosenzweig en matière religieuse. L’objectif principal de l’oeuvre de Strauss aurait été d’installer ses lecteurs dans l’aporie ouverte par l’opposition d’Athènes et de Jérusalem, tout en mettant en valeur la solution socrato-platonicienne à cette question.

La thèse de Daniel Tanguay est originale, et parce qu’elle fondée sur une lecture à la fois précise et fine des textes de Strauss, elle n’est pas loin d’être convaincante. À notre sens, elle souffre toutefois d’un double défaut. En premier lieu, si la pensée fondamentale de Strauss avait consisté dans la thèse de l’utilité sociale de la religion, elle aurait clairement manqué d’originalité : l’idée est présente chez beaucoup de penseurs modernes, par exemple chez Montesquieu (EL, XXIV, 1-2). En second lieu, Tanguay n’accorde aucune place à l’imposante masse d’écrits consacrés par Strauss au commentaire des oeuvres politiques platoniciennes. Or il est douteux que commenter sans relâche Platon ou Xénophon à l’adresse des Modernes n’ait été, pour Strauss, qu’une manière de ranimer un problème que ni Platon ni Xénophon ne s’étaient posés. Il est donc vraisemblable que l’opposition d’Athènes et de Jérusalem fut l’un des axes de la pensée de Strauss, et de ce point de vue l’apport de l’ouvrage de D. Tanguay est incontestable. Mais il nous paraît difficile de rattacher à cet unique thème l’ensemble de l’oeuvre platonicienne de Strauss. Si Strauss a pratiqué l’art d’écrire qu’il a lui-même théorisé, il nous paraît douteux qu’il ait poussé cet art jusqu’à placer au centre de son oeuvre le thème de l’ordre politique juste et bon uniquement pour dissimuler celui qui en aurait constitué le centre caché : celui du choix entre Platon et la Thora.