Disputatio

Le statut de l’oeuvre d’art comme événement chez David Davies[Notice]

  • Roger Pouivet

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Il existe deux types d’ontologie de l’art. Le premier consiste à utiliser les concepts clés de l’ontologie, les notions d’objet, de propriété, d’identité, etc., afin d’expliciter le mode d’existence des oeuvres. Une telle ontologie, en quelque sorte appliquée, examine la question de l’authenticité des oeuvres, des modalités de leur exposition, de leur restauration, de la relation à leurs exécutions, à leurs enregistrements, etc. Elle ne recherche pas une conception ontologique générale et unifiée de ce en quoi consiste être une oeuvre d’art. Elle est nécessairement pluraliste. On en trouve un bon exemple chez Stephen Davies. David Davies pratique l’autre type, tout comme Wolterstorff, Currie, Zemach. Cette ontologie générale et unifiée est dualiste ou moniste, selon qu’elle affirme l’existence d’oeuvres relevant de deux catégories ontologiques (les entités singulières et les entités instanciables), ou d’une seule catégorie. David Davies n’affirme pas simplement que certaines oeuvres, particulièrement les oeuvres relevant de « l’art contemporain » — celles de Duchamp, Beuys ou Acconci — sont mieux décrites en termes d’événements que d’objets ou de produits, que notre seul espoir de les apprécier à leur juste valeur artistique ou esthétique suppose de les tenir pour des événements, comme on pourrait le faire dans une ontologie du premier type. Il affirme que toutes les oeuvres d’art, sans exception, sont des performances, c’est-à-dire des événements. La défense par David Davies d’une ontologie événementielle des oeuvres d’art fera date. La lecture d’un livre aussi superbement maîtrisé pourrait (presque) nous tenter de l’adopter. La méthode cumulative d’argumentation fonctionne bien : on est d’abord dubitatif, puis surpris par l’habileté dialectique de l’auteur et enfin quasiment convaincu. La grande réussite de Davies est d’offrir un statut ontologique digne d’elles à des oeuvres « dérangeantes », par exemple les Trademarks d’Acconci, marques, dont des morsures, que l’artiste pratiquent sur son corps, improvisations jazzistiques, sans omettre une interprétation renouvelée des ready-mades duchampiens. Imaginons un béotien, vulgaire, fruste et goguenard face à certaines de ces oeuvres. Il soupçonne l’imposture. Pour peu que cet être grossier soit de bonne foi, l’argumentation de Davies va-t-elle le terrasser ? Va-t-il convenir qu’il faisait une erreur (de catégorie) : il croyait avoir affaire à des produits, alors qu’il s’agit de processus. Les photographies des morsures sur le bras d’Acconci, les enregistrements d’improvisations, le pissoir ne sont pas les oeuvres d’art, à proprement parler, ce sont des foci d’appréciation, des voies d’accès aux oeuvres, qui sont des doings. Avant de céder aux arguments sophistiqués de Davies, le benêt qui n’aime pas les installations et autres bidules qui peuplent les musées d’art contemporain peut cependant se demander si le philosophe n’a pas produit une théorie ad hoc, une théorie pour ces « oeuvres »-là, nous contraignant ensuite de l’imposer à toutes les autres, y compris la cathédrale de Chartres, La Liberté guidant le peuple de Delacroix, la Recherche du temps perdu de Proust et le nouveau Radiohead, devenus aussi, par la dialectique de Davies, des processus. Pour sauver Acconci, faut-il perdre Rembrandt, Henry James et les Beatles ? Et surtout le sens commun. Principe de Schaeffer : « Si on veut décrire la nature de l’art, on ne saurait la réduire à un sous-ensemble choisi en vertu d’un critère d’évaluation : les oeuvres “ratées”, c’est-à-dire non conformes au critère d’évaluation retenu (quel qu’il soit), participent tout autant de la nature de l’art (relèvent du même “faire”) que les oeuvres “valides” ». Dans la définition de l’art, le principe de Schaeffer permet de distinguer un critère évaluatif et un critère descriptif. L’art n’est pas seulement l’art digne de ce nom. La détermination de l’extension d’un concept empirique doit être distinguée …

Parties annexes