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Qu’est-ce que l’aliénation mentale selon Pinel ? Quel est son statut ? Comment se situe-t-elle par rapport aux autres affections ? La question n’est pas simplement de savoir quelle place elle occupe au sein du tableau nosographique du médecin de la Salpêtrière, et de voir en quoi et comment elle se distingue ou se rapproche d’autres troubles, par exemple, des fièvres, des phlegmasies ou des hémorragies[1]. Il s’agit aussi de savoir si oui ou non les maladies mentales constituent une catégorie à part d’affections, irréductible aux autres types de dérangements. En ce sens la question est toujours actuelle, même si pour certains la réponse semble déjà acquise[2]. L’histoire y a répondu, diront-ils. Pinel n’est-il pas le fondateur de la psychiatrie ? Une discipline médicale, certes, mais différente, qui suppose l’existence de la dimension psychique de l’être humain, laquelle ne se réduit pas au physique. D’où, selon eux, le statut particulier de la psychiatrie que Pinel avait déjà parfaitement perçu en définissant l’aliénation comme un trouble des fonctions de l’entendement qui ne suppose aucune lésion organique du cerveau. Pinel aurait été le premier à percevoir cette dimension de notre humanité. Par sa découverte il aurait ouvert à l’exploration un nouveau territoire que nous sommes loin d’avoir fini de reconnaître.

On peut se demander cependant si cette réponse, somme toute rétrospective, est bien celle de Pinel. Car la distinction entre l’aliénation et les autres types de maladies suppose en fait la réponse, et une réponse très particulière même, à une autre question préalable : qu’est-ce qu’une maladie ? En effet, affirmer la singularité de l’aliénation par rapport à la maladie physique parce qu’elle ne suppose aucune lésion organique exige de concevoir la maladie uniquement comme un trouble organique, et de concevoir l’organique exclusivement comme du physique. Jackie Pigeaud a parlé à ce sujet du « triomphe du dualisme[3] ». Or Pinel, Idéologue, médecin formé à l’école vitaliste de Montpellier, n’est vraisemblablement pas dualiste. Il serait étonnant que pour lui l’organique se réduise au physique, du moins au sens moderne de ce terme. Dès lors la question se pose pour Pinel : qu’est-ce qu’une maladie ?

À cette question, Pinel, à ma connaissance, n’a jamais répondu directement — et pour cause. Probablement parce que selon lui la réponse à cette question est connue de tous. Une maladie, c’est une affection qui tombe sous la juridiction du médecin. Cela va de soi, nul besoin d’épiloguer. La maladie, c’est ce que le médecin déclare tel, et c’est ce pourquoi les patients requièrent (parfois) ses services. Une maladie, pourrait-on dire, est le résultat et l’enjeu de cette négociation sociale entre le malade et le médecin. Une négociation où d’autres encore sont engagés. À l’époque de Pinel, on peut nommer les empiristes, les charlatans, ainsi que le pouvoir politique que Pinel cherche à convaincre de la nécessité de médicaliser les aliénés. Aujourd’hui, il faudrait certainement mentionner aussi au nombre des participants à cette conversation sociale les assurances médicales et les compagnies pharmaceutiques. Toutefois, cette réponse sociologique, pour exacte qu’elle soit, est aussi, à sa manière, tautologique. Elle ne nous dit pas ce qu’est pour Pinel une maladie. Elle ne nous renseigne pas sur la conception particulière qu’il se faisait de l’objet central de son activité de nosographe et de médecin. Pour répondre à cette dernière question, une question historique, il faut donc procéder de manière différente et examiner les multiples façons dont Pinel analyse, classe, décrit et évalue les affections du corps et de l’esprit. Dans la suite de cet article, je limiterai l’enquête à trois de ses ouvrages principaux : La nosographie philosophique (1798), le Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale (1801), et La médecine clinique (1802)[4]. Du point de vue de l’historien, se limiter à si peu de sources peut sembler insatisfaisant, mais mon objectif n’est pas purement historique, et ces sources (ainsi que quelques autres qui ne sont pas de Pinel) suffiront, j’espère, à faire voir ce que je cherche à établir. La conception de la maladie de Pinel ne laisse pas de place à une distinction entre les maladies mentales et les maladies physiques. Les unes et les autres ont beaucoup plus en commun que ce qui les sépare. Ou, plus précisément, dans l’univers intellectuel qui est le sien, il n’y a pas de sens à faire, dans certains cas, la distinction entre maladies physiques et maladies mentales, ou inversement entre maladies mentales et maladies physiques. La dichotomie n’a pas lieu d’être, et elle n’a pas lieu. Telle est probablement la conclusion la plus importante et la plus étonnante de cette recherche : pour le père de la psychiatrie française, il n’y a pas de raison théorique particulière de considérer l’aliénation mentale comme une maladie radicalement différente des autres affections dont un patient peut souffrir.

L’enquête historique au sujet de la conception pinéléenne de la maladie livre encore un autre enseignement intéressant. Comme nous aurons l’occasion de le voir en détail tout à l’heure, la maladie selon Pinel est en un sens un phénomène a-temporel. La maladie en elle-même est une essence éternelle qui échappe au temps. Certes, les troubles auxquels se confronte le clinicien se déroulent dans le temps, et il importe au praticien de connaître la séquence temporelle des symptômes, car c’est justement elle qui révèle l’essence du mal. Paradoxalement, le signe du caractère a-temporel de la maladie, c’est qu’elle instaure une temporalité qui lui est propre. Le temps de la maladie est disjoint du temps ordinaire du monde. Dans le cas de l’aliénation, cela signifie qu’il n’y a pas de continuité entre le temps qu’inaugure la manie et la temporalité subjective qui le précède. Il n’est pas possible d’inscrire la folie comme un effet, une suite ou une conséquence du passé du malade. Certes, les maladies ont bien des causes, mais ces causes ne sont pas efficientes. Elles ne sont que l’occasion de la mise en branle d’un mécanisme autonome qui constitue la maladie en dernière analyse. Il s’ensuit que l’irruption d’une maladie est un événement sans commune mesure avec l’histoire préalable du sujet. Si cette lecture est exacte, il faut en conclure que Pinel n’appartient pas à la tradition psychiatrique psychodynamique qui a souvent voulu voir en lui son fondateur. Pinel n’est pas un tenant d’une de ces disciplines psychiatriques que Ian Haking a baptisé « les sciences de la mémoire[5] ». Pour lui, le passé de l’aliéné ne recèle ni le sens ni les causes de son mal.

Il serait intéressant de savoir si et comment ces deux résultats sont liés. Quels liens y a-t-il entre le fait que la maladie mentale a, selon Pinel, une temporalité propre, disjointe de l’histoire subjective du malade, et le fait que l’aliénation ne constitue pas une atteinte d’un type radicalement différent des autres maladies ? La réponse à cette question dépasse malheureusement le cadre de cet article.

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Dès une première lecture on peut reconnaître trois courants de pensée distincts dans la conception pinéléenne de la maladie. Premièrement, un courant issu de la tradition médicale hippocratique et vitaliste dont les représentants majeurs sont Barthez et Bordeu, tous deux de Montpellier où Pinel a reçu sa formation[6]. Deuxièmement, un courant naturaliste qui conçoit la médecine comme une branche de l’histoire naturelle et enjoint au nosographe d’utiliser la méthode de classement qui règne déjà en botanique. À ce sujet, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que pendant plus de cinq ans, de 1787 à 1793, Pinel conduisit régulièrement des recherches au Jardin des plantes et que, de septembre 1791 à juillet 1795, il lut à la Société d’histoire naturelle onze mémoires portant sur l’anatomie comparée et sur les méthodes de classification[7]. Troisièmement, enfin, un courant issu de la Philosophie des lumières. On y trouve l’empirisme de Locke et de Condillac, surtout, dont Pinel se réclame à maintes reprises, mais aussi l’Idéologie. En effet, comme nous le verrons, Pinel adresse aux empiristes de la génération précédente la même critique que ses amis Idéologues, Destutt de Tracy et Cabanis. Nous aborderons ces trois courants tour à tour.

1. Pinel et la tradition médicale

La tradition médicale à laquelle se rattache Pinel est passablement difficile à définir. On y trouve plusieurs influences différentes, d’importance variable, et qui ne sont pas toujours facilement conciliables. Cependant, deux sources prédominent, si l’on se fie au nombre de références que fait Pinel soit à leurs auteurs représentatifs, soit à leurs concepts fondamentaux. Premièrement, la tradition hippocratique, dont on connaît l’importance pour l’ensemble de la pensée médicale du XVIIIe siècle. Deuxièmement, le vitalisme de l’école de Montpellier duquel Pinel retient tout particulièrement l’influence du centre épigastrique sur l’ensemble de l’économie animale. Un sujet dont nous aurons l’occasion de reparler lorsqu’il sera question du rapport des Idéologues à Condillac et à Locke. D’Hippocrate, Pinel ne retire pas tant un corps de doctrine qu’un ensemble d’attitudes spontanées à l’égard de la médecine et de la maladie. L’oeuvre du maître de Cos, ou du moins certains des livres de celui-ci[8], représente pour lui le paradigme de l’observation médicale. C’est le modèle dont il se réclame et l’exemple qu’il recommande à ses élèves. Pinel reprend encore à Hippocrate un autre paradigme, celui des maladies aiguës. Mais la reprise est inavouée cette fois et, en conséquence, plus difficile à reconnaître. Bien que Pinel ne nous le dise jamais ouvertement, l’impression qui se dégage à la lecture de ses trois ouvrages principaux, c’est que les maladies véritables, les seules qui soient conformes à lde la maladie, sont les maladies aiguës. Certes, Pinel est conscient, comme tout le XVIIIe siècle, que l’échec à tenir compte des maladies chroniques constitue la limite essentielle du corpus hippocratique, et c’est probablement ce qui explique en partie sa discrétion à cet égard. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de penser que cette discrétion est volontaire ou même consciente. Ce qui est révélateur de ce second paradigme hippocratique, c’est la façon dont Pinel aborde la maladie en tant que phénomène. La structure d’ensemble de la première édition (1800) du Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale constitue à cet égard un excellent exemple du préjugé en faveur des maladies aiguës. En effet, la première section de l’ouvrage, celle qui vise à déterminer notre concept de ce qu’est l’aliénation mentale, est constituée par la reprise presque intégrale d’un mémoire sur la manie intermittente ou périodique, laquelle affection est clairement une maladie aiguë. Plusieurs commentateurs ont remarqué l’équivoque qui résulte du terme « manie » dans le Traité ; il signifie à la fois une forme particulière de vésanie et l’aliénation mentale en général[9]. La place paradigmatique accordée à la manie périodique, laquelle est appelée à représenter l’ensemble des formes de l’aliénation, suggère que pour Pinel la folie est essentiellement une maladie aiguë, dont les formes chroniques sont dérivées de façon accidentelle. Cela est confirmé par le fait que Pinel considère les formes chroniques de l’aliénation comme étant le plus souvent le résultat des mauvais traitements que les patients ont reçus dans d’autres hôpitaux. Cette hypothèse n’a rien d’étonnant si l’on se souvient que le traitement réservé aux aliénés dans les hôpitaux généraux était généralement très agressif et traumatisant, et que la manie périodique, à l’instar des maladies aiguës dans la tradition hippocratique, était, selon Pinel, conçue comme le résultat d’un effort salutaire de la nature. Le médecin hippocratique a pour fonction d’aider cet effort de la nature dans la mesure où il le peut. Mais il ne doit surtout pas l’entraver ou même tenter de le « guérir ». Car une des conséquences de cette conception de la maladie, c’est que les troubles dont souffre le patient n’ont en eux-mêmes rien de pathologique. Les causes qui rendent la maladie chronique ou sa terminaison funeste, celles qui en font un phénomène pathologique, sont extérieures à la maladie elle-même. Elles sont dans le tempérament du patient, dans les écarts de régime, dans l’excès des plaisirs ou le débordement des passions, mais la maladie elle-même vise à son rétablissement. Ainsi qu’il nous le dit au tout début de la Nosographie philosophique: « la maladie doit être considérée [...] comme un tout indivisible depuis son début jusqu’à sa terminaison, un ensemble régulier de symptômes caractéristiques et une succession de périodes, avec une tendance de la nature, le plus souvent favorable et quelquefois funeste[10]. » Dès lors, ce que Pinel prend à la tradition hippocratique, ce n’est pas seulement la place centrale accordée à la maladie aiguë, mais aussi l’idée que la maladie, pour l’essentiel, constitue une réaction saine de l’organisme.

2. L’histoire naturelle et la maladie

Les maladies ont plusieurs rapports avec les plantes : c’est par cette considération que Sydenham, avec plusieurs autres auteurs célèbres, désirait une méthode pour la distribution des maladies, qui fut dirigée à l’imitation de celle que les botanistes emploient pour les plantes ; c’est ce qu’on se propose en établissant l’ordre symptomatique, dans lequel la différence des symptômes qui peuvent être comparés aux différentes parties des plantes, d’où se tirent les différents caractères de leur famille, de leur genre et de leurs espèces, établit aussi les différences des classes, des genres et des espèces des maladies[11].

L’idée d’un ordre symptomatique utilisé à l’article « Maladie » de L’Encyclopédie, d’où est tirée la citation précédente, est au centre de la Nosographie philosophique de Pinel. En effet, dès le début de l’introduction de cet ouvrage, Pinel affirme son intention de cultiver la médecine comme une branche de l’histoire naturelle, et, après avoir critiqué les efforts laborieux de ses prédécesseurs « pour distribuer toutes les maladies connues en classes, en ordres, en genres, en espèces, à l’exemple des botanistes », il n’en conclut pas moins qu’« on doit reconnaître la nécessité absolue d’une semblable méthode[12] ». Cependant, la méthode naturaliste de Pinel est, comme il nous le fait remarquer, à bien des égards différente de celle de ses prédécesseurs. Il y a plusieurs raisons à cela. Ses propres recherches en histoire naturelle, auxquelles nous avons fait allusion plus haut, y sont certainement pour quelque chose.

Pinel se distingue des nosographes qui l’ont précédé en ce qu’il abandonne complètement la classification des maladies à partir de leur siège, par exemple, maladie de la tête ou maladie du ventre. En cela, il est plus fidèle qu’eux à la méthode symptomatique dans la mesure où il regroupe d’abord les maladies en raison de leurs symptômes fondamentaux, indépendamment de la partie du corps qui est attaquée. De même, les naturalistes classent les plantes en fonction de leurs traits caractéristiques, sans tenir compte du lieu où elles vivent. Lorsque Pinel veut par la suite distinguer les catégories de niveau inférieur au sein d’une famille d’affections, par exemple celle des phlegmasies, il le fait à partir du type de tissu touché. « Ce ne sont point, nous dit-il, les simples positions des parties mais les convenances de structure organique et des fonctions de la vie qui doivent servir de guide[13]. ». Cette démarche appelle quelques remarques. La première a trait au niveau où intervient ce nouvel élément au sein de la classification de Pinel. Il ne s’agit plus, comme c’était le cas chez ses prédécesseurs, d’un premier regroupement des affections en raison du lieu où elles surviennent, mais d’une spécification au sein d’une classe déjà constituée à partir d’autres critères purement symptomatiques. Parler encore à cet égard de « siège » de la maladie, comme le fait parfois Pinel, est inexact, car la classification ne se fait plus en fonction du lieu où réside le mal. En effet, comme il le dit lui-même si clairement : « Et qu’importe, par exemple, que la dure-mère, la plèvre, le péritoine résident dans différentes parties. Ne doivent-elles point êtres réunies dans le même ordre, si elles éprouvent des lésions analogues dans l’état de phlegmasie[14]. »

Cela nous amène à une deuxième remarque. Selon Pinel, ce qui en dernier ressort justifie ce regroupement, c’est encore la similitude des symptômes, le fait que ces membranes « éprouvent des lésions analogues ». Nous avons tendance à lire cette phrase de manière anachronique, comme si Pinel affirmait que ces différents tissus sont sujets à des lésions semblables parce qu’ils sont du même type. Mais, en fait, Pinel étant un des premiers, sinon à remarquer[15], du moins à faire de cette régularité un principe de classification des maladies, il est vraisemblable de penser que, pour lui, c’est au contraire parce que ces tissus manifestent des lésions semblables, bien qu’ils soient situés dans des parties différentes du corps, que nous devons penser qu’ils sont du même type. C’est d’ailleurs ainsi, semble-t-il, que Bichat a compris Pinel. Du moins, c’est ce qu’il suggère lorsqu’il reconnaît sa dette envers lui[16]. Le choix nosographique de Pinel a donc des conséquences épistémiques. En décidant de découper l’univers des maladies selon l’ordre des tissus, Pinel a fait de ceux-ci des objets de recherche privilégiés.

Mais Pinel se distingue encore des naturalistes de la génération précédente en ce que sa classification prétend saisir un ordre naturel et réel. En effet, comme il le dit au début de la Nosographie : « une distribution méthodique et régulière suppose dans son objet un ordre permanent et assujetti à certaines lois », et d’ajouter : « or les maladies [...] n’ont-elles point ce caractère de stabilité[17] ? » L’existence d’un tel ordre naturel est au contraire précisément ce que récuse Daubenton dans l’article « Botanique » de l’Encyclopédie. Selon lui, s’il n’y a pas de méthode naturelle de classer les plantes, donc de méthode qui permette de les ordonner en fonction de leurs propriétés, c’est parce que d’une part les propriétés des mêmes plantes varient selon le climat et le lieu, et, d’autre part, parce que ces propriétés ne suivent pas la distribution des parties sur laquelle s’appuient les systèmes de classification. C’est là ce qui explique, selon lui, le désaccord entre les différents systèmes de nomenclature qui ne reconnaissent pas le même nombre d’espèces ou de genres. Selon Daubenton, nos classifications sont donc toutes conventionnelles et reflètent l’intérêt du classificateur. D’où il conclut à leur valeur limitée pour la connaissance de la nature.

Pinel, pour sa part, et non sans raison — nous venons de le voir —, est persuadé de la portée cognitive de sa nosographie. Il croit que sa classification donne accès à l’ordre réel de la nature parce qu’elle repose sur les propriétés essentielles des maladies. C’est ce qu’indique, entre autres, la pratique qu’il adopte dans La médecine clinique (1804) pour les maladies compliquées, à savoir les affections qui résultent de la présence simultanée de deux maladies simples. Il dresse trois tableaux où il range séparément les symptômes de la première maladie simple, ceux de la seconde, et enfin les symptômes communs[18]. Cette façon de procéder implique que les maladies simples constituent des entités réelles qui existent indépendamment de l’ordre régulier des symptômes qui les définit. Au-delà de la distorsion que la présence d’une seconde maladie impose au déroulement de la première, il faut croire que la première continue d’être présente[19]. C’est justement cette présence partiellement cachée par l’autre affection que vise à révéler le tableau synoptique de Pinel. Mais, en réalité, toute la méthode, tout l’art de guérir de Pinel ainsi que son engagement hippocratique supposent cette autonomie de la maladie. Car si le médecin peut errer en intervenant à tort dans le déroulement d’une affection, n’est-ce pas parce que ce déroulement se conforme à un ordre, n’est-ce pas parce qu’il constitue un enchaînement naturel. Toute la science du nosographe consiste à reconnaître au sein du chaos de cas particuliers innombrables, le mal, c’est-à-dire l’espèce naturelle de maladie dont le patient est atteint. L’avantage de la nosographie, c’est de permettre au praticien d’en faire autant. C’est-à-dire de remonter des apparences jusqu’à l’essence.

3. Condillac et l’Idéologie

La cohérence de la conception de la maladie de Pinel est menacée avec l’entrée en scène de la troisième influence intellectuelle qui s’exerce sur lui. On sait que l’auteur du Traité médico-philosophique était proche de l’Idéologie, ce courant de pensée qui, au début du dix-neuvième siècle, prolonge la Philosophie des lumières. Il est cependant assez difficile de savoir quels sont les liens exacts qui existent entre Pinel et les Idéologues[20]. Une chose au moins est claire : dans tous ses ouvrages, Pinel se réclame de l’analyse de Condillac que les Idéologues placent au centre de leur réflexion et qu’ils considèrent même comme étant à l’origine de leur propre démarche intellectuelle. De plus, Pinel adresse à Condillac le même reproche que lui font les Idéologues, en particulier Cabanis et le jeune Maine de Biran dans son mémoire Influence de l’habitude sur la faculté de penser (1800)[21]. Condillac se serait trompé en reprenant à Locke l’idée d’un principe unique de toutes les facultés de l’entendement. Maine de Biran et Cabanis vont, au contraire, promouvoir la thèse qu’il y a au moins deux sources à nos idées et à nos facultés intellectuelles[22]. Or Pinel adresse la même critique à l’auteur du Traité des sensations. Comme j’ai tenté de le montrer ailleurs, dès la première édition du Traité médico-philosophique, Pinel non seulement fait ce reproche à Condillac mais considère que le phénomène de l’aliénation mentale apporte des preuves empiriques en faveur de l’hypothèse selon laquelle les sources de nos facultés intellectuelles et morales sont multiples[23].

Mais qu’est-ce donc que l’analyse ? « Analyser, nous dit Pinel en citant Condillac, n’est autre chose qu’observer dans un ordre successif les qualités d’un objet afin de leur donner dans l’esprit l’ordre simultané dans lequel elles existent[24]. » Ce passage que rapporte Pinel, mais sans en donner la référence, est tiré de La logique de Condillac. Dans ce texte il intervient à un endroit où Condillac compare l’analyse au fait de regarder un tableau. L’oeil, nous dit-il, observe de façon successive les diverses parties du tableau dont l’esprit tire par la suite une idée exacte, une représentation simultanée. Pour Condillac, le but de ce recours à l’exemple du tableau est de convaincre le lecteur que le déroulement temporel de l’analyse ne nous empêche pas de nous faire une idée juste de l’objet analysé. Les diverses qualités du tableau existent dans un ordre simultané, et l’analyse supplée aux limites de notre intelligence qui ne peut les saisir toutes dans l’instant. Or le contexte où Pinel utilise maintenant cette citation en modifie le sens. En effet, l’objet qu’analyse Pinel, ce sont des maladies, c’est-à-dire des suites de symptômes qui se déploient dans le temps. Ce n’est donc plus pour des raisons cognitives, à cause de nos capacités intellectuelles finies, que nous devons décomposer l’objet par l’analyse. La décomposition résulte de la temporalité propre des manifestations de la maladie. Elle n’est pas le fait de l’analyse. Dès lors, l’affirmation que l’analyse restitue aux objets l’ordre simultané dans lequel leurs qualités existent acquiert une toute nouvelle signification. Elle ne dit plus simplement, comme chez Condillac, que l’analyse respecte l’ordre d’apparition, mais prétend au contraire qu’elle retrouve l’ordre immuable qui existe au-delà des apparences changeantes. C’est ce que confirme Pinel lorsqu’il nous dit encore :

Sous ce point de vue, la maladie doit être considérée, non comme un tableau sans cesse mobile, comme un assemblage incohérent d’affections renaissantes qu’il faut sans cesse combattre par des remèdes, mais comme un tout indivisible depuis son début jusqu’à sa terminaison, un ensemble régulier de symptômes caractéristiques et une succession de périodes[25] [...].

Bref, même s’il ne nous le dit jamais en ces termes, probablement parce que le mot est banni du discours des Idéologues, selon Pinel, l’analyse nous donne accès à l’essence des maladies. C’est-à-dire, à ce qu’il y a en elles d’immuable, à ce qui, au-delà du désordre des symptômes, fait de telle affection une fièvre ataxique, de telle autre une mélancolie. Car si Pinel parle souvent de la distribution régulière et méthodique des symptômes d’une maladie, ce n’est jamais sans ajouter « lorsqu’on ne trouble point la marche de la nature[26] ». Afin de découvrir à quelle espèce appartient un trouble, il faut s’élever par abstraction au-delà des affections particulières, au-delà des accidents qui viennent troubler le déroulement régulier de la maladie. Pinel définit alors l’espèce comme une « idée complexe qui réunit par abstraction les traits caractéristiques d’une maladie, pris soit de la nature des causes excitantes, soit des affections qui lui sont propres[27] ».

Il y a manifestement un accord entre cette conception assez particulière de l’analyse condillacienne, qui donne accès à l’essence des troubles, et la visée réaliste de la classification de Pinel, laquelle prétend reposer sur les qualités véritables des objets. Cependant, là où les choses se compliquent, c’est que cet essentialisme n’a aucune place chez Condillac lui-même. En effet, comme l’affirme l’auteur du Traité des sensations (1754) : « La distribution des êtres en différentes espèces n’a donc pour principe que l’imperfection de notre manière de voir. Elle n’est donc pas fondée dans la nature des choses, et les philosophes ont eu tort de vouloir déterminer l’essence de chaque espèce d’être[28]. »

4. Les contradictions de Pinel

Manifestement, cette condamnation de Condillac englobe tout autant les médecins, et Pinel n’en est peut-être pas tout à fait inconscient. C’est ainsi qu’il affirme par exemple : « il faut se garder d’attribuer de la réalité à la fièvre en général, de la considérer comme existante par elle-même, de vouloir la définir ; c’est un terme purement abstrait[29]. ». Comme il nous dit un peu plus loin que « les espèces indiquent des idées abstraites » et que les idées abstraites n’existent pas, il faut semble-t-il en conclure que les espèces elles non plus n’existent pas. C’est d’ailleurs l’interprétation qu’il suggère dans la suite du même passage où il donne une justification parfaitement conventionnaliste de sa nosographie.

En dernier résultat, les histoires particulières des maladies, ou les faits observés, sont les matériaux primitifs de tout l’édifice, et c’est leur exactitude qui fait proprement la base solide et fondamentale des connaissances médicales ; tout le reste n’est là que pour servir à la méthode, aider la mémoire, établir une sorte de connexion entre les principes, et en faciliter l’application au lit des malades[30].

Pinel, apparemment, ne remarque pas la difficulté. Il ne voit pas que la version de la méthode des naturalistes dont il se réclame entre en contradiction avec le nominalisme et l’empirisme condillacien qu’il prétend adopter simultanément. Selon sa classification naturaliste, les différentes maladies constituent des espèces naturelles. Elles ont des essences sur lesquelles doit s’appuyer une classification véritable. Pour les Idéologues, à l’opposé, elles ne peuvent être au mieux que des idées abstraites correspondant à des collections d’histoires particulières de maladie. Comme le dira Destutt de Tracy dans le premier tome des Éléments d’idéologie (1801) : « Il n’existe nulle part dans la nature une telle chose qu’une classe qui puisse agir directement et immédiatement sur nous[31]. » C’est-à-dire que les espèces de maladies ne peuvent pas nous rendre malades. Il ne faut pas croire pour autant qu’il s’agit là d’une simple question métaphysique. L’enjeu en dernier ressort est celui du réalisme de la classification. Voilà pourquoi, si Pinel ne voit pas la difficulté, il ne choisit pas moins son camp. Les maladies sont pour lui des entités réelles dont sa nosographie révèle, ou du moins devrait révéler les qualités véritables.

Quelle est l’origine de la confusion ? Elle provient, je crois, de l’affinité que Pinel perçoit entre l’hippocratisme tel qu’il le conçoit, l’histoire naturelle, et la méthode de l’analyse. Une des caractéristiques fondamentales de l’hippocratisme du dix-huitième siècle, comme le rappelle J. Pigeaud, c’est qu’il est coupé de la médecine humorale sur laquelle il s’appuyait à l’origine[32]. Celle-ci en effet fut abandonnée dans une large mesure dès le dix-septième siècle. Il résulte de cette césure que l’hippocratisme a dorénavant tendance à se réduire à une méthode d’observation où les histoires individuelles de cas occupent une place centrale. D’où le lien évident avec l’histoire naturelle. Évidence qui ne tient pas simplement à la place qu’occupe le même mot, « histoire », dans les deux disciplines, mais au fait qu’Hippocrate, aux yeux de Pinel, pratique l’observation des maladies de la manière dont on fait de l’histoire naturelle. Il suit le déroulement des cas particuliers qu’il étudie, de l’invasion du mal à son issue heureuse ou funeste en replaçant la suite des symptômes au sein de l’environnement total du patient. Tout comme le naturaliste tient compte du climat, du terrain, de la situation géographique et de l’ensemble des caractéristiques du milieu au sein duquel se trouve la plante qu’il décrit, le médecin hippocratique rappelle lui aussi la saison, les lieux, l’occasion de la maladie, l’âge et le sexe du patient, sa constitution, ses habitudes de vie, et tout ce qui peut influer sur le cours du mal. Il donne, au sens propre du mot, une histoire naturelle de la maladie. Or Pinel, nous l’avons vu plus haut, conçoit à juste titre l’analyse tout d’abord comme une méthode d’observation. Il est donc peu surprenant que pour lui ces trois choses, médecine hippocratique, histoire naturelle et analyse, aillent ensemble, presque au point de n’en faire plus qu’une.

La proximité que Pinel perçoit entre ces trois démarches n’est pas sans fondement. Toutes trois partagent un même phénoménisme, ou, pour le dire autrement, une même humilité cognitive. En effet, les descriptions hippocratiques, une fois coupées de leurs racines dans la médecine humorale, ne sont plus que cela justement, des descriptions. Elles n’ont plus rien à dire sur les causes des maladies ni même sur ce qu’on pourrait nommer leur fonctionnement. Elles ne renvoient plus à une organisation du corps censée expliquer la suite des événements qu’elles retracent et justifier les gestes du thérapeute. Ainsi tronquée, l’observation hippocratique des maladies est une description, peut-être très complète et exacte des affections, mais limitée dans ses prétentions explicatives. Elle reste à la surface des phénomènes, car elle n’a plus les moyens de passer dans l’arrière-boutique, pour ainsi dire, afin de tenter d’expliquer ce qu’elle observe et d’en rendre compte. Or on peut en dire autant de l’histoire naturelle du xviiie siècle. Avant Darwin, ou du moins avant Lamarck, la plupart des naturalistes ne cherchent pas à expliquer la distribution ou les caractéristiques des organismes qu’ils décrivent. Ils se bornent à décrire et à classer. La raison en est simple : l’ordre, la variété, les ressemblances entres les êtres vivants dépendent, en dernier ressort, de la volonté du Créateur. Toutes les caractéristiques du monde sont là pour être découvertes, décrites et connues, ce que l’on peut faire à l’aide des histoires naturelles et de la classification. Mais elles n’ont pas à être expliquées. L’histoire naturelle n’est pas une science explicative. Elle ne remonte pas au-delà des phénomènes qu’elle rassemble et classe. Quant à l’analyse selon Condillac telle que Pinel la conçoit, elle ne consiste qu’à décrire, observer des objets afin de restituer l’ordre naturel dans lequel ils existent. Pour cela, il suffit de décrire sans préjugé ce que nous percevons, d’observer sans théorie préconçue, sans système, sans hypothèse. C’est ce que Pinel nous répète sans cesse qu’il fait.

Cette humilité cognitive est fondamentale, je crois. Pinel se borne à décrire. Il n’explique pas ou, du moins, il explique rarement. Fièvre, hémorragie ou vésanie, les causes des maladies nous échappent. C’est pourquoi le médecin de la Salpêtrière se limite à dresser les histoires naturelles de cas particuliers. Ce qu’il nomme les causes occasionnelles ou excitantes de l’affection entre dans cette histoire au même titre que les symptômes proprement dits ou que le résultat de l’ouverture des corps lorsqu’il y a lieu. Tout cela fait partie de la description de la maladie et ne constitue pas une explication du mal. L’explication de la maladie, de son cours et de sa solution, dans la mesure où elle existe, ce sont les efforts de la nature et les accidents heureux ou malheureux qui ont orienté son déroulement. À savoir, les actions judicieuses ou maladroites du médecin, la constitution du patient, ses habitudes de vie, son âge, le lieu, la saison. Bref, tout est déjà contenu dans la description du cas particulier. Il n’y a pas de lieu où remonter au-delà ou en deçà de l’observation. Tout est déjà donné. Pour comprendre, il suffit de présenter les choses comme elles sont. L’observation nous donne la vérité pure.

Or cet accès à ce qui est par la simple observation suppose qu’il y a dans les phénomènes une régularité, une stabilité. Cet empirisme suppose non seulement que les apparences ne soient pas un chaos, mais encore que l’observateur sache départager l’essentiel de l’accidentel. C’est bien ce que Pinel nous dit. En partant de la multiplicité des cas particuliers de maladies, le nosographe réussit à s’élever jusqu’aux espèces. Celles-ci, à l’instar des espèces naturelles, existent depuis toujours. C’est pourquoi « leurs histoires recueillies par les anciens et les modernes sont si conformes, lorsqu’on ne trouble point la marche de la nature[33] ». Ce fixisme des maladies indique qu’à travers les phénomènes changeants des cas particuliers, c’est bien l’essence du trouble que le nosographe saisit. Il rejoint ce qu’il y a en lui d’immobile et d’immuable, et qui fonde le traitement ainsi que la science médicale. Il y a donc pour Pinel une a-temporalité fondamentale de la maladie, à la fois en raison du fixisme des espèces, et parce qu’à travers l’ordre successif dans lequel les symptômes se présentent il faut retrouver l’ordre simultané au sein duquel ils existent. Donc, même si Pinel accorde beaucoup d’importance au déroulement des affections, s’il distingue avec soin les différents moments de la maladie durant lesquels il convient ou non d’intervenir, même s’il est possible de dire que, dans la médecine expectative, le temps est bien souvent le remède le plus puissant, ce que Pinel découvre dans le déroulement régulier d’une affection, c’est une entité éternelle et sans histoire propre, la fièvre angioténique, la dartre, la manie. La maladie pour Pinel n’est pas tant un événement qu’un être réel qui, à l’instar des organismes vivants, a une naissance, une croissance et un déclin.

5. La maladie mentale

Cette conception de la maladie est remarquable de plusieurs manières. En ce qui a trait à l’aliénation, trois d’entre elles nous intéressent en particulier. Premièrement, l’aliénation ou la manie n’a pas de cause, du moins pas au sens propre de cause efficiente. Elle a bien des causes occasionnelles, et Pinel répète souvent que parmi celles-ci le dérèglement des passions est la plus fréquente. Cependant, nous l’avons déjà vu plus haut, ces causes occasionnelles font partie de la description du trouble. Que la manie se soit déclarée après un accès de colère, une maladie de la peau à la suite d’un chagrin profond est proprement un symptôme qui aide à mieux définir l’affection, qui vaut aussi pour le pronostic et le traitement, mais ce n’est pas la cause de la folie. D’une part, parce que l’aliénation, comme toutes les autres maladies, est une entité éternelle qui n’a pas de cause, pas plus que les plantes ou les animaux n’ont de cause. D’autre part, parce que « les mêmes causes, en agissant sur divers individus, n’entraînent-elles point tantôt les convulsions, les tremblements, la paralysie, tantôt la cécité, la manie, l’épilepsie, ou quelque autre anomalie nerveuse[34] ? » Comment alors parler de causes autres qu’occasionnelles ? Comment chercher en elles une explication du mal ? On sait que Bichat fera plus tard de cet anomalisme une caractéristique essentielle de la matière vivante qui exclut que les lois de la physique s’appliquent à elle[35]. Pinel, pour sa part, limite le phénomène aux seules affections nerveuses. Il n’en demeure pas moins que l’aliénation n’a pas de cause. Connaître les situations qui occasionnent une maladie peut aider à la prévenir, mais cela ne l’explique pas.

Deuxièmement, la maladie mentale selon Pinel n’a pas d’histoire au sens moderne du terme. Elle relève d’une histoire naturelle plutôt qu’elle ne révèle l’historicité du sujet. Tout ce qui est histoire dans un cas particulier de manie, c’est ce qui est accidentel, un vice de constitution, une éducation faible, une vie déréglée, les mauvais traitements subis par le patient dans une autre institution. Ces différents événements, ces anecdotes n’expliquent pas la maladie, ils rendent compte au mieux de la raison pour laquelle les « efforts salutaires de la nature » ont été si lents ou ont eu une issue funeste. Au contraire, dans la plupart des explications psychiatriques modernes, le passé du patient et la mémoire que celui-ci en garde occupent une place centrale, ce qui n’existe pas dans la vision de Pinel. La raison de cette insignifiance du passé est simple pour lui. L’aliénation telle qu’elle est comprise dans le paradigme de la manie périodique est un phénomène finalisé. Elle vise un but, et les événements contingents qui pour nous constituent l’histoire ne peuvent être que ce qui l’éloigne de la fin pour laquelle elle est programmée. La crise ou l’accès de manie vise le rétablissement de la raison du patient, le retour au fonctionnement normal des facultés morales et de l’entendement. Au regard de l’action réparatrice de l’aliénation, le passé du patient n’est pas porteur de sens. Il n’est qu’une suite d’accidents, parfois bénéfiques, le plus souvent malheureux.

Troisièmement, l’aliénation telle que Pinel la conçoit pose de façon radicalement différente la question du rapport entre le corps et l’esprit. Cette question ne se présente à lui ni sous la catégorie de la causalité ni sous celle de l’histoire. Le problème n’est pas pour lui de concevoir comment le corps, la matière peut agir sur l’esprit. Ce n’est pas non plus celui d’un sujet historique, d’un être physique dont l’essence est son passé contingent. Que reste-t-il, dira-t-on ? Comment penser les rapports du corps et de l’esprit hors ces deux catégories où notre siècle a enfermé le débat ? Il reste le vivant, je crois. « La sensibilité physique, dit Cabanis, est le dernier terme auquel on arrive dans l’étude des phénomènes de la vie [...] Ainsi, le physique et le moral se confondent à leur source ; ou, pour mieux dire, le moral n’est que le physique, considéré sous certains points de vue particuliers[36]. » Cette identité profonde du moral et du physique est partout présente dans l’oeuvre de Pinel. Les passions déréglées et les excès de plaisir interviennent tout autant comme causes occasionnelles des fièvres ou des phlegmasies, que des vésanies. La même cause morale ou physique entraîne parfois la paralysie, parfois la manie. En conséquence, Pinel ne met pas à part l’aliénation mentale comme une maladie radicalement différente des autres. Ce qui peut faire croire qu’il en va autrement, c’est l’invention de l’asile. Cependant, il ne faut pas oublier que c’est essentiellement à son disciple Esquirol que nous devons cette innovation institutionnelle. Pinel n’a pas créé les maisons de renfermement, il les a trouvées toutes faites. Ce qu’il a réclamé, c’est la médicalisation des aliénés. Ce qu’il a exigé, c’est que les fous ne soient plus simplement enfermés mais qu’ils soient traités.

Le mélange du moral et du physique est le fait de toutes les maladies et, dans l’univers conceptuel de Pinel, il n’y a pas de mystère particulier à ce que certaines affections attaquent de façon privilégiée nos facultés morales, de mêmes que d’autres lèsent l’ouïe ou s’en prennent à la circulation. Il ne faut pas oublier non plus que, selon Pinel, ces maladies, où nous voulons voir en premier des troubles de l’esprit, ne vont jamais sans les dérangements physiques qui les accompagnent, et qui le plus souvent sont localisés dans la région épigastrique. La question des rapports entre le corps et l’esprit pour Pinel ne se pose pas, ou du moins elle ne se pose pas comme elle se pose pour nous, comme la question du rapport incompréhensible entre deux ordres de qualités radicalement différentes. Le vitalisme auquel il adhère le protège du dualisme conceptuel qui est le nôtre.

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Récemment, au terme d’une longue enquête sur les rapports entre la schizophrénie et les neurosciences, W. Heinrichs a déclaré que la difficulté de découvrir des fondements neurologiques à la schizophrénie remet peut-être en cause le bien-fondé de toute notre manière d’aborder les rapports entre le corps et l’esprit. Selon lui, l’anomalie que constitue l’aliénation, eu égard à notre paradigme explicatif des liens entre le cerveau et le comportement, pourrait bien être l’occasion d’une nouvelle révolution scientifique[37]. Dans ce contexte, l’intérêt de Pinel, c’est paradoxalement de se situer en partie en deçà des paradigmes explicatifs dont nous voudrions aujourd’hui nous libérer. Paradoxalement, car on a souvent voulu voir en lui un de leurs fondateurs. Pinel échappe au dualisme des propriétés qui s’épuise à découvrir des correspondances entre des comportements, des croyances, des pensées et des structures matérielles. Il ne connaît pas encore les « sciences de la mémoire » qui, pendant deux siècles ou presque, vont constituer la voie royale de la connaissance de l’esprit humain. Cet archaïsme a aujourd’hui sa pertinence, à un moment où ces deux approches semblent de plus en plus stagner, sans issue. Toutefois, l’intérêt de Pinel tient aussi à ce qu’il partage avec nous. Le phénoménisme de sa nosographie se retrouve dans les classifications modernes des maladies mentales, en particulier celle du DSM[38]. De plus, dans les deux cas, la raison qui le motive est la même, l’absence d’une théorie explicative des objets que nous cherchons à classer[39]. Or, s’il est vrai que nos classifications reflètent l’état de nos connaissances, il est troublant de penser que, depuis 1798, nous n’avons pas progressé pour ce qui est d’expliquer l’aliénation[40].