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Le livre de David Davies, Art as Performance, renouvelle pour une large part la réflexion sur l’ontologie des oeuvres d’art en s’attachant de manière précise et vigoureuse aux pratiques artistiques qui débordent manifestement les cadres trop étroits forgés par les approches traditionnelles. En cela, il s’accorde avec les tendances les plus significatives qui se sont fait jour dans l’art de la fin du vingtième siècle, bien au-delà de ce que laissaient entrevoir les modèles en apparence les plus innovants ou problématiques auxquels la réflexion sur l’art a pris l’habitude de se référer (de Duchamp à l’art des années soixante et à ce qui en est issu). Le plus souvent, notre réflexion cède naturellement aux attraits d’une mythologie de l’objet, centrée sur le genre de propriétés que nous avons l’habitude de privilégier lorsqu’il s’agit de discerner l’être ou le mode d’être des productions de l’art de celui des objets ordinaires[1]. Dans Art as Performance, Davies prend opportunément congé des schémas ou des conceptions qui nous y poussent ou nous y ramènent en optant résolument pour une démarche destinée à mettre en relief la dimension fondamentalement événementielle et performative de la production artistique, autant que des oeuvres comme telles. Selon la théorie considérée, les oeuvres d’art doivent être conçues, « non pas comme les productions (contextualisées ou décontextualisées) des actes (performances) qui les engendrent, mais comme ces actes mêmes » (p. 10).

Les lecteurs de Davies ne manqueront pas d’observer — et d’apprécier — le soin avec lequel il examine les arguments qui, dans la littérature récente, plaident pour d’autres options ou pour des perspectives apparemment proches des siennes, comme celles qui mettent également en avant le rôle des actions dans ce qui constitue une oeuvre d’art comme telle.[2] À défaut d’entrer dans le détail de ces analyses, la plupart du temps passionnantes, je voudrais insister sur l’importance des éclairages que Davies emprunte à la musique, et sur les leçons qu’il me semble permis d’en tirer.

La musique occupe une place relativement stratégique dans Art as Performance, pour des raisons qui me semblent essentielles. D’abord, bien entendu, en ce que la musique est un art de « performance », c’est-à-dire un art dans lequel l’exécution — ou l’interprétation, pour utiliser un mot qui dit peut-être mieux tout ce qu’on investit dans l’acte par lequel l’oeuvre est mise à la disposition d’un public — constitue un moment indispensable de l’oeuvre et de son appréciation. Mais aussi en ce que la question qui s’y pose — à la différence d’autres arts ou en tout cas de manière différente — est celle de savoir jusqu’à quel point il est possible d’y distinguer l’oeuvre de son exécution, et dans quelle mesure cette question joue un rôle central dans son ontologie.

Sur ce point, l’option adoptée par Davies, celle qui consiste à introduire l’idée de « centre d’appréciation » (focus of appreciation), là où l’on évoquerait peut-être plus spontanément des objets, des structures ou des formes, solidaires d’un médium, permet de lever plusieurs difficultés. Le « centre d’appréciation », auquel toute performance artistique est subordonnée, permet notamment de comprendre en quoi, au moins pour une certaine catégorie d’oeuvres, celles-ci peuvent être appréciées uniquement en fonction de leur exécution.[3] Considérons par exemple deux types de cas. Les cas où il semble nécessaire de distinguer entre l’oeuvre exécutée et cette exécution comme telle et les cas où, comme dans une partie des musiques improvisées ou des musiques populaires, on voit plus ou moins se brouiller une telle distinction. La musique écrite, de manière générale, illustre le premier type de cas. Elle justifie les thèses qui, comme celle de Nelson Goodman, tendent à voir dans son inscription le principe de son identité. La position de Goodman a donné lieu à diverses objections sur lesquelles il ne saurait être question de revenir ici. Mais le cas des musiques non écrites ou des musiques improvisées ne permet pas seulement d’envisager les choses autrement ; il nous place devant un problème que Davies s’efforce opportunément d’aborder de façon originale en s’attaquant au problème de l’improvisation[4]. Quel statut est-il permis de donner, par exemple, à une oeuvre comme Africa Brass, de John Coltrane ou, pour emprunter un exemple significatif pour Davies, aux Köln Concerts de Keith Jarrett ? Davies, à ce propos, établit une triple distinction entre « l’interprétation improvisationnelle », la « composition improvisationnelle » et « l’improvisation pure »[5] (p. 226). Les Köln Concerts, tout comme la « Nuit de la Fondation Maeght » du 29 juin 1969, de Cecil Taylor, appartiennent à une catégorie marquée par la seule performance comme improvisation pure : l’exécution de l’oeuvre, pour dire les choses autrement, ne peut y être distinguée de l’oeuvre exécutée et réciproquement. À côté de cela, il y a bien entendu les oeuvres qui justifient la distinction, et cela au moins de deux manières, selon que l’oeuvre exécutée peut se voir associer un ensemble de contraintes qui en déterminent l’appréciation ou selon que ladite appréciation ne peut leur être limitée. Il est clair qu’une oeuvre comme le Quatuor à cordes n° 12, de Beethoven, appartient manifestement à la première catégorie, tandis que le moindre standard de jazz appartient à la seconde. Ces trois types de cas, toutefois, ne sont pas sans rapports, et s’ils s’éclairent mutuellement, ce n’est pas nécessairement dans le sens que l’on croit. En un certain sens, on pourrait dire que les Köln Concerts, aussi bien que l’interprétation de Ev’ry time we say goodbye par Coltrane en 1963, à l’occasion de sa tournée européenne, sont des oeuvres pour lesquelles l’exécution joue un rôle de premier plan, mais que nous n’en avons pas moins affaire à des exécutions d’une oeuvre exécutée, dont il est tout à fait possible d’imaginer d’autres exécutions, sans quoi il faudrait leur attribuer un caractère autographique. Dans le cas des Köln Concerts, l’oeuvre est harmoniquement et mélodiquement impliquée, et elle est clairement présupposée dans le second cas, seule condition sous laquelle il nous est permis d’y voir une « interprétation », aussi originale soit-elle (comment, du reste, parlerait-on sans cela d’originalité ?) de l’un des thèmes les plus connus de Cole Porter.

La thèse de Davies permet toutefois d’inverser dans une certaine mesure cette perspective, car dans aucun des exemples envisagés l’oeuvre n’est dissociable de l’exécution. À prendre au sérieux les notions « d’appréciation » et de « centre d’appréciation », on ne peut — même dans le cas du Quatuor à cordes — tenir l’exécution et l’appréciation qui lui est associée comme d’importance ontologiquement nulle. C’est ce que montrent de façon évidente certaines interprétations caractéristiques comme celle de My Favorite Things, de Coltrane, ou plus simplement la seule considération de ce qu’on appelle des « standards » en jazz — à quoi il faudrait ajouter une large fraction des « airs » de musiques populaires, avec toute la part qui revient à l’improvisation. Non seulement les variations peuvent aller jusqu’à l’impossibilité d’une reconnaissance immédiate des thèmes, mais les contraintes attribuées à « l’oeuvre » y sont le plus souvent transgressées ou transfigurées sous l’effet de l’exécution. L’appréciation des oeuvres en dépend pour une large part, sans compter les défis auxquels se livrent les musiciens dans leur jeu même. On dira sans doute que tout cela présuppose la distinction qu’on se propose d’annuler. Disons du moins qu’elle y est fortement relativisée, fragilisée, et surtout que l’appréciation, loin de se fonder sur la conformité à des contraintes en amont fait au contraire appel à la considération de ce qui leur échappe. Le centre d’appréciation, pour une oeuvre musicale, se concentre dans une exécution, et si l’oeuvre consiste dans l’acte qui le vise ou lui donne naissance, c’est dire qu’on ne saurait en faire un quelconque produit dont les propriétés seraient celles d’un objet. Aussi Davies a-t-il raison de contester l’esthétique empiriste (chapitre 2) ; mais c’est aussi pourquoi, même dans les cas des arts ou des oeuvres qui nous autorisent à distinguer l’exécution et ce qui est exécuté, l’exécution n’en fait pas moins intrinsèquement partie.

Bien entendu, la fragilisation et la relativisation de cette distinction posent toutes sortes de problèmes auxquels une ontologie des oeuvres d’art est nécessairement confrontée. L’un de ces problèmes, et non le moindre, est celui de l’identité des oeuvres. À pousser jusqu’au bout la thèse de l’art comme performance, ne sommes-nous pas conduits à reconsidérer certaines distinctions pourtant bien établies entre les arts ou au sein des arts eux-mêmes ? Ne nous trouvons-nous pas face aux incertitudes d’ontologies précaires auxquelles seul un réalisme ontologique strict pourrait faire barrage ?

L’un des intérêts du livre de Davies est certainement de mettre en relief la fragilité des thèses qui, que ce soit dans le cas du structuralisme ou dans celui du contextualisme, ne voient dans la « performance » qu’une condition de l’émergence des oeuvres ou de leur actualisation. Ces thèses échouent pour de multiples raisons, notamment en ce que, manifestement, elles se révèlent incapables de rendre compte des pratiques artistiques qui ont contribué à faire voler en éclats la pertinence des conceptions qui distinguent, disons, production et produit. À l’opposé, la dimension événementielle ne permet pas seulement d’élargir le cadre dans lequel peuvent être pensées les oeuvres dont la factualité, comme pour la musique ou le théâtre, est liée à des actes spécifiques d’exécution ou d’interprétation, mais également celles qui, comme dans les arts visuels ou plastiques, semblent pouvoir en être dissociées. Dans bien des cas — c’est une banalité de le dire — l’événement est l’oeuvre, même si la photographie vient ensuite en témoigner, comme cela est le cas pour les réalisations d’artistes comme Sophie Calle ou dans d’autres du même genre. Pour les oeuvres musicales, traditionnellement pensées comme des oeuvres à double détente, le changement de point de vue n’est toutefois pas moindre, car ce qui distingue les oeuvres appartenant à l’une ou l’autre des catégories précédemment mentionnées devient plus une question de degré que de nature, et du coup, là où, comme dans les Köln Concerts, l’oeuvre devient performance, improvisation pure, elle acquiert une signification autographe que seul l’enregistrement reproductible permet paradoxalement de préserver ou plutôt de restituer.