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La publication d’un livre de Charles Larmore est toujours un événement important qu’il convient de saluer. Les études de morale et de philosophie politique de Larmore comptent parmi les plus importantes contributions des dernières années au domaine de la philosophie pratique. Il y a quelque temps, Bart Schultz s’était employé à commenter le dialogue entre l’oeuvre de Larmore et celle de Rawls, notamment au sujet de ce qu’il est convenu de nommer le libéralisme politique (Schultz, 1999). Schultz affirmait alors voir dans Morals of Modernity les meilleures formulations des thèses politiques de Larmore, notamment en raison d’une grande clarté dans l’analyse du principe de justification neutre de la neutralité libérale et des qualités habituelles de Larmore, telles que la sensibilité à l’histoire des idées et l’ouverture aux traditions philosophiques autres que britanniques ou américaines. On ne retrouvera pas dans le nouveau livre de Larmore une mise à jour de ses travaux politiques, mais une enquête sur la nature du moi. Il n’en demeure pas moins qu’on pourrait reprendre ici bon nombre des louanges adressées naguère par Schultz à Larmore. Il s’agit d’un livre d’une grande clarté et d’une grande rigueur intellectuelle. En outre, il ne me semble pas qu’il y ait chez d’autres auteurs une telle volonté de dialogue entre la philosophie française et la philosophie d’expression anglaise. Plus encore, Larmore effectue un travail sur la philosophie morale française du xxe siècle — on pense, entre autres, à des auteurs comme Nabert, Sartre et Ricoeur — qui est souvent négligée par les chercheurs français eux-mêmes. Ces efforts ne seraient que louables s’ils n’avaient pas donné lieu à l’une des plus intéressantes réflexions sur la théorie du moi.

Le livre de Larmore n’est pas à proprement parler un livre de philosophie morale. La dimension normative de ses thèses dépasse le cadre strict de la moralité. Les questions morales me semblent néanmoins être le point d’aboutissement de cette recherche, et c’est la raison pour laquelle je leur accorderai une place importante. En premier lieu, je tenterai de rendre compte de la manière la plus fidèle possible des thèses de Larmore, sans réelle perspective critique. Je ne discuterai pas non plus de la pertinence de ses reprises d’un grand nombre d’auteurs majeurs de la philosophie morale française, de Bergson à Ricoeur en passant par Sartre et Nabert ; je suis conscient de gommer ainsi une dimension fondamentale de l’ouvrage, mais en discutant directement son argumentation, j’espère pallier ce problème. Pour cette lecture linéaire du livre, j’esquiverai le chapitre VI et dirai peu de choses du septième, car ces deux derniers chapitres, en particulier le chapitre VII, me semblent révélateurs d’un problème de fond au sujet de la thèse générale de Larmore. En second lieu, je résumerai rapidement ces deux derniers chapitres et, à partir des thèses de l’auteur au sujet du rapport à autrui dans la réflexion pratique, je présenterai quelques remarques critiques et tenterai d’exposer ce qui me semble être un problème important pour la thèse de l’auteur. En fait, ma critique reposera essentiellement sur le sentiment qu’une philosophie des pratiques du moi peut très difficilement isoler l’agent dans la sphère d’un rapport monologique qu’il aurait avec lui-même. Autrement dit, si Larmore peut concevoir « les pratiques du nous », il me semble que c’est toujours dans la logique agrégative de la coordination des « pratiques du moi », ce qui me semble présenter de grandes difficultés.

Voici, grossièrement résumée, la thèse principale de l’ouvrage : le moi est un rapport à soi inhérent à toutes nos croyances et nos désirs, dès lors que ceux-ci se définissent par nos raisons d’agir. Si je crois une chose ou la désire, j’organiserai mes comportements et je penserai en fonction de cette chose, bref, je m’engagerai à l’égard de la vérité présumée de cette chose ou de la valeur qu’a cette chose pour moi. Le moi n’est pas tant un donné accessible sans médiation à la conscience qu’un chemin de vie où il se redéfinit sans cesse mais ne cesse jamais d’être lui-même. Ce que nous sommes n’est pas invulnérable aux accidents de notre parcours, mais ce qui nous définit ne saurait se réduire à ces contingences. Le moi est précisément notre rapport normatif au monde, en tant que nous agissons sur lui en fonction de nos raisons d’agir. Pour reprendre textuellement l’auteur : « Le rapport à nous-mêmes qui fait de chacun de nous le moi qu’il est et que personne ne peut par conséquent assumer à notre place, c’est en vérité le rapport qui consiste à nous engager, à prendre position. Jusque dans nos moindres croyances ou désirs se trouve en effet inscrit un tel rapport à soi […]. Croire ceci ou désirer cela renferme l’engagement de nous comporter conformément à la vérité supposée de la croyance ou à la valeur présumée de l’objet du désir » (p. 8).

Les deux premiers chapitres sont consacrés à la notion d’authenticité. Il s’agit d’abord pour l’auteur d’éviter les malentendus au sujet du projet même de l’ouvrage. On pourrait croire, en fonction de la thèse annoncée par l’auteur, que l’authenticité est la manière dont un agent se conforme à des règles révélant son identité véritable. L’engagement (au sens du terme anglais commitment) dont il est question ne serait rien d’autre qu’une reconnaissance par les actes de ce que nous sommes, indépendamment de ce que nous voulons être ou de ce que l’on voudrait nous voir devenir. Cet engagement est plus profond que nos désirs et nos croyances. Or, dit Larmore, l’authenticité n’est pas la redécouverte d’un moi perdu ou, pire encore, d’un moi universel. Si l’authenticité représentait une valeur conditionnelle au développement d’autres valeurs, il faudrait alors admettre que la redécouverte du moi est la condition obligée de toute action morale. Mais, affirme l’auteur, les valeurs sont multiples : elles coexistent pour l’agent sans réclamer un classement hiérarchique absolu, ce qui n’exclut pas leur conflit et parfois la subordination de l’une à l’autre. Il s’ensuit que la quête d’authenticité va plus loin, par exemple, que la volonté de dépasser les conventions sociales ou, pour reprendre le mot de La Rochefoucauld cité par Larmore, « l’envie de paraître » naturel (p. 19). À partir de l’idéal stendhalien d’une redécouverte de notre « naturel », Larmore commente la critique faite par Paul Valéry à cette quête de soi, selon laquelle la sphère la plus intime de notre moi est truffée de conventions sociales. Sartre, avec la notion de mauvaise foi, offre à Larmore l’occasion d’expliciter la critique d’un projet moral de l’authenticité conçue comme fidélité à son moi véritable. Non seulement le moi est-il la cristallisation de règles imposées de l’extérieur, mais aussi la quête même d’être en accord avec un moi véritable est un projet incohérent en ce qu’il présuppose l’idée d’un moi entièrement indépendant des normes sociales.

Tout le chapitre II du livre est consacré à l’impossibilité de dégager le moi de sa gangue sociale ou, plus précisément, de la convention. Je ne m’y attarderai pas longuement, car ce propos fera l’objet des remarques critiques que j’avancerai une fois recensées les principales étapes de l’ouvrage. Sans qu’elles soient beaucoup sollicitées, il s’agit du chapitre où Larmore exploite le mieux les thèses des moralistes français du xviie siècle sur la coutume et les moeurs, bref sur les règles des rapports mondains. Mais c’est pour l’essentiel l’oeuvre de René Girard, et plus précisément Mensonge romantique et vérité romanesque (Girard, 1961), qui donne à Larmore l’occasion de discuter l’idée d’imitation. Suivant Girard, notre rapport à autrui est un rapport d’imitation. Girard affirme, étant assez proche de Spinoza sur ce point, que nous désirons ce qu’un autre désire parce que nous croyons que le désir de l’autre attribue un caractère désirable à l’objet. De même, cet autre dont nous désirons l’objet verra son propre désir augmenter selon la valeur que prend l’objet aux yeux d’autrui. L’authenticité proposée par Larmore ne remet pas en cause le fondement des thèses de Girard. Larmore accepte et fait sienne l’idée d’une appartenance radicale de soi à la communauté, appartenance dont notre propension à nous régler selon la coutume et les normes sociales est l’indice le plus évident. L’objectivité de notre rapport à nous-mêmes n’est toutefois pas condamnée par cette appartenance, ce qui conduit l’auteur à souscrire aux thèses selon lesquelles le caractère historique de la connaissance et les raisons que nous nous donnons pour agir sont bien objectives et non pas relatives.

Revenir à soi ne serait en définitive rien d’autre que se séparer de soi pour mieux s’observer, se critiquer et se modeler à l’image d’un moi que l’on croit nous être propre. Pour Sartre, la sincérité et la quête d’authenticité n’offrent pas de réponse définitive au problème de la mauvaise foi. La distance que nous pourrions prendre par rapport à nous-mêmes ou par rapport à autrui afin de retrouver un moi véritable n’est pas l’écart entre le sujet de la conscience et l’objet de la conscience, comme si notre moi était une entité close, achevée et impossible à modifier en substance. Notre moi n’est pas un objet que l’on peut utiliser sans qu’il se modifie ou dont la seule relation possible avec lui est une relation de connaissance.

Doit-on écarter le projet moral de l’authenticité ? Non, répond Larmore, en avançant ce qui fera l’objet des chapitres III et IV du livre ; si les critiques qu’il adresse au projet sont justes, elles n’en sont pas moins insuffisantes pour l’éliminer. Il s’agit donc de repenser ce retour sur soi exigé par la quête d’authenticité, ce que l’auteur fait en distinguant réflexion cognitive et réflexion pratique. Une réflexion cognitive indique une recherche de la vérité au sujet de ce que nous savons sur le monde ou sur nous-mêmes, et sur nos raisons d’agir. Une réflexion pratique est une démarche de l’engagement. La première est liée à la connaissance, la seconde à l’action, ou plus généralement à ce que Larmore nomme l’engagement : « Accepter une croyance ou accomplir une action d’une façon réfléchie consiste alors à faire ces choses en pleine conscience de ce que nous faisons et donc à assumer la responsabilité de tout ce que ces engagements comportent d’ordinaire » (p. 44). C’est bien la réflexion pratique qui est sollicitée dans la quête de l’authenticité. Reste à voir si, dans ce cas, la réflexion est indépendante de notre rapport à autrui. À supposer qu’il soit possible de s’affranchir du regard d’autrui, notre regard sur nous-mêmes au moment où nous recherchons ou affirmons nos raisons d’agir est immanquablement associé à des principes que nous partageons avec nos pairs. Il s’ensuit une division de soi dont Sartre avait bien vu tout le problème, du moins si l’authenticité exige bien que mon regard sur ma propre personne soit, en dernière instance, le regard de n’importe quel autre individu sur moi. En somme, il serait absurde de croire que je puisse me connaître sans division de l’être que je suis. Le « je comme un autre », pour reprendre l’expression bien connue, ne se rapporte plus à un objet « moi » indépendant de ma personne, mais à un sujet « moi » quasi détaché de l’objet qu’il tente de penser et qui n’est pourtant nul autre que soi-même.

L’échec tient dans l’identification de la démarche pratique à la démarche cognitive. En effet, ce que Paul Valéry nomme « la division du sujet » est la conséquence immédiate d’une quête d’authenticité fondée sur la connaissance de soi. Pour Larmore, dès lors que l’on admet que le problème de la division du moi en est un dans le cas d’un processus cognitif, il suffit de déplacer la quête de la connaissance de soi vers une pratique du moi, ce qui permettrait de repenser l’authenticité. En d’autres termes, le projet de l’authenticité n’est pas perdu dès lors qu’il n’est plus situé dans l’ordre de la connaissance mais dans celui des pratiques du moi.

Nous devons cependant prendre garde aux nuances apportées par Larmore à cette idée d’une quasi-contradiction entre réflexion cognitive et quête d’authenticité. La meilleure façon de concevoir la seconde, pourrait-on croire, est que nous ne sommes nous-mêmes que lorsque nous accomplissons des actes ou avons des croyances qui nous sont propres, en ce sens qu’il s’agit d’actes que personne d’autre ne peut faire à notre place. C’est alors, dit Larmore, que nous révélons notre individualité. Cela n’exclut pas la dimension cognitive de l’authenticité : pour saisir le moi, celui-ci doit pouvoir faire l’objet d’une connaissance. Mais la grande différence entre réflexion pratique et réflexion cognitive tient en ce que la première n’exige pas une division du moi, où le moi se regarderait lui-même comme un autre ou comme lui-même, mais avec le regard d’un autre. La réflexion pratique exige un rapport à soi au sens où nous conformons nos actes à des normes qui composent l’être que nous sommes. Mais il ne s’agit pas de connaissance au sens strict. C’est ici, il me semble, que le propos de Larmore me semble ambigu et mériterait davantage d’explications. Suivant l’auteur, la réflexivité qu’exige la conformité entre nos attitudes, nos actions et ce qui nous singularise sur le plan normatif (et nous n’avons pas à présupposer que nous devons redécouvrir cet être moral que nous sommes par un processus cognitif) est plus un engagement qu’une reconnaissance de ce que nous sommes. Il s’agit en fait de concevoir l’adéquation entre engagement et choix d’actions sans présupposer une connaissance de soi puisque cette adéquation de nos actes et de la personne morale que nous sommes n’est pas tributaire de notre passé moral, au sens où, lorsque nous agissons, nous n’agissons pas en pensant à ce que nous avons été ou à ce que nous avons fait. Que le passé joue un rôle dans notre présent ne signifie pas que nous soyons en relation de connaissance avec le passé pour agir dans le présent. Nous pouvons très bien, en agissant, correspondre à ce que nous sommes sans présupposer la préexistence d’une liste de nos caractéristiques morales ou de ce que l’on pourrait nommer notre biographie morale. Larmore présente, à la différence des thèses sur l’immutabilité des caractères moraux, une thèse sur la constitution de notre personne morale de par nos actes, ce qui ne veut évidemment pas dire que toute pratique du moi constitue notre personne à partir d’une tabula rasa. Ce point, je l’espère, sera éclairci plus loin.

La constitution du moi impliquée par la démarche pratique n’est pas absolument dépendante ni indépendante de la connaissance. Les deux ordres sont distincts par leurs buts, mais la question est de savoir s’ils se présupposent mutuellement. En effet, la connaissance du monde extérieur paraît liée à la réflexivité pratique, car Larmore dit lui-même que notre rapport au monde hérite d’un « processus de raisonnement » (p. 101) par lequel nous essayons de comprendre et de valider nos raisons d’agir : « Lorsque nous nous appuyons sur des connaissances empiriques et des principes admis pour dégager de nouvelles vérités, nous sommes à la recherche de raisons nous autorisant à développer ou à modifier notre conception du monde. […] Dire qu’une croyance est justifiée ou qu’un raisonnement est valable revient à dire qu’il existe des raisons suffisantes pour les approuver » (p. 102). Larmore s’oppose à la thèse selon laquelle nos raisons d’agir ne sont en définitive rien d’autre que des états psychologiques, la combinaison d’une croyance et d’un désir. Selon lui, en reprenant la terminologie de Bernard Williams, les « raisons internes » — les raisons qu’un individu peut reconnaître hic et nunc, à partir de ses désirs et croyances actuels — sont relatives, au sens où elles ne peuvent s’imposer qu’à des agents partageant hic et nunc ces mêmes désirs et croyances. Mais elles ne sont pas subjectives pour autant. Elles sont objectives en ce qu’elles supposent que deux personnes possédant les mêmes convictions seraient obligées d’adopter des attitudes semblables à l’égard de leur rapport au monde.

Pour Larmore, les raisons internes sont indépendantes des états psychologiques des individus ou des communautés. Ces raisons sont objectives et normatives. Lorsque j’affirme que j’ai de bonnes raisons de me rendre à tel ou tel endroit, cela signifie que je m’engage à l’égard de cette obligation, que je devrais me rendre à cet endroit, et ce, indépendamment de ma résolution finale. La norme que constitue cette raison d’agir existe indépendamment de la concrétisation de mon engagement, d’où un « platonisme des raisons », comme le concède sans grande difficulté Larmore contre les partisans d’un naturalisme tous azimuts. La connaissance des normes est bien une connaissance de quelque chose, mais elle n’est pas attestée par la connaissance de l’objet des normes. Dire que je crois qu’il pleut peut être vrai indépendamment du fait qu’il pleuve. Toutefois, dire que je crois qu’il pleut suppose que je crois avoir de bonnes raisons de le croire : ma croyance peut être motivée par des facteurs psychologiques et des réalités physiques ou empiriques, mais ces derniers ne constituent pas le tout de ma croyance et de mes raisons d’agir. Il importe d’ailleurs de souligner — et l’argument est alors dirigé contre Davidson — que la croyance en tant que cause mentale n’est pas une raison au sens strict, mais plutôt l’indication ou l’occasion d’une raison d’agir. En définitive, la connaissance des raisons ne peut être qu’une connaissance réflexive. C’est par cette connaissance réflexive que je suis à même d’en reconnaître l’existence, indépendamment des facteurs psychologiques et des réalités physiques.

Fort de ce travail d’analyse du statut de la connaissance réflexive, Larmore peut réaffirmer ce qui lui apparaît comme une distinction fondamentale entre réflexion pratique et réflexion cognitive. La réflexion cognitive suppose que l’on s’observe comme si on était pour soi-même un objet extérieur. La réflexion pratique suppose que le repli sur soi redéfinisse notre moi ; pour employer l’expression de Larmore, la réflexion pratique est celle « où l’on se réapproprie en ajustant sa conduite à ses engagements ». La conciliation des deux se fait précisément au moment où, sachant quels sont nos désirs et nos croyances, nous obtenons des raisons d’agir qui régulent notre rapport au monde. C’est en ce sens que Larmore peut affirmer : « Nous sommes, de fond en comble, des êtres normatifs. Non simplement parce que nous nous trouvons partout soumis à des normes, mais parce que nous ne pouvons avoir la moindre idée de ce que c’est que penser ou agir, si nous ne tenons pas compte des normes (intellectuelles et pratiques) que nous sommes engagés à respecter. Nous ne sommes sujets que dans l’espace des raisons » (p. 133).

La thèse identifiant le sujet à ses engagements n’est pas uniquement un outil heuristique répertoriant ses croyances et ses désirs. Il s’agit plutôt de dire que c’est dans notre rapport aux normes qui gouvernent nos actions que se trouve le rapport le plus intime que l’on puisse avoir avec soi-même. Tout cela pourrait laisser croire qu’entre nous et le monde, ne se trouve rien d’autre que des normes qui nous seraient propres. La réflexion pratique se résumerait alors à l’idée d’un solipsisme, où mon rapport au monde n’est autre que mon rapport à moi-même en tant que je suis un sujet normatif. Mais, dit Larmore avec justesse, lorsque nous agissons, nous ne commençons pas par regarder le stock de nos croyances et désirs passés pour ensuite formuler une norme guidant notre action. Lorsque nous agissons, nous n’écrivons pas sur une page blanche où le seul texte possible serait notre oeuvre. Le monde n’est pas une page blanche, il n’est pas neutre. Comme je l’ai indiqué plus haut, Larmore fait sienne la notion d’une appartenance radicale à la communauté, ce que signale notre propension à nous régler selon la coutume et les normes sociales. Il s’agit d’un point d’autant plus important que Larmore entend s’écarter d’une conception normativiste de l’agent en tant qu’être autonome. Nous vivons, dit Larmore, au sein d’une « communauté de jugements » (p. 145), et il serait illusoire de croire que l’on peut s’en échapper. Lorsque nous agissons, ce n’est pas par simple acte libre de notre volonté, mais parce que nous sommes motivés par des raisons indépendantes de notre volonté. Il ne faut pas en conclure que nous sommes condamnés à la pure hétéronomie, car ce qui, selon l’auteur, est la condition sine qua non de l’acte libre est précisément la motivation de nos actions par nos raisons. Ces raisons sont cependant des raisons que nous partageons. Contre Brandom et la thèse constructiviste — où les normes sont données par la communauté en ce qu’elle les projette sur un monde neutre, ou une page blanche (Brandom, 1994, p. 25, 46-52) — Larmore affirme un « platonisme des raisons ». Ce que nous sommes comme individu normatif, nous ne le sommes toujours qu’en relation à un monde de normes que nous confirmons ou infirmons, mais nous ne sommes pas pour autant avalés par ce monde. Inversement, nous ne sommes pas à nous seuls le tout des normes.

Un mot rapide sur la question du « platonisme » ou du réalisme des normes[1]. On pourrait croire que si ces normes existent indépendamment de nous, cela signifie qu’elles s’imposent à nous, ce qui serait incompatible avec la thèse selon laquelle nos choix forment la personne que nous sommes. Mais c’est une chose de dire que cette raison d’agir existe indépendamment de mon engagement à son égard, c’en est une autre de dire qu’en dernière instance seule l’existence de cette norme compte et que je ne peux seulement qu’y consentir. En d’autres termes, le platonisme de Larmore n’évacue pas la liberté de l’agent.

Le chapitre V de l’ouvrage se donne pour tâche de rendre impossible une identification complète de la réflexivité à la connaissance de soi. L’engagement dont Larmore veut nous faire comprendre le sens n’est pas contenu par la connaissance de soi, comme si savoir qui nous sommes, où nous sommes, etc., déterminait à ce point nos actes ou nos engagements que ces derniers ne seraient que des modalités parmi d’autres de ce que nous pouvons savoir sur nous-mêmes. Or l’engagement est ce que nous avons à être, ce que nous devons faire et que nul autre ne pourrait faire à notre place.

Mais que sont les croyances et les désirs des individus ? Et comment les identifier avec une certaine certitude ? On peut imaginer, répond Larmore, deux options. La première est fondée sur les « aveux » ou l’« autorité à la première personne », c’est-à-dire sur ce que nous dit l’agent au sujet de ses croyances et désirs. La seconde est fondée sur l’autorité de la troisième personne, en d’autres termes, sur l’autorité que prend une attitude dès lors qu’elle correspond à ce qu’aurait eu raison de faire un agent dans une situation donnée selon la personne qu’il est. La première l’emporte sur la seconde parce que c’est elle, et elle seulement, qui témoigne de l’intention de l’individu. À supposer même que l’on accepte l’idée d’un sens en contexte, où la détermination d’un vocabulaire est fixée par une communauté, il n’en demeurerait pas moins que le locuteur doit avoir l’intention de conformer son usage d’un lexique donné à celui de la communauté. En ce sens, contre Ryle, Larmore affirme (p. 165) qu’il existe une énorme différence entre « Je crois que P » et « Il croit que P » (Ryle, 1949, chap. VI ) ; de plus, cette différence n’en est pas une de degré mais de nature. Larmore suit de très près Ricoeur en affirmant que la différence tient en ce que l’énoncé « Il croit que P » ne présuppose aucun engagement de la part du locuteur. Il s’agit d’un constat ou de l’affirmation d’une connaissance (Ricoeur, 1990). Mais l’énoncé « Je crois que P » est un engagement : il « atteste » d’une volonté de respecter ce qui est impliqué par mes croyances ou mes désirs, dans la forme où ils sont exprimés. Il s’ensuit que la réflexivité pratique se distingue également de la connaissance de soi par l’impossibilité de l’erreur. Ce point est important, car il précise l’atomisme qui sous-tend la conception des pratiques du moi chez Larmore. Selon lui, lorsque X énonce : « Je crois que P », la connaissance imparfaite qu’il a de lui-même ne change rien au fait que cette déclaration est l’« aveu d’un engagement » (p. 179) à l’égard de sa croyance, engagement selon lequel certains comportements compatibles avec l’énoncé seront adoptés par l’agent (si je crois qu’il fait un temps très chaud, je ne sors pas vêtu d’un manteau d’hiver). Or cet engagement est bien celui de X et de personne d’autre. Certes, on pourrait forcer X à agir en accord avec ce qu’il dit, mais il ne s’agirait alors plus d’engagement. La thèse de Larmore ne prétend pas décrire toutes les relations entre les croyances, les désirs et nos comportements. Elle se propose d’expliquer le moi par l’idée fondamentale de l’engagement et de dissocier cette idée de celle de la connaissance de soi. J’aimerais maintenant expliciter ce que je perçois chez Larmore comme une conception atomiste des pratiques du moi, et les difficultés qu’une telle conception soulève.

J’ai volontairement esquivé jusqu’ici les chapitres VI et VII de l’ouvrage, car ils me semblaient emblématiques d’un problème de fond pour la thèse générale de l’auteur. Je les présenterai rapidement pour ensuite en discuter plus en profondeur et, je l’espère, faire ainsi mieux comprendre ce qui paraît le plus problématique dans la thèse générale de Larmore. Cela demandera cependant que l’on adopte une démarche différente de celle choisie jusqu’ici, où seule comptait la logique interne du propos de l’auteur. Les remarques qui suivent ne visent pas la cohérence du propos de Larmore, bien au contraire.

Le chapitre VI montre les difficultés engendrées par ce double mouvement de la réflexivité, le mouvement pratique et le mouvement cognitif. Le mouvement pratique n’efface pas, même s’il est plus fondamental, le mouvement cognitif. Ainsi, le mouvement cognitif excuse-t-il parfois certains de nos comportements ou de nos attitudes, la connaissance de soi étant fondée sur une connaissance des autres qui est le prétexte pour agir ou ne pas agir, et ce, indépendamment de ce que nous aurions dû ou pu faire étant la personne que nous sommes. Je puis, par exemple, m’identifier aux comportements irresponsables d’autrui et me dire qu’il n’est pas nécessaire de voter, même si tout indique que mon vote aurait un sens effectif (il s’agit de véritables élections, non d’un processus électoral mensonger) et n’a de sens effectif que si je vote. En outre, la connaissance de soi peut dériver en transformation de soi, un peu comme si ce que nous voulions savoir de nous-mêmes participait à l’institution de notre être propre. Le chapitre VII aborde le problème de la conduite rationnelle de soi. Une fois posée cette théorie réflexive, sommes-nous mieux équipés pour une réflexion normative sur la conduite de notre vie ? En fait, répond Larmore, nous sommes mieux armés pour comprendre à quel point notre existence n’est pas conforme à un être permanent et invulnérable aux aléas de l’existence. Ce que nous sommes en propre, et donc ce qui est notre bien ou notre vie bonne, est en perpétuelle évolution. Il existe, bien évidemment, un « recouvrement partiel de nos différents engagements » (p. 11), mais ceux-ci ne prouvent rien au sujet de la prétendue immutabilité du moi fondamental que nous sommes.

À mon avis, une question importante à poser serait la suivante. Cette constante redéfinition de notre personne selon les pratiques de notre moi est-elle en définitive l’affaire de la seule personne que nous sommes ? En d’autres termes, les pratiques du moi pourraient-elles être les pratiques du nous ? Il semble que Larmore se refuse à cette idée, ou du moins qu’il n’admette la valeur de nos engagements communs qu’en tant qu’ils sont, en dernière instance, les engagements moraux de chacun d’entre nous. Certes, Larmore convient, contre Thomas Nagel, que nos jugements moraux ne dérivent pas d’un « point de vue de nulle part » (Nagel, 1986). Ces jugements dérivent bien de ce qu’il nomme une « communauté de jugements » (p. 194, n. 2). Mais ces jugements ne déterminent pas, même s’ils participent à son édification, la personne que nous sommes. Il s’agit d’un élément central de sa thèse : ces jugements moraux, qui proviennent d’une communauté de jugements, sont bien ceux qui nous sont accessibles. Nous jugeons par ces jugements. Mais le fait de les approuver ou de les assumer nous appartient en propre. Pour Larmore, et il faut insister sur ce point, ce qui compte, ce sont les actes constitutifs de notre personne ou de nos attitudes, bref les engagements que personne d’autre ne pourrait avoir à notre place.

Il ne s’agit pas ici de vouloir déplacer le problème de Larmore et de le conduire sur le terrain de la philosophie morale proprement dite. Encore une fois, son livre présente une thèse sur la réflexion pratique, une théorie du moi fondée sur le principe que nous sommes fondamentalement des êtres normatifs. C’est pourquoi je ne souhaite pas faire un lien net entre les thèses présentées ici et la question des normes morales propres aux communautés. Toute la question est de savoir pour quelles raisons il faudrait réserver cette idée forte — elle traverse tout le livre — d’« engagement » relatif aux seuls individus. La réponse évidente serait de dire que penser les « pratiques du nous » serait nier l’idée même d’engagement ou des « pratiques du moi ». Plus précisément, ce serait nier la thèse selon laquelle lorsque nous nous engageons à X, les attitudes ou actions qui correspondent à cet engagement ne peuvent être le fait d’aucune autre personne que nous-même. En effet, si la « communauté de jugements » est la source de nos jugements moraux, les engagements qui s’en suivent sont les nôtres et ne peuvent être contraints par des obligations collectives ni réduits à de telles obligations. Telle serait, il me semble, la réponse de Larmore, et je suis plutôt d’accord avec lui sur ce point. Il n’en demeure pas moins que son étude semble vouloir écarter l’idée d’une réflexivité pratique propre à l’agent collectif, ou à ce que l’on pourrait nommer, en réponse à cette idée du « moi », le « nous ».

Il me semble que bon nombre des arguments de Larmore au sujet de nos croyances et de nos désirs, selon ce que nous jugeons avoir raison de faire, s’appliquent à des entités collectives sans pour autant éliminer la perspective du moi. Il s’agirait alors de savoir s’il faut penser en parallèle ces deux perspectives ou si, au contraire, la théorie du « nous » ne serait que le spectre élargi d’une théorie du moi. Si on adopte la seconde hypothèse, la communauté n’efface pas pour autant l’individu. Il s’agirait seulement de dire que l’engagement collectif n’est que la rencontre des engagements individuels dont Larmore propose la théorie. Dans le cas de la première hypothèse, il s’agit plutôt de dire que les principes fondamentaux de la théorie du moi sont les mêmes que ceux de la théorie du « nous », mais que l’entité normative qu’est le nous doit être pensée sur de toutes autres bases, ne serait-ce qu’en raison d’un mode de rationalité différent, d’un rapport à autrui qui est à la fois interne et externe (interne aux agents composant la collectivité et externe par rapport aux autres collectivités), bref d’une autoréférence fondée sur une entité entièrement différente.

Un argument important de Larmore consiste précisément à souligner l’« importance des biens imprévus » (p. 235) et, dès lors, à limiter l’importance accordée par la tradition philosophique à la rationalité délibérative ou à la prudence. Si nous pouvons conduire notre vie selon ce que nous exigeons de nous-mêmes, nous ne sommes pas à l’abri de l’imprévu. Les aléas de l’existence ne sont pas des obstacles qu’un plan de vie rationnel pourrait et devrait écarter, car la vie morale ne se limite pas à la seule correspondance entre nos plans de vie et les décisions rationnelles que nous devons prendre pour agir conformément à ce plan de vie. Mais le plus important tient en ce que les pratiques du moi et l’idée même d’un moi en tant qu’être normatif n’impliquent pas, au contraire, l’absence de contingence. En ce sens, il serait peut-être hasardeux d’accorder une place aux collectivités au sein d’une telle théorie du moi. Les décisions collectives pourraient en effet avoir un effet de contrainte, émergeant d’une délibération collective, qui certes ne pourrait pas éradiquer le moi mais avoir, sur le plan théorique, un effet semblable à celui de la connaissance de soi. Comme cette dernière, les décisions collectives masqueraient le moi en dissimulant ce qu’il est en propre : un être dont les engagements lui appartiennent et que ni la connaissance de soi ni le rapport rationnel à autrui ne suffiraient à remplacer. Mais si la perspective collective est parallèle à — et non en contradiction avec — celle de l’individu, tout en ayant les mêmes paramètres que ceux de la théorie du moi, il me semble que ce danger ne se présente plus.

Cela étant, Larmore a peut-être raison de vouloir conserver ce primat du moi lorsqu’il s’agit de réfléchir et d’agir selon ce que nous sommes. Une telle optique est en tout cas tout à fait cohérente avec ses thèses sur le libéralisme politique, où le respect des individus est cela même qui conditionne le respect des droits collectifs (Larmore, 1999, 2000). Si, effectivement, les seules revendications dans l’ordre de la justice sont celles des individus, il est cohérent que la seule perspective normative soit en définitive aussi celle de l’individu.

Enfin, en guise de conclusion, une remarque technique. Cet ouvrage fort passionnant et érudit présente cependant quelques lacunes sur le plan éditorial, dont une des plus importantes est l’absence d’un index rerum. On n’y trouvera pas non plus de bibliographie, sinon en se rapportant aux notes ou à l’index nominum, ce qui n’est pas toujours commode, loin s’en faut. Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage représente une réflexion extrêmement importante et utile dans le champ des enquêtes philosophiques sur le moi.