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Emmanuel Barot a rendu un grand service au monde philosophique en offrant cette fort utile présentation des travaux de Lautman. J’ai trouvé particulièrement intéressant le rapprochement qu’il fait entre Lautman et Hegel dans la section III.3, mais pour ma contribution à cette Disputatio je souhaite focaliser mon attention de manière très étroite sur la section 1.2 de la conclusion. Barot examine ici la question de la place des Idées dans le système de Lautman, lesquelles se trouvent engagées dans un jeu dialectique qui se manifeste dans les théories mathématiques. Lautman semble considérer ces Idées comme résidant dans un royaume transcendantal :

Nous voudrions montrer, avant de conclure, comment cette conception d’une réalité idéale, supérieure aux mathématiques et pourtant si prête à s’incarner dans leur mouvement, vient s’intégrer dans les interprétations les plus autorisées du platonisme[1].

Lautman 2006, p. 230

Et pourtant, comme le fait observer Barot, la tentation existe de les situer à l’intérieur des mathématiques elles-mêmes.

Rappelons, par conséquent, que Lautman décompose la réalité mathématique de quatre manières : entités, faits, théories et idées. Or une comparaison utile peut être faite avec Ernst Cassirer. Dans Determinism and Indeterminism in Modern Physics [Déterminisme et indéterminisme dans la physique moderne], Cassirer (1956) divise les énoncés de la physique en quatre catégories, à savoir : les observations, les lois, les principes, et finalement ce qu’il appelle « le principe général de la causalité ». Ce sont [les membres] de la troisième catégorie qui entretiennent la ressemblance la plus étroite avec les Idées de Lautman. Pour Cassirer, les principes, tels que le principe de la moindre action, tiennent lieu de matrice, ou de lieu d’origine, pour les lois physiques. Ils ont pour fonction heuristique de guider la formation et la formulation de telles lois. Bien qu’ils soient suffisamment définis pour remplir ce rôle, ils comportent en même temps un vague qui leur est inhérent. Par exemple, bien qu’il ait été maintes fois reconnu que les systèmes physiques minimisent ou maximisent une certaine quantité, aucun énoncé définitif ne peut être produit concernant la nature de cette quantité.

Or le point essentiel est que, pour Cassirer, ces principes sont immanents à la pratique de la physique elle-même :

Les principes de la physique ne sont fondamentalement rien d’autre que de tels moyens d’orientation, [c’est-à-dire] des moyens d’examiner qui permettent d’acquérir une perspective. Ils ne sont d’abord valides que sous formes d’hypothèses. Ils ne peuvent pas d’entrée de jeu stipuler de manière dogmatique un résultat d’investigation particulier. Mais ils peuvent nous enseigner comment trouver la direction dans laquelle nous devons avancer. Nous devons nous élever encore et toujours au-dessus du niveau des perceptions immédiates, de même qu’au-dessus du niveau des données expérimentales et des lois particulières, afin de retrouver une base solide au sein de tous ces niveaux. Le mouvement vers l’extérieur et vers le haut qui est exigé ici ne sert par conséquent les visées d’aucune espèce de transcendance, mais uniquement celles d’une pure immanence, [à savoir] la construction interne et la confirmation de l’expérience.

Cassirer, 1956, p. 53-54

Ailleurs, Cassirer reconnaît aux mathématiques une structure similaire à niveaux multiples. Dans The Concept of Group and the Theory of Perception [Le concept de groupe et la théorie de la perception] (Cassirer 1944), il décrit comme un principe l’application de la théorie des groupes dont le rôle s’est révélé si important dans la deuxième moitié du dix-neuvième[2] siècle. Cependant, étant donné le fait que les principes ont pour lui une « indétermination iridescente » (Cassirer, 1956, p. 51), une meilleure formulation du principe mathématique cassirerien le serait en termes de symétrie : pour comprendre une entité mathématique, saisissez-en les symétries.

Nous pourrions par conséquent dire que le principe mathématique de symétrie a poursuivi sa mission heuristique, bien après l’époque de Galois et de Klein. À mesure que le vingtième siècle progressait, de nouveaux dispositifs pour mesurer la symétrie faisaient leur apparition — groupoïdes (Weinstein, 1996), groupes quantiques (Street, 2007), groupes catégorifiés (Baez et Lauda, 2003). Chacun développe plus avant l’idée de symétrie dans une direction différente. Nous aimerions affirmer, contrairement à Lautman, que tout comme les principes de la physique sont immanents à la pratique de celle-ci, il en va de même pour les principes mathématiques. Certes, les idées ou les principes des mathématiques trouvent leur source dans notre vie courante, mais leur exploration logique fait partie des mathématiques.

Dans son article sur les groupes et la perception, Cassirer remarque que les germes de l’expression de la symétrie en termes de théorie des groupes sont à trouver dans notre perception quotidienne. Les variations réversibles dans les sensations que nous recevons des objets causent la perception que nous avons des objets de taille, de forme et de couleur constantes. Mais « cette forme de systématisation logique qui est à la fois possible et nécessaire dans le domaine de la pensée géométrique est, une fois pour toutes, inaccessible à la perception » (Cassirer, 1944, p. 26). Dans une veine similaire, Hermann Weyl écrit dans Symmetry (Symétrie et mathématique moderne[3]) :

[O]n part de quelque principe général mais vague (la symétrie au premier sens retenu) ; puis on se trouve devant un cas particulier important (la symétrie bilatérale) qui permet de donner à cette notion un sens concret et précis et, enfin, à partir de ce cas, on s’élève à nouveau peu à peu jusqu’au général, guidé par la construction et l’abstraction mathématiques mieux que par les mirages de la philosophie. Alors, avec un peu de chance, on aboutit à une idée non moins universelle que celle dont on était parti. Peut-être aura-t-elle perdu, chemin faisant, son attrait émotionnel, mais elle aura conservé, ou même accru son pouvoir d’unification dans le domaine de la pensée. Enfin elle sera exacte, et non plus vague.

Weyl, 1964, p. 14 et 16

Les deux semblent considérer l’élaboration des principes comme immanente aux mathématiques.

Pour en revenir à Lautman, on pourrait peut-être objecter que la symétrie ne peut pas être considérée comme une idée selon Lautman, puisqu’elle n’implique pas un couplage de notions contraires, alors que dans les exemples lautmaniens classiques cette caractéristique est exigée. Le genre de résultat tant goûté par Lautman se produit lorsque des notions contraires, telles que le global et le local, se déterminent mutuellement. Ainsi, dans le cas d’une surface lisse fermée, une notion de courbure est définie localement à chaque point. Mais l’intégrale de la courbe locale est déterminée par une quantité topologique globale, à savoir son genre. Si vous pressez sur un ballon de soccer et en aplatissez une partie, vous augmenterez nécessairement la courbure à un autre endroit. Cependant, le fait de considérer toutes les Idées de Lautman comme bipartites constitue une exagération. Lautman lui-même a donné l’exemple de la réciprocité comme idée :

Cette idée dialectique de réciprocité entre éléments inverses peut être si nettement distinguée de ses réalisations en arithmétique ou en analyse qu’il est possible de trouver un certain nombre d’autres [3] théories mathématiques en lesquelles elle se réalise pareillement[4].

Lautman, 2006, p. 248

Cependant, la double nature de la réciprocité ne me semble pas être de même sorte que l’appariement du « discontinu » et du « continu » ou du « fini » et de l’« infini ». L’idée de réciprocité elle-même est celle d’un couple ou d’un jumelage, mais elle ne se décompose pas en deux notions.

Par ailleurs, comme l’explique Barot, une manière d’établir que l’activité de niveau supérieur du genre de celle dont nous discutons est elle-même une partie des mathématiques est de montrer que les idées elles-mêmes peuvent être mathématisées, c’est-à-dire reformulées dans les termes d’une théorie démonstrative. Zalamea (2006) a choisi cette option dans sa contribution à l’édition récente des oeuvres de Lautman. Il soutient dans ce texte que la théorie des catégories, développée après la mort de Lautman en partie par certains de ses familiers, peut fournir les ressources nécessaires à la formulation des idées de ce dernier. J’estime que ce projet est prometteur. Comme je l’ai remarqué dans mon article, des thèmes tels que la dualité peuvent être traités de manière tout à fait adéquate à l’intérieur des mathématiques elles-mêmes par la théorie des catégories. Un point d’interrogation demeure cependant, selon moi, à savoir si les niveaux admis par la théorie des catégories correspondent précisément à ceux de Lautman. Cette question exigerait peut-être un examen plus approfondi.

Un second problème est que les exemples d’une idée ne sont pas tous capturables par la théorie des catégories. Ce serait une proposition risquée que d’affirmer que la théorie des catégories pourrait à elle seule rendre compte de manière exhaustive de la gamme de notions et d’idées du genre de celles considérées par Lautman. J’ai fait allusion dans mon article au jumelage conceptuel de la structure et du pseudo-hasard. Étant donné que ce jumelage conjoint des notions opposées, on pourrait s’imaginer que Lautman serait heureux de l’accepter en tant qu’idée, et pourtant Terence Tao (2005) a su admirablement en rendre compte sans avoir eu besoin de recourir à la théorie des catégories. En tout cas, la formulation des idées dans les termes de la théorie des catégories constitue simplement, à mon avis, un signe très fort de leur immanence. Quelque chose qui échapperait à une telle formulation pourrait n’être pas moins immanent.

Reste la question, soulevée par Barot, de savoir si quelque chose qui demeure irréductiblement réfractaire à la formulation à l’intérieur d’une théorie démonstrative peut être appelé mathématique.

Cela exige de surcroît une extension importante du champ mathématique lui-même, largement au-delà de sa dimension strictement démonstrative, ce qui soulève alors le problème de l’identification distinctive du « mathématique », c’est-à-dire des critères de sa reconnaissance comme tel[5].

Barot, 2009, p. 206

Cette remarque est juste et peut à mon sens recevoir une réponse de type cassirerien qui tienne compte de l’unité organique des niveaux au sein de disciplines telles que les mathématiques et la physique. En ce qui regarde la physique, Cassirer nous invite à cesser de concevoir celle-ci sous la forme d’une pyramide de niveaux hiérarchique, et de nous l’imaginer plutôt comme un espace dans lequel tous les niveaux se déterminent mutuellement. D’une manière similaire, j’estime que nous devrions considérer l’élaboration de notions comme une partie des mathématiques, cette activité étant ce qui rend possible la production de théories susceptibles d’engendrer des résultats déductivement établis.

Il y aurait davantage à le dire ici, mais nous ne sommes peut-être pas tout à fait en position de le faire dès à présent. Les philosophes ont d’abord besoin de reconnaître plus avant le terrain que Lautman a commencé à défricher. Nous devons pouvoir décrire comment les idées, les notions, les principes — quel que soit le nom qu’on veuille leur donner —, interagissent les uns avec les autres, comment ils se font jour à travers les caractéristiques communes perçues dans les théories existantes, et comment ils donnent forme à de nouvelles théories émergentes. À cette fin nous devons, comme Lautman lui-même l’a fait avant nous, nous immerger complètement dans les mathématiques. Emmanuel Barot a écrit un livre qui pourra inspirer la prochaine génération à poursuivre une telle tâche.