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Les études sur la pensée politique de la Renaissance italienne sont en pleine effervescence, que ce soit du côté des historiens ou de celui des philosophes. De très nombreux ouvrages ont été publiés, en anglais, en français ou en italien, au cours des cinq dernières années, et un inventaire exhaustif serait chose difficile. Il me semble toutefois que ce qu’il y a de particulièrement nouveau et fécond pour l’avenir est le mode d’approche de ces objets historiques. Dans l’ensemble de ces études, le travail spéculatif ne semble pas écarter les considérations empiriques, et vice versa.

L’histoire nourrit la réflexion, ce qui est également vrai pour l’inverse. On pourrait objecter qu’il s’agit là d’une thèse triviale, étant donné qu’aucun historien n’a jamais voulu se limiter au seul domaine de l’établissement des faits et qu’aucun philosophe, ou du moins aucun historien des idées et de la philosophie, n’a voulu ignorer l’importance des contingences historiques pour la pensée. La nouveauté, c’est que l’histoire des idées et l’histoire de la philosophie sont des genres de moins en moins distincts l’un de l’autre, ce dont témoignent tout particulièrement les recherches récentes sur l’histoire de la pensée politique italienne à la Renaissance. Un obstacle majeur à ce type de démarche était la vieille accusation d’« historicisme ». Selon cette critique, un texte doit présenter des thèses qui sont indépendantes de leur contexte, sans quoi il est condamné à être une simple pièce de musée. Un tel type de critique semble toutefois manquer un élément essentiel de l’analyse historique des concepts et des idées : leur inscription dans un contexte marque leur altérité historique, mais du même coup nous révèle un savoir qui ne serait plus accessible autrement. Le souci du maintien de l’altérité historique des textes du passé n’est dès lors pas une fermeture du texte sur son passé, mais la condition de sa contribution aux débats qui nous intéressent maintenant. Si nous étudions le passé, même dans l’optique de problèmes importants pour le présent, ou encore, de questions transhistoriques, peut-être est-ce précisément en raison de ce que nous dit le passé en tant que passé, et non en tant que projection de nos préoccupations contemporaines sur lui.

Un outil remarquable en ce sens est la nouvelle traduction d’Alessandro Fontana et Xavier Tabet, accompagnée d’un très important appareil critique, du Discours sur la première décade de Tite-Live, de Machiavel. Cette nouvelle traduction modifiera à coup sûr, dans le monde francophone, bon nombre de lectures trop faciles du corpus machiavélien. D’une part, elle corrige de nombreuses erreurs de traduction qu’il serait trop long d’énumérer ici. Mais il s’agit aussi d’une véritable édition critique, et l’appareil de notes mériterait une recension à lui seul tant il est riche et précis. À presque toutes les pages on retrouvera des indications précises sur les choix des traducteurs en se référant non seulement au texte italien mais, dans la littérature sollicitée par Machiavel, aux concepts pertinents d’Aristote, en passant par Salluste, jusqu’à Leonardo Bruni, ou encore aux contemporains de Machiavel — Guichardin, par exemple — dont le vocabulaire et son usage peut nous éclairer sur le sens à donner à une expression difficile à traduire. Ce travail est augmenté de nombreuses notes historiques qui permettent de bien comprendre les enjeux réels des thèses de Machiavel au regard des événements précis de son époque. La lecture de Tite-Live par Machiavel peut être pensée comme une paire de lunettes lui servant à mieux voir son propre siècle. Il n’est donc pas étonnant que les commentateurs de Machiavel se refusent souvent à vouloir faire de l’histoire d’antiquaire et préfèrent un dialogue du passé avec le présent.

Pour Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, l’analyse des textes et la recherche de la cohérence des propos d’un auteur sont des objectifs compatibles avec ce qu’ils nomment le « processus d’historicisation des textes ». Cette démarche ne leur semble pas seulement pertinente pour des motifs d’ordre épistémologique, tels que ceux sous-entendus plus haut, mais parce qu’elle reflète la démarche même des auteurs qui font l’objet de leur étude. Que ce soit Savonarole, Machiavel ou Guichardin (Guicciardini), tous ont pour point de départ de leur pensée politique ce que Machiavel nommait « la réalité effective des choses ». Cela signifie, pour l’essentiel, que la norme ne peut ignorer le fait, sans pour autant dire que le fait détermine la norme. Dans le cas présent, le fait central dans l’analyse proposée par le tandem Fournel-Zancarini est la chute des Médicis à Florence, et l’invasion par la France et l’Espagne des États italiens. L’urgence des mesures à prendre en réaction à ce changement radical des conditions de la vie politique a pour effet de rompre avec le modèle classique de ce que Hans Baron nommait l’« humanisme civique », où se conjuguaient, sans difficulté, idéaux de vie bonne et observations politiques.

Avec les guerres d’Italie, les observations politiques n’ont plus pour seul objet le perfectionnisme moral des citoyens, mais la dure réalité des forces en présence pour remporter une bataille, la mise sous tutelle des cités-États naguère libres, et les réformes constitutionnelles pour résister à ce changement de donne ou encore pour mieux s’y adapter. Il s’agit aussi du regard d’acteurs politiques sur eux-mêmes et sur l’histoire de leur patrie. En effet, une contribution importante de Fournel et Zancarini est de bien montrer le parallélisme entre philosophie politique, historiographie et philosophie de l’histoire. La politique étant chose contingente, elle s’inscrit dans un temps précis, et toute réflexion sur elle ne saurait être faite sans référence aux conditions imposées par une époque particulière pour un espace géopolitique donné. La notion d’« art de gouverner » devient dès lors tributaire d’un art de penser l’histoire. En somme, par leur lecture du républicanisme florentin et de Guichardin en particulier, les historiens que sont Fournel et Zancarini proposent une analyse historique de l’importance accordée au temps et à l’histoire dans la manière même de penser les institutions politiques.

Contextualiste, l’histoire proposée par Fournel et Zancarini n’adopte pas pour autant les manières de travailler de bon nombre d’historiens britanniques associés à ce que l’on nomme peut-être trop facilement « l’école de Cambridge », qui sont d’ardents partisans du contextualisme. Ce qui distingue leur démarche de celle de ces historiens est à trouver dans le refus de la « longue durée ». On pense, pour prendre un exemple classique, à Pocock, qui montrait l’émergence de la tradition républicaine dans l’Italie du XVIe siècle pour ensuite en lire le développement jusque dans le contexte de la Révolution américaine. Mais ce type d’interprétation a pour désavantage d’instrumentaliser ce que Pocock nomme « le moment machiavélien » et d’en gommer les éléments contingents au profit d’une logique historique d’ensemble, de la Renaissance au Siècle des lumières. On adopte alors une position de surplomb qui empêche de voir ce que l’histoire a à nous dire, ce que précisément voulaient éviter les membres de « l’école de Cambridge ». En limitant le corpus étudié, Fournel et Zancarini entendent mieux retracer le caractère dialogique, son inscription dans un débat politique vécu comme tel par ses protagonistes (et non comme un simple débat intellectuel).

L’étude de Marie Gaille-Nikodomov est intéressante à plusieurs titres. En premier lieu, le corpus machiavélien se limite trop souvent au Prince et aux Discours sur la première décade de Tite-Live. Contre cette tradition, Marie Gaille-Nikodomov entend montrer l’importance de l’Histoire de Florence pour une interprétation adéquate des thèses de Machiavel. Il faut prendre au sérieux l’importance de cette oeuvre, notamment pour corriger certaines interprétations trop faciles des thèses les plus connues de Machiavel, particulièrement au sujet du rapport entre les grands et le peuple. Cette opposition, valorisée dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, est nuancée dans l’Histoire de Florence, car ce qui fut dynamisme social et qui conduisit à de bonnes lois dans le premier cas est, dans le second, vecteur d’assassinats et d’exils. La différence tient à la qualité des désirs. Dans la Rome antique, dit Machiavel, le peuple avait pour seul désir celui de ne pas être dominé. À Florence, le désir des peuples contre l’ambition des grands ne fut pas seulement de résister à cette ambition, mais de prendre la place des grands. Le désir de ne pas être dominé contre le désir de dominer donne lieu à de bonnes lois et à de bonnes institutions. Deux désirs de domination conduisent, au contraire, aux pires conflits. Cette thèse importante est analysée de manière lumineuse par Marie Gaille-Nikodimov.

En second lieu, l’originalité de la thèse de l’auteure tient à ce qu’elle établit un lien étroit entre les thèses politiques de Machiavel — sur la liberté politique et la dynamique historique des institutions, surtout — et les théories médicales telles qu’on les retrouve, notamment, mais pas seulement, chez un auteur comme Galien. Un exemple important est précisément celui de l’opposition entre les grands et le peuple, expliquée ici en termes de rapports d’humeurs, selon la tradition galénico-hippocratique. L’analogie entre le corps humain et le corps social ou politique n’est évidemment pas nouvelle à l’époque de Machiavel. Mais cette relation est tellement complexe qu’elle est souvent laissée pour compte par les spécialistes. Chez bon nombre d’auteurs qui emploient cette comparaison, on ne sait pas s’il s’agit d’une simple analogie ou si la comparaison est pensée de manière plus forte. En d’autres termes, est-ce que la référence au corps biologique laisse entendre que, mutadis mutandis, un corps humain et une organisation politique sont très proches l’un de l’autre, au sens où tous deux répondent à des déterminants biologiques ? Ou faut-il comprendre cette référence de manière moins forte, comme étant seulement une analogie, comme n’ayant pas de valeur autre qu’heuristique ? Marie Gaille-Nikodimov semble opter pour l’interprétation forte de la comparaison du corps humain avec le corps biologique dans son analyse de Machiavel. Sur ce point, je ne suis pas toujours convaincu par son argumentation, tant manquent les preuves matérielles assurant une certaine validité à la démarche. Mais avant même d’en appeler aux preuves matérielles, plusieurs problèmes se posent. On pourrait d’abord se demander si la comparaison entre corps politique et corps biologique tient la route quant à la simple description de ce qu’est une communauté politique et des relations qui existent entre ses parties. À supposer qu’on accorde une valeur heuristique à la comparaison, on pourrait ensuite se demander s’il faut y accorder un sens normatif, ce qui reviendrait à inférer la norme du fait. Par exemple, si le conflit social s’explique par les humeurs, il faudrait l’accepter sur la base qu’il est un fait biologique irréductible, ce qui évidemment ne va pas de soi.

Encore plus gênant est le fait que la correspondance étroite entre médecine et politique semble exclure une lecture plus intuitive des thèses de Machiavel, notamment au sujet de ce qu’il est convenu de nommer la question de la constitution mixte et du type de rapport institutionnel que cela suppose. À force de vouloir lire Machiavel selon la tradition galénico-hippocratique, Marie Gaille-Nikodimov risque, me semble-t-il, de sous-estimer ce que Machiavel a à nous dire sur nos logiques institutionnelles. J’essaierai d’être plus clair sur ce point en montrant, dans ce qui suit, la troisième marque d’originalité du livre de l’auteure.

Elle est à trouver dans la tentative de lire Machiavel au sein de la réflexion contemporaine sur la démocratie et la liberté politique, et ce, dans le sillage des théories issues à la fois de la philosophie britannique et américaine et de la tradition continentale. Cette tentative fait l’objet de tout le dernier chapitre du livre. Si la question des rapports politiques est pensée selon les termes d’une théorie des humeurs ou des passions, il devient très difficile de voir quelle sera la légitimité de cet équilibre. On peut comprendre que l’équilibre des humeurs sera provisoire et qu’il sera jugé satisfaisant dans la mesure où les humeurs contraires ne s’entre-détruisent pas. En ce sens, nous pourrions penser, à la manière de Chantal Mouffe, par exemple, que le rôle des passions ne saurait être écarté de l’arène démocratique et que cela ne contredit en rien les idéaux fondamentaux de la démocratie. La raison n’est pas le seul apanage de la démocratie. Toutefois, si nous pouvons accepter l’hypothèse d’une explication des rapports sociaux qui serait fournie par une théorie humorale, il devient difficile, quelle que soit cette explication et sa valeur, s’il en est une, d’en tirer un ensemble de normes garantissant la légitimité des rapports sociaux indispensables à la vie démocratique. L’équilibre des humeurs, s’il peut s’expliquer au sein d’une société donnée, ne nous dit pas quels types d’humeurs sont acceptables. Certes, une humeur exclusive serait contraire au principe d’équilibre. Mais cela ne suffit pas à garantir la liberté, et encore moins la justice. À sa défense, nous considérons que la thèse de Marie Gaille-Nikodimov n’est pas de présenter une valeur normative de la théorie humorale, mais plutôt de montrer le caractère irréductible du rapport polémique entre les individus d’une même société. Elle est alors très proche d’auteurs qui, comme Lefort ou Rancière, invitent les théoriciens de la démocratie à tirer profit du caractère dynamique des conflits sociaux. Tout comme eux, cependant, elle semble vouloir refuser l’importance de garde-fous qui, au moins quant à l’interprétation de leurs théories, nous empêcheraient d’y lire une justification des simples rapports de force. Ces garde-fous normatifs seraient trop proches du modèle libéral, et l’incursion de la pensée machiavélienne au sein de ce modèle libéral aurait pour effet de gommer la valeur particulière de l’apport de Machiavel au débat contemporain sur la démocratie, soit l’importance et le caractère irréductible des conflits sociaux. La tentative, par Quentin Skinner, notamment, de penser une reformulation républicaniste de Machiavel en dialogue avec le libéralisme, serait elle aussi vouée à l’échec pour les mêmes raisons. Marie Gaille-Nikodimov n’en ignore pas pour autant l’importance des institutions et des lois, si chères à Machiavel. C’est la raison pour laquelle elle critique des auteurs comme Michel Foucault ou d’autres, qui ont voulu penser le conflit social en dehors des institutions et même des lois. À la manière des théories de la reconnaissance, chez Axel Honneth, par exemple, ou des critiques féministes des théories de la justice distributive ou de la démocratie délibérative, une contribution particulièrement féconde de Machiavel est d’avoir montré le jeu des rapports sociaux extra-institutionnels.

Lorsque des acteurs sociaux entrent en conflit avec d’autres, c’est parfois en raison d’un déni de reconnaissance. Leurs revendications ne peuvent être entendues, et leurs combats ne peuvent tout simplement pas être faits dans un cadre institutionnel aveugle à leur condition singulière. Mais ces demandes sont malgré tout, comme le rappelle avec pertinence Marie Gaille-Nikodimov, des demandes adressées aux institutions, plus précisément à l’endroit du modèle juridique existant, afin que celui-ci se transforme et puisse offrir des lois acceptables pour tous et non seulement pour les seuls privilégiés dont le statut est déjà reconnu par la loi. Un combat en dehors des institutions n’est donc pas nécessairement un combat contre le principe même des institutions, mais un combat qui doit parfois se faire en dehors de celles-ci lorsqu’elles se refusent à voir ou à reconnaître la légitimité d’une demande ou l’existence même du demandeur. La thèse de Marie Gaille-Nikodimov s’arrête sur ces questions et laisse ouverte la porte du débat sur la portée contemporaine de l’oeuvre machiavélienne. Espérons que l’auteure aura l’occasion de revenir sur ce sujet ou que son travail incitera d’autres à s’y attarder.