Corps de l’article

Dans Éthique et publicité, Claude Cossette propose une réflexion sur le mariage forcé entre deux notions qui fait souvent figure d’oxymoron. En effet, on questionne souvent la possibilité même d’un lien entre éthique et publicité, lien qui pour plusieurs est tout simplement une contradiction dans les termes (p. 79). Contradiction peut-être, mais on estime que le Nord-Américain moyen est en contact avec 3 000 messages publicitaires par jour[1]. Par conséquent, une réflexion plus fondamentale sur cette pratique n’est jamais superflue, ce que confirme la publication de cet ouvrage.

Heureusement, l’auteur a choisi de ne pas se complaire dans la condamnation en bloc et d’aborder le problème de front en présentant de façon très transparente sa position. Venant d’un pionnier de la publicité québécoise et un de ses artisans les plus influents, l’exercice est digne d’intérêt. Moins polémique — du moins en apparence — qu’un ouvrage précédent (La publicité, déchet culturel, également aux PUL), Éthique et publicité permet au lecteur d’avoir une vue d’ensemble des enjeux éthiques auxquels sont confrontés les professionnels de ce secteur d’activité. Son style limpide et les repères bibliographiques qu’il contient en font un ouvrage utile pour qui s’intéresse au cas particulier de la publicité. Il faut souligner d’entrée de jeu le caractère sans prétention de l’ouvrage, présenté par l’auteur comme le fruit d’un questionnement qui a accompagné sa pratique professionnelle. Éthique et publicité vise principalement à conscientiser les futurs publicitaires ou étudiants en communication aux enjeux éthiques liés à leur travail, mais aussi à les inciter à faire preuve d’esprit critique dans l’exercice de leur profession.

Quelques définitions seront utiles ici. Le but de toute publicité est bien sûr de « proposer des objets (des expériences ou des offres) censés contenir en eux-mêmes un plaisir, un plaisir commun à tous les destinataires » (p. 17). Mais qu’est-ce qu’un publicitaire ? Cossette insiste sur la différence entre ceux dont le travail se limite à rédiger des réclames et les véritables publicitaires : « Les publicitaires professionnels, eux, travaillent surtout à mettre au point des plans de communication, à ce qu’il est convenu d’appeler des campagnes de publicité » (p. 19). Bien qu’il distingue nettement publicité et marketing (notion plus large qui englobe la publicité mais également l’ensemble des étapes qui visent à orchestrer sa conception et sa diffusion), Cossette s’arrime néanmoins sur le langage courant (qui désigne comme publicité l’ensemble des moyens utilisés pour faire connaître un produit à un public) et utilise le terme au sens large. Quelques points ont retenu notre attention : ils seront regroupés ici en trois thèmes.

Publicité et responsabilité : « Si, pour un publicitaire, la passion du métier devient dévorante au point de lui faire oublier ses autres responsabilités, ses autres rôles, il se transforme en monstre » (p. 27). Voilà qui a le mérite d’être clair : le publicitaire ne saurait se décharger de ses responsabilités sur le plan éthique. Peut-on être un publicitaire efficace sans renier ses obligations morales ? Cossette répond par l’affirmative : « Un publicitaire éthique préserve ses qualités de coeur tout en étant techniquement efficace » (p. 27). La compartimentalisation entre vie professionnelle et vie personnelle est mise au banc des accusés : le publicitaire ne peut se décharger de sa responsabilité au nom des exigences du travail. Cossette se rallie par ailleurs aux thèses développées par Comte-Sponville sur la responsabilité des personnes morales et l’éthique d’entreprise dans Le capitalisme est-il moral ?[2]. Il note par ailleurs — et avec raison — que la diversité des approches en éthique touche aussi les publicitaires (p. 54). Cela pourrait amener à penser que tout n’est qu’une question de perspective et que personne n’est en mesure de trancher quant à ce qui est éthique ou non en matière de publicité, position commode pour qui cherche à se décharger des implications morales liées à ses actes. Or la divergence de point de vue quant aux enjeux éthiques n’autorise pas les publicitaires à se décharger de leurs responsabilités sous prétexte qu’il n’y a pas de réponse univoque aux problèmes qui surviennent dans le cadre de leur activité professionnelle. Cossette évoque les tensions fréquentes entre les approches qu’il désigne comme idéalistes et pragmatistes (p. 53-54), mais conclut que la contradiction entre les points de vue face à un problème ne nous condamne pas au relativisme moral. Prenons par exemple le problème typique de la réglementation de la publicité destinée aux jeunes : que l’on soit ou non en faveur d’une réglementation, il demeure que le publicitaire a des obligations inaliénables face au consommateur, peu importe dans quelle perspective il aborde le problème.

Très critique face à ceux qui se retranchent derrière les impératifs de l’industrie pour se décharger de leur responsabilité individuelle, l’auteur écorche au passage le postulat néolibéral selon lequel : « les humains prennent toujours la meilleure décision du point de vue de leur bien-être » (p. 84). Peut-on laisser aux publicitaires les coudées franches au nom de la liberté de choix ? Non, répond Cossette, pour la simple raison que des « psycho-économistes ont établi que la rationalité n’est pas toujours au rendez-vous » et que les « consommateurs procéderont à une bonne partie de leurs achats sur des critères pseudo-rationnels » (p. 84-85). Le postulat de la rationalité du consommateur a en effet le dos large : on déleste souvent le publicitaire de toute responsabilité, laissant le poids de la décision au destinataire du message publicitaire. Or, demande Cossette, les « publicitaires qui utilisent astucieusement les données de la recherche psychosociale pour manipuler les consommateurs ne devraient-ils pas se questionner sur leur responsabilité éthique ? » (p. 25).

C’est là un problème de taille : « Il existe en effet des consommateurs qui sont incapables de résister aux sirènes de la publicité parce qu’ils sont handicapés par des maladies ou des faiblesses psychologiques. Faut-il les laisser se débrouiller face aux plus forts, aux plus habiles publicitaires ? » (p. 66). On répond par la négative, ajoutant que l’État doit voir à protéger les consommateurs : « Ils ont plutôt besoin d’une protection ferme parce qu’ils sont incapables de se protéger eux-mêmes » (p. 66) Au-delà des cas évidents comme la publicité pour enfants, qui a fait l’objet de réglementation dans plusieurs pays (de même que la publicité de produits tels que le tabac et l’alcool), il demeure que la publicité est le miroir des peurs et faiblesses de quiconque vit dans un monde axé sur l’hyperconsommation.

L’ouvrage se présente par moments comme un plaidoyer contre l’hypocrisie. Puisqu’il faut rendre à César ce qui est à César (que ce soit en bien ou en mal), on ne saurait blâmer les publicitaires de tous les maux et leur faire porter l’odieux de nos choix en matière de consommation. Le consommateur est souvent désarmé face à la puissante armée des publicitaires, mais ces derniers n’ont pas pour autant tout les torts.

Certes, l’industrie de la publicité n’est pas sans taches : elle encourage une nouvelle forme d’aliénation qu’on peut appeler « la servitude à la marque » (p. 24), problème dont la gravité a été révélée notamment par No Logo de Naomi Klein[3]. Elle contribue directement au désastre écologique découlant de la surconsommation et des problèmes reliés qui surviennent depuis que « le désir a pris la place du besoin » (p. 21). Mais si toute publicité, par définition, vise à vendre quelque chose, elle ne cherche pas nécessairement à « piéger » le client. C’est le cas notamment de la publicité dite sociale, qui sert à vendre non pas des produits, mais des idées et des comportements : de saines habitudes alimentaires, le transport en commun, le don d’organes, etc. Après tout, la publicité peut avoir ses vertus et jouer un rôle positif : si ce n’est pas le cas de la majorité des messages publicitaires, « cela ne justifie pas d’[accuser le publicitaire] de tous les maux de nos sociétés » (p. 20). Souvent confiné au rôle de bouc émissaire, le publicitaire n’a pas à porter seul la responsabilité des comportements des consommateurs : « la société dans laquelle nous vivons, une société qui encourage l’apparence, l’épate, le gaspillage » (p. 20). Cossette insiste ainsi sur une hypocrisie courante : nous voulons nous déresponsabiliser et mettre sur le dos des publicitaires nos choix en matière de consommation et souhaitons pouvoir blâmer en prime les acteurs de cette industrie (p. 20). Or, même si l’industrie est puissante, même si les publicitaires sont astucieux, la majorité d’entre nous devrait pouvoir résister un tant soit peu à aux tentations du monde de la consommation.

Le point le plus intéressant de l’ouvrage est sans doute la réflexion présentée autour de la distinction entre éthique,déontologie et autoréglementation. Cossette définit la déontologie comme un « ensemble de règles arrêtées par une corporation, une association » qui dictent « comment une personne doit normalement se comporter dans sa vie professionnelle » (p. 37). L’auteur est formel : on ne peut, sous aucune considération, réduire l’éthique à une déontologie, encore moins à des codes de conduite autorégulés de l’industrie. Exemples à l’appui, il explique en quoi il n’existe au Québec aucune corporation régulant les pratiques des publicitaires (p. 37), ce qui au moins permettrait de sanctionner des conduites non conformes, et encore moins un « souci » de se préoccuper des enjeux moraux reliés à leurs pratiques (p. 18). Il existe en revanche un code « volontaire » proposé par l’Association des agences de publicité du Québec[4] qui énonce quelques principes, mais cela ne saurait être suffisant : « Le Code effleure donc quelques points de l’éthique et c’est bien, mais on garde l’impression que l’esprit du Code est davantage celui d’une entente entre entreprises en concurrence et qui veulent protéger leurs marchés respectifs. Pour le fond, ce n’est aucunement un code d’éthique » (p. 63).

Deux problèmes sont soulignés quant à cette absence de réglementation. D’abord, le besoin des publicitaires de « s’annoncer » comme éthiquement corrects est suspect (p. 34) : lorsqu’on agit éthiquement, on ne ressent pas le besoin de s’en vanter, et encore moins de se servir de cela en guise d’argument promotionnel. Or la pratique est courante dans l’industrie (la variante la plus récente de ce phénomène étant sans doute le greenwashing, ce procédé marketing qui vise à donner une image « verte » à une entreprise ou une corporation en vue de convaincre le client de sa bonne conduite en matière de protection de l’environnement). L’auteur illustre à l’aide d’un exemple historique : « c’est depuis que les boulangeries sont industrielles qu’elles annoncent toutes du “vrai pain de ménage” ; quand c’était vraiment le cas, on n’avait pas besoin de le crier sur les toits, de le publiciser » (p. 34). Ensuite, l’autoréglementation qui a cours présentement, ce « méli-mélo de voeux pieux » (p. 61) n’est pas suffisant pour convaincre qu’il existe un code d’éthique encadrant les pratiques publicitaires, l’hypocrisie que Cossette dénonce au passage. Si c’est l’interprétation que font les publicitaires de l’adage voulant que la loi qu’on se donne à soi-même est liberté, c’est Kant qui doit se retourner dans sa tombe.

Il y a en effet une différence entre une position éthique et une mise en garde juridique à des fins d’autoprotection (p. 61) : en règle générale, les publicitaires se donnent des normes de conduites lorsque des pressions se font de la part des autorités gouvernementales ou du public (p. 67), et pas avant. Par ailleurs, respecter ses engagements (que les résultats concordent avec ce qui a été produit) et livrer la marchandise promise, ce n’est pas agir éthiquement : c’est agir stratégiquement afin de conserver sa clientèle : « Un commerçant se conduira éthiquement quand il respectera le consommateur pour ce qu’il est comme humain et non pour ce qu’il rapporte comme client » (p. 69). Cela est d’autant plus important qu’information et publicité (p. 91) sont souvent confondues dans les codes d’autoréglementation, confusion qui est particulièrement problématique lorsqu’il est question de produits dont la consommation a des répercussions sur la santé publique, par exemple, les médicaments (p. 92).

Autre hypocrisie relevée par Cossette : celle des publicitaires qui réclament le droit à la libre expression et à l’immunité morale dans la mesure où ils n’enfreignent pas la loi. Cossette fait un parallèle avec l’expérience de Milgram (p. 50) : ne peut-on pas dire qu’il en est un peu de même avec la publicité, lorsque le publicitaire se décharge de toute responsabilité en invoquant les directives de ses supérieurs et le caractère légal des procédés employés lorsqu’il collabore à une campagne éthiquement critiquable ? Cette parade commode pour les rédacteurs des poncifs commerciaux est dénoncée par l’auteur, qui rappelle à juste titre que : « Comme les autres citoyens, les publicitaires sont donc soumis absolument à la loi. Mais tout ça, c’est du droit. Redisons-le encore une fois : la loi n’est pas l’éthique » (p. 49). Il est par ailleurs d’autant plus facile de respecter la loi lorsque celle-ci est à peu près muette sur le sujet et, pour cette raison, Cossette plaide en faveur d’une certaine réglementation de la publicité. S’il est discutable de réduire, tel que le fait l’auteur, la notion d’espace public avec l’espace médiatique, c’est avec raison qu’il souligne que « [l]’espace public est un espace commun et c’est pourquoi quand l’État en balise l’accès, c’est sous certaines conditions. Or, la publicité, elle aussi, utilise l’espace public. C’est normal que la société lui concède le droit d’y accéder, mais ce serait également acceptable qu’elle le fasse en imposant un minimum de conditions assurant également le respect des droits collectifs » (p. 81).

Bref, Éthique et publicité aborde des problématiques intéressantes, et on souhaite que la démarche n’en reste pas là, puisque les sections courtes risquent de laisser certains lecteurs sur leur faim. Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage présente une synthèse utile sur un phénomène incontournable, à savoir cette « forme d’art la plus répandue, la plus connue et la plus prisée du grand public » (p. 119) qui nous affecte tous quotidiennement. Le propos du livre nous invite à condamner, critiquer et apprécier selon le cas ces messages qui nous entourent, et surtout, à exiger que ces messages respectent notre humanité. L’éthique en publicité n’est pas que l’affaire des publicitaires : elle engage la société tout entière.