Comptes rendus

André Duhamel, Une éthique sans point de vue moral, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Mercure du nord », 2003, 195 p.[Notice]

  • Bernard Baertschi

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  • Bernard Baertschi
    Université de Genève

Ainsi que le sous-titre de l’ouvrage l’indique : « La pensée éthique de Bernard Williams », il s’agit d’une étude critique de la pensée du philosophe britannique récemment disparu. Plus précisément de sa philosophie pratique, à savoir de son éthique comme opposée à la morale. Cela déjà demande précision, car, comme on le sait, « éthique » et « morale » sont des termes dont il est impossible de connaître la signification tant que celui qui les emploie ne les a pas définis. Ainsi que l’auteur le précise, la morale, c’est la manière dont la Modernité a compris la tâche pratique de la philosophie, tâche exemplifiée de manière paradigmatique par le kantisme et l’utilitarisme, et dont le concept cardinal est l’impartialité — d’où le nom d’« impartialisme » qui lui est donné. Par opposition à cette manière de concevoir la philosophie pratique, Williams a proposé une conception éthique, laquelle se caractérise justement par le refus de l’impartialisme et s’incarne dans un « tournant subjectif ». Par là, il faut entendre : mettre le sujet ou l’agent individuels au centre de la philosophie. Ce qui signifie plusieurs choses : d’abord, l’agent moral ne doit plus être conçu comme un être purement rationnel, mais il faut le prendre dans son épaisseur, ce qui implique une variabilité des exigences éthiques en fonction de la personne qu’est cet agent. Ensuite, on ne peut plus distinguer nettement « entre les considérations relevant de la validité d’un principe et les considérations concernant son acceptabilité pour les agents moraux » (p. 6). Enfin, le normatif et l’empirique se trouvent rapprochés ; la psychologie morale, en particulier, joue un rôle important pour comprendre les exigences éthiques. C’est à un examen critique de la validité de ce tournant qu’est consacré cet ouvrage. À cet effet, l’auteur examine d’abord la thèse de Williams selon laquelle la moralité impartialiste représente une perte de sens pour la vie de l’individu et consiste même en un dérèglement de la vie éthique. Autrement dit, la moralité peut devenir un obstacle à la réalisation de soi (on observe ici, remarque l’auteur, l’influence de Nietzsche sur Williams). Cette thèse a de nombreuses ramifications, dont certaines ont été d’ailleurs directement abordées par les impartialistes : on connaît l’objection de Rawls contre l’utilitarisme, qui néglige la différence des personnes ; d’autre part, ils ont élaboré différentes réponses pour faire droit aux devoirs partiaux dus aux relations de proximité, en proposant des devoirs spéciaux ou en limitant la juridiction de la moralité. Mais, bien sûr, cela ne saurait satisfaire Williams, car il reste que pour un impartialiste, et en cas de conflit, la moralité doit toujours l’emporter sur les projets personnels. Mais alors le tournant subjectif ne serait-il qu’une défense de l’égoïsme, la valorisation de l’intégrité personnelle, qu’une faiblesse pour soi, comme Smart l’a reproché ? Williams répond qu’il existe une différence fondamentale entre l’égoïsme et l’intégrité : cette dernière ne demande pas, elle exclut même, que l’on agisse pour préserver son intégrité ; simplement, l’homme intègre agit par intégrité, sans aucune référence à lui-même quant à ses motifs. Toutefois, cette réponse pose problème, relève l’auteur : si l’intégrité est une sorte de vertu, elle n’a pas de contenu en ce sens que n’importe quel genre de vie peut s’en réclamer, de celui qui est éthiquement le meilleur à celui qui est le pire ; or il est pour le moins bizarre qu’une théorie qui critique l’impartialisme pour son manque d’épaisseur recoure à une qualité elle-même sans épaisseur ! Cela dit, une telle épaisseur pourrait être conférée à l’éthique sans point de vue moral en faisant appel …