Comptes rendus

Philip Knee, La parole incertaine : Montaigne en dialogue, Québec, Presses de l’Université Laval, 2003.[Notice]

  • Sébastien Prat

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  • Sébastien Prat
    Université de Montréal

Comment rendre compte de la pensée de Montaigne sans la réduire à un système philosophique dans lequel elle perd son originalité et même son sens ? Dans un court avant-propos, Philip Knee indique que la réflexion qu’il a menée n’est ni une introduction à l’oeuvre, ni un ouvrage d’érudition, encore moins une étude fouillée du scepticisme de Montaigne, mais une recherche sur l’art du jugement qui tente à la fois de prendre au sérieux les positions morales et politiques de l’auteur des Essais et le caractère ouvert de l’écriture montaigniste, afin d’éviter, grâce à ses précautions, l’esprit de système. Le livre de M. Knee parvient bien en effet à garder ses distances face à cette menace qui guette toute étude de Montaigne : fournir des explications synthétiques et réductrices qui ferment sur lui-même le projet philosophique des Essais. Prenant pour fil conducteur l’incertitude de la pensée, cette étude permet de considérer la conversion intellectuelle qui s’opère dans les Essais, sans tirer des conclusions définitives. Cette approche permet un dévoilement clair et souple à la fois des problèmes et des enjeux moraux et politiques rencontrés dans l’ouvrage. Dans une première section dédiée à Montaigne seul, l’identification de la pensée des Essais grâce à des verbes pronominaux réfléchis, « se dédoubler », « s’essayer », « se raconter », permet de donner à la réflexion une certaine unité sans imposer une hypothèse extérieure au projet montaigniste. Dans chaque cas, M. Knee établit le lien entre l’action et l’incertitude. Ainsi l’acte réflexif du dédoublement est renvoyé à celui de l’interrogation sur les modes d’appréhension de la réalité comme sur la remise en question de nos possibilités de savoir ; l’écriture de l’essai permet à Montaigne d’éviter le dogmatisme d’une certaine philosophie comme elle permet d’assumer l’ignorance et l’incomplétude de l’homme ; l’objectif de se raconter, dirigé par la nature de l’essai, se réalise alors tout en réfléchissant les difficultés qu’il ne peut éliminer, celui du caractère rhétorique et artistique du portrait naturel notamment. La première partie de l’ouvrage de M. Knee, qui donne les bases afin d’interpréter les dialogues qui suivent avec Machiavel, Pascal, Rousseau et Diderot remplit ainsi son objectif : il montre en quoi la forme de l’essai est adaptée aussi bien à la nature politique et morale du propos de Montaigne qu’à son but strictement zététique. Cette section de l’ouvrage n’est pas sans présenter quelques difficultés toutefois. La présentation très concise, soulève des pistes d’interprétations intéressantes mais sans toujours fournir les outils argumentatifs attendus. Sans entrer dans une analyse du scepticisme de Montaigne, mais s’appuyant vraisemblablement sur le postulat de ce scepticisme dans toute l’oeuvre, M. Knee fait l’économie d’une définition et d’une justification de l’incertitude. Si l’on mentionne souvent un lien entre incertitude et inconstance, on ne dit rien de l’irrésolution qui apparaît pourtant comme une manière bien singulière de présenter le doute philosophique dans les Essais. On regrette que le chapitre sur « l’exercice du jugement dans les Essais » ne soit pas plus étendu. M. Knee s’attache ensuite à bâtir un dialogue entre Montaigne et quatre philosophes fort célèbres dont les liens avec la pensée des Essais sont avérés. La parole incertaine de Montaigne est un dire en commun, une interrogation qui cherche un interlocuteur. M. Knee imagine les discussions, les accords et les points d’achoppement entre Montaigne et Machiavel, Pascal, Rousseau, Diderot. Si le positionnement historique des questions n’est pas respecté, M. Knee justifie les anachronismes en rappelant l’unité thématique d’un certain nombre de questions posées par ces penseurs. Dans le rapprochement entre Montaigne et ces interlocuteurs il s’agira moins de stigmatiser …