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1. La thèse de Bradley et la thèse de Mulligan

La critique par Bertrand Russell de la conception bradleyienne selon laquelle toutes les relations sont internes est un des moments marquants de la naissance de la philosophie analytique. Dans ses articles de 1910-1911 sur les relations externes, Russell n’est pas tout à fait clair sur la question de savoir s’il entend soutenir seulement que certaines relations sont externes, ou que toutes les relations sont externes (Russell, 1992a,b) ; il apparaît toutefois clairement dans un article de 1924 qu’il soutient seulement la thèse la plus faible (Russell, 2004, p. 335)[1]. Bradley, cependant, affirme sans équivoque qu’il n’y a pas de relations externes du tout[2]. Russell et Bradley étaient tous deux d’opinion que leur discussion avait une portée ontologique considérable. La conception de Bradley impliquait selon eux le monisme ontologique et celle de Russell le pluralisme ontologique. Si toutes les relations sont internes, alors nous pourrions soutenir que ce qui nous apparaît dans la perception et les réflexions premières sous la forme d’une pluralité d’entités différentes n’est après tout que des aspects d’une seule unité englobante et indissoluble. Or Bradley considérait la conception selon laquelle toutes les relations sont internes simplement comme la meilleure que nous puissions concevoir ; la réalité en tant qu’unité englobante transcende la pensée et est inexprimable. Nous sommes par conséquent en droit d’affirmer qu’il n’y a pas, au fond, de relations pour Bradley, mais seulement l’unité absolue appréhendée dans le mysticisme religieux (Candlish et Basile, 2009, section 6).

Pour autant que je sache, aucun philosophe analytique n’a tenté de promouvoir un retour au monisme de Bradley, mais Kevin Mulligan a soutenu d’un point de vue ontologique pluraliste que toutes les relations sont « minces » et internes, et qu’aucune n’est « épaisse » et externe[3]. Ce qui, précise-t-il, signifie :

[défendre] une conception au coeur de la philosophie pré-russellienne des relations, mais sans que cela diminue en rien la découverte de la logique des relations ni ne contrevienne à la thèse selon laquelle les relations sont irréductibles.

Mulligan, 1998, p. 326

Mulligan est un nominaliste tropiste qui croit en l’existence de tropes monadiques atomiques (instances de propriétés), mais il admet également les tropes relationnels dans le monde spatio-temporel, pourvu qu’ils soient « minces ». Il a exposé sa thèse sur les relations dans son article « Relations — Through Thick and Thin » (1998), mais celle-ci est préfigurée dans « Internal Relations » (1993). En méta-éthique, des concepts tels que « bon », « bien » et « devoir » sont appelés minces, alors que des concepts comme « courageux », « généreux » et « méchant » sont appelés épais.

Il est remarquable, selon moi, que la conception radicale et originale de Mulligan ait reçu si peu d’attention[4]. Je présenterai en détail ses notions de « mince » et d’« épais » dans la troisième section du présent article, mais on me permettra néanmoins de les utiliser dès à présent afin de formuler la critique principale que je lui adresserai, suivie d’une remarque sur les liens entre la thèse de Bradley et celle de Mulligan. Ce dernier dit explicitement (1) que « toutes les relations minces auxquelles je fais appel peuvent être caractérisées comme des relations internes » (1998), p. 327 ; implicitement, il semble être d’avis (2) que toutes les relations externes sont des relations épaisses. Bien entendu, (3) aucune relation ne devrait être considérée comme étant à la fois mince et épaisse, ou (4) à la fois interne et externe. Mais d’un point de vue purement logique, la conjonction des propositions (1) à (4) n’implique pas qu’il n’y ait pas de relations internes épaisses, et je soutiendrai dans la cinquième section que de telles relations existent effectivement. Mulligan croit pour sa part qu’il n’y en a pas, et affirme que « dans chaque cas [comportant un prédicat relationnel épais], le véritable vérifacteur est une relation mince » (1998, p. 333). Cela signifie que même si je pense que Mulligan a raison d’affirmer que toutes les relations minces sont internes, je ne pense pas que l’on puisse identifier relations minces et relations internes. Je suis par conséquent en droit de soutenir que c’est moi, et non Kevin Mulligan, qui suis le véritable champion des relations, qu’elles soient minces ou épaisses.

Puisque Bradley est un moniste au plan ontologique et Mulligan un pluraliste, il doit se trouver des différences dans la manière dont chacun défend la thèse selon laquelle toutes les relations sont internes. Une première différence découle selon moi de l’ambiguïté dans la caractérisation des relations internes (à ce propos, voir la section trois) ; et une autre différence, du fait que Mulligan différencie clairement (a) les relations, (b) les propriétés monadiques et intrinsèques, et (c) les propriétés relationnelles, alors que Bradley confond parfois les deux dernières catégories. Avant de présenter la conception de Mulligan et d’en discuter, je dirai d’abord quelques mots sur la seconde différence.

À l’époque de son débat avec Bradley, tout au moins, Russell entendait bannir toute considération modale, mais comme beaucoup d’autres, y compris Mulligan, je ne le suivrai pas entièrement sur ce point. Russell écrit en 1911 :

La théorie fondamentale du réalisme, à savoir que les relations sont « externes », n’est pas exprimée correctement quand on dit que deux termes ayant une relation pourraient ne pas avoir cette relation. Cette formule introduit la notion de possibilité et soulève des difficultés indues. La doctrine réaliste pourrait s’exprimer en disant (1) que d’être en relation n’implique aucune complexité correspondante dans les termes en relation, (2) qu’une entité donnée quelconque est partie constitutive d’un grand nombre de complexus différents.

Russell, 1992b, p. 128[5]

Le premier point vise Bradley qui affirme qu’« une relation doit affecter, et passer dans, l’être de ses termes, à ses deux extrémités » (Bradley, 1908, p. 364). Dans la réponse qu’il adresse directement à Bradley en 1910, Russell définit la « relation externe » comme suit :

Je soutiens qu’il existe des faits tels que x a la relation R avec y, et que de tels faits ne sont en général pas simplement réductibles à un fait à propos de x et un fait à propos d’y, non plus qu’inférables de ces derniers ; de tels faits n’impliquent pas que x et y possèdent une quelconque complexité, ou une quelconque propriété intrinsèque les distinguant d’un z et d’un w n’entretenant pas entre eux la relation R. C’est ce que je veux dire quand j’affirme que les relations sont externes.

Russell, 1992a, p. 355

Ainsi, par exemple, soit x, un premier trope vert (ou une tache de couleur) v1, y, un premier trope brun b1, et R, une distance spatiale de cinq mètres entre les tropes. Aucune loi physique ni aucune impossibilité logique ne semble empêcher le monde de contenir également un second trope vert v2 (z) et un second trope brun b2 (w) qui seraient à trois mètres de distance seulement l’un de l’autre. Selon la définition russellienne des relations externes, cela veut dire que les relations à cinq mètres de distance et à trois mètres de distance sont des relations externes, avec des relata dépourvus de complexité interne. D’un autre côté, la relation être de la même couleur qu’entretiennent respectivement entre eux v1 et v2 et b1 et b2, n’est pas, d’après cette définition, une relation externe. Quiconque accepte l’existence des tropes ou des instances de propriétés doit admettre tout cela.

Qu’on me permette de supposer ensuite pour les besoins de l’exposition que l’espace est tel que le conçoit la physique newtonienne, c’est-à-dire un réceptacle passif qui aurait pu en principe être vide. Cela veut dire que la situation décrite ci-dessus contient des propriétés relationnelles. Chacun des quatre tropes existant simultanément entretient une propriété relationnelle spécifique avec une région de l’espace. Supposons que v1 possède la propriété relationnelle d’occuper la régionr1, v2 la propriété relationnelle d’occuper la régionr3, b1 celle d’occuper r2, et b2 celle d’occuper r4. Or, si ces quatre propriétés relationnelles différentes sont considérées (erronément) comme des propriétés intrinsèques des tropes en question, alors v1 (étant dans r1) et v2 (étant dans r3), d’une part, et b1 et b2, d’autre part, ne seront pas complètement identiques au point de vue qualitatif — ce qui veut dire que les relations à cinq mètres de distance et à trois mètres de distance ne seront pas, en fin de compte, des relations externes. L’une des erreurs de Bradley — une erreur que Russell échoue selon moi à signaler — est de ne pas garder les propriétés intrinsèques d’une chose clairement distinctes de ses propriétés relationnelles, et (par conséquent) d’empêcher que l’espace soit considéré comme un réceptacle passif sans effet sur ses relata.

Dans la notation employée ci-dessus, l’analyse par Mulligan de la situation que je viens de décrire va comme suit. Premièrement, il y a quatre cas de relation d’occupation (simultanée), O, c’est-à-dire des relations, et non pas des propriétés intrinsèques ou des propriétés relationnelles : v1Or1, b1Or2, v2Or3, et b2Or4, respectivement. Deuxièmement, il y a des relations de distance minces et internes entre tous les différents points et les différentes régions de l’espace ; les deux relations pertinentes peuvent être respectivement symbolisées par r1D1r2 et r3D2r4. Le fait que v1 possède la propriété relationnelle d’être à cinq mètres (D1)deb1 peut d’un point de vue ontologique mulliganien être décrit de la manière la plus adéquate comme la conjonction v1Or1 & b1Or2 & r1D1r2. Si Mulligan peut montrer à présent que l’occupation, tout comme la distance spatiale, est une relation interne, il aura montré que seules des relations internes sont impliquées dans l’exemple ci-dessus. Je reviendrai sur cette question dans la section quatre.

Il faut noter ce qui arrive dans le cas ci-dessus si on remplace les quatre tropes par quatre feuilles colorées (qui sont, comme telles, des entités endurantes) dont la couleur peut changer ; appelons-les V1, B1, V2 et B2. En ce qui concerne les relations à cinq mètres de distance et à trois mètres de distance, il n’importe pas que les relata soient des tropes ou des feuilles. Selon la définition des relations externes, les relations de distance en question sont des relations externes dans les deux cas. Mais en ce qui concerne la relation avoir (être de) la même couleur que, ce n’est pas le cas. Quand les relata sont v1 et v2 (ou b1 et b2), la relation est interne, mais quand les relata sont les feuilles, autrement dit les entités endurantes V1 et V2 (ou B1 et B2), elle est externe. Pourquoi ? La réponse est la suivante : si V1 demeure vert, tandis que V2 après un certain temps tourne au rouge, alors la relation avoir la même couleur que ne peut pas être considérée comme une relation interne entre V1 et V2.

Étant donné que la relation avoir la même couleur que peut être une relation entre deux entités seulement si celles-ci ont une couleur, on pourra, pour plus de clarté, appeler les instances de propriétés (tropes) des feuilles les « relata primaires » de la relation en question, et les feuilles elles-mêmes, les « relata secondaires » de la relation. On peut alors énoncer une vérité générale : la relation avoir (être de) la même couleur que est toujours interne en ce qui a trait à ses relata primaires, mais elle peut être externe en ce qui a trait à ses relata secondaires.

Qu’on me permette de laisser de côté Bradley et Russell pour le moment, afin de me tourner vers Mulligan et sa conception ontologiquement pluraliste de l’internalité des relations. J’utiliserai entre autres au cours de la présentation et de la discussion ci-dessous quatre distinctions auxquelles on accorde rarement, selon moi, l’importance qui leur est due. J’aimerais par conséquent les introduire sans plus tarder (les deux premières sont des distinctions que j’ai déjà utilisées). Ces quatre distinctions sont :

  1. Relations versus propriétés relationnelles ;

  2. Relata primaires versusrelata secondaires des relations ;

  3. Relations internes fortes versus relations internes faibles ;

  4. Propriétés et relations déterminées versus propriétés et relations déterminables.

J’adopterai dans la suite de cet article la perspective tropiste qui est celle de Mulligan, bien que je me distingue de ce dernier en ce que je soutiens l’existence à la fois de tropes et d’universaux (Johansson, 2009a) ; pour une conception semblable, voir aussi E. J. Lowe (2006). Cependant, ma croyance en la nécessité de postuler à la fois des tropes et des universaux n’a aucune incidence sur les arguments avancés ici. Qui plus est, Mulligan semble admettre une relation (mince) d’exemplification, et celle-ci peut tenir lieu de lien entre un universel et ses instances (tropes).

2. Les relations comme vériporteurs et comme vérifacteurs

Mulligan ne tient pas seulement pour acquis qu’il y a des tropes, mais également qu’il faut garder soigneusement les vériporteurs et les vérifacteurs distincts les uns des autres ; et sur ce point j’abonde sans réserve dans son sens. La thèse de Mulligan peut ainsi être formulée comme suit :

Il y a des prédicats relationnels épais et, par suite, des vériporteurs relationnels épais, mais il n’y a pas de vérifacteurs relationnels épais — seulement des minces.

J’aimerais présenter pour ma part trois thèses structuralement similaires, qui se situent dans la lignée de celle de Mulligan (1998, p. 332-33, 349) :

  1. Un vériporteur relationnel peut n’avoir aucun vérifacteur relationnel[6]. Par exemple, le vériporteur « l’étoile du matin est identique à l’étoile du soir » a seulement l’objet Vénus comme vérifacteur[7].

  2. Un vériporteur avec un prédicat de propriété monadique épais peut avoir une propriété relationnelle comme vérifacteur. Par exemple, le vériporteur « Sam mesure deux mètres » a comme vérifacteur l’état de choses que le trope de grandeur de Sam est deux fois celui du mètre standard.

  3. Un vériporteur avec un prédicat de propriété relationnelle peut avoir seulement des propriétés monadiques et une relation comme vérifacteurs. Par exemple, le vériporteur « le trope de grandeur de Sam est deux fois celui du mètre standard » a comme vérifacteur l’état de choses composé : (1) du trope de grandeur de Sam, (2) du trope de grandeur du mètre standard et (3) de la relation de grandeur entre ces tropes.

La propriété relationnelle mentionnée dans le point (b) est réduite dans le point (c). Et pour autant que je puisse en juger, si l’analyse mulliganienne des relations est vraie, alors il doit toujours en être ainsi pour les propriétés relationnelles. Autrement dit, même si les vériporteurs peuvent avoir, comme parties, des prédicats de propriétés relationnelles, aucune propriété relationnelle, même mince, n’est un vérifacteur ; il n’y a que des propriétés monadiques et des relations minces.

3. Relations minces et épaisses

J’ai déjà mentionné la relation entre la distinction que fait Mulligan entre mince et épais, et celle entre interne et externe. Deux autres distinctions sont également proches de l’interprétation mulliganienne en termes de mince et d’épais : la distinction entre formel et matériel, et celle entre neutre et non neutre quant au sujet. Mulligan refuse toutefois d’identifier la distinction entre mince et épais avec l’une ou l’autre d’entre elles. Il se contente de caractériser les prédicats et les relations au moyen d’une énumération. Sa liste des prédicats relationnels minces et des relations minces correspondantes est finie. Voici la liste qu’il donne des relations minces :

  • identité

  • ressemblance

  • plus grand que/moins que/même que

  • distance

  • dépendance

  • implication

  • justification

  • exemplification[8]

1998, p. 342

Sa liste des prédicats relationnels épais est en principe infinie, et les exemples qu’il donne (tous énumérés ci-dessous) montrent pourquoi il en est ainsi ; il est facile dans chaque cas d’introduire de nouveaux prédicats relationnels en lieu et place du signe « etc. » ajouté par moi. Mulligan divise un bon nombre de prédicats relationnels épais en trois groupes. Dans la liste ci-dessous, les trois premiers groupes sont ceux créés par Mulligan ; les deux autres groupes sont de ma création (« — » est une variable pour les expressions de relata) :

  1. Prédicats relationnels épais, comparatifs :

    « — est plus heureux que — », « — est plus lourd que — », etc.

  2. Prédicats relationnels épais, sociaux :

    « — est marié à — », « — interrogé — », « — battu (à un jeu) — », « — vote pour — », « —possède — », « — a cours légal dans — », « — promet — », « — ordonne — », « — déclare — », etc.

  3. Prédicats relationnels épais, comportementaux (pas nécessairement sociaux) :

    « — tue — », « — aime — », « — donne à — », « — préfère à — », « — frappe — », « —fuit — », « — embrasse — », etc.

  4. Autres prédicats relationnels épais :

    « — cause — » et « — intentionnalité — ».

    (Ce dernier prédicat est l’abréviation de « — a un acte intentionnel dirigé vers — » ; il subsume sous lui des prédicats tels que « — voit — », « — voit que — », « — croit que — », ce qui signifie que l’intentionnalité dont il est question peut être soit non conceptuelle, comme dans « voir », soit conceptuelle, comme dans « croire »).

  5. Prédicats relationnels épais particulièrement problématiques :

    « — est au nord de — », « — est situé à — », « — est une partie de — », « — occupe — ».

Je commencerai par dire que Mulligan a raison, selon moi, de voir dans les exemples qu’il donne une division profonde entre les prédicats relationnels épais, d’une part, et les prédicats relationnels minces, d’autre part — une division pour laquelle les termes de « mince » et d’« épais », justement, sont bien choisis. Je décrirai ensuite brièvement la manière dont Mulligan analyse les quatre premiers groupes, analyse pour laquelle j’éprouve beaucoup de sympathie. L’une des relations minces mentionnées ci-dessus, la relation de dépendance, est cruciale pour cette analyse. Le fait que x dépende de y peut être exprimé par des locutions telles que « x ne peut pas exister à moins que y n’existe » (Correia, 2008, p. 1014 ; notons que ce dernier distingue différentes variétés de dépendance) et « nécessairement, x existe seulement si y existe » (Lowe, 2005, première section).

Considérons d’abord le premier groupe et le vériporteur « Marie est plus heureuse qu’Erna » ; j’utiliserai la distinction entre relata primaires et secondaires pour présenter la position de Mulligan. Les relata primaires sont le bonheur de Marie et le bonheur d’Erna, et les relata secondaires sont Marie et Erna. La phrase vériporteuse est, en fait, ambiguë. Mentionne-t-elle les relata primaires ou les relata secondaires de la relation plus heureuse que ?

Quand la phrase mentionne les relata primaires, Mulligan affirme que le vérifacteur comporte trois parties : (1) les deux tropes de bonheur épais en question, (2) la relation interne et mince plus grand que et (3) une relation de dépendance interne et mince entre le trope relationnel mince plus grand que d’une part, et les deux tropes monadiques épais d’autre part. Quand la phrase mentionne les relata secondaires, Mulligan affirme qu’il y a une relation externe (1998, p. 345) — mais sans rien ajouter de plus et sans expliquer de quelle manière cette relation externe disparaît par la suite de l’explication finale. Le plus simple aurait été pour Mulligan de restreindre explicitement sa thèse générale selon laquelle toutes les relations vérifactionnistes sont minces et internes de manière à affirmer seulement que :

Toutes les relations de vérifaction sont minces et internes pour ce qui regarde leurs relata primaires.

L’analyse du vériporteur « Marie est plus heureuse qu’Erna » a une structure qui peut être facilement appliquée à tous les prédicats relationnels épais comparatifs à deux termes R correspondants :

Si le vériporteur aRb mentionne les relata primaires de la relation comparative R, alors le vérifacteur est composé : (1) de a et ; (2) de la relation plus grand que, moins que, ou même que ; et (3) d’une relation de dépendance entre cette relation et la paire a et b.

Pour son analyse du deuxième groupe, celui qui comprend les prédicats relationnels épais sociaux, Mulligan fait appel à l’analyse searlienne des faits sociaux (Searle, 1995). Searle soutient que les faits socio-institutionnels sont constitués par l’intentionnalité collective. S’il est vrai, par exemple, que Sam est marié à Marie, il en est ainsi seulement parce qu’un certain type de comportement est considéré par la collectivité comme un mariage. Les faits socio-institutionnels existent parce que nous croyons qu’ils existent, et ils requièrent une intentionnalité conceptuelle. Mulligan s’appuie sur ce qui précède pour soutenir que le prédicat relationnel « — intentionnalité — » a seulement des vérifacteurs minces, en particulier la relation de dépendance.

Mulligan défend sa thèse concernant l’intentionnalité en analysant principalement la perception véridique décrite par « Sam voit Marie ». Il met de côté dans un premier temps les théories causales de la perception, pour affirmer que le vérifacteur est : (1) le contenu visuel de Sam et (2) soit une relation de dépendance, soit une relation de justification entre ce contenu visuel et Marie. La première partie du vérifacteur n’est pas une relation, et les relations dans la deuxième partie sont des relations minces. La même structure analytique est ensuite étendue à des prédicats relationnels tels que « — voit que — » et « — croit que — », dans lesquels l’intentionnalité conceptuelle intervient[9]. La conception générale de Mulligan peut être formulée comme suit :

Si le prédicat relationnel R dans le vériporteur aRb est un prédicat relationnel épais social, alors le vérifacteur est composé : (1) de a, b, et de certains actes intentionnels de a (au moins), et (2) d’un certain nombre de relations de dépendance (ou de justification) entre les concepts pertinents, leurs référents et une collectivité dont au moins a est un membre.

La première étape dans l’analyse par Mulligan du troisième groupe (celui qui comprend les prédicats relationnels épais comportementaux) consiste à affirmer que tous ces prédicats prennent appui, d’une manière ou d’une autre, sur le prédicat « — cause — ». La deuxième étape consiste à affirmer que les vérifacteurs pour « — cause — » semblent en fait toujours consister en relations minces, et à prendre ainsi le contre-pied des conceptions philosophiques de la causalité, y compris les théories causales de la perception. Selon Mulligan, si l’analyse humienne de la relation de causalité est vraie, alors : « la simple co-existence ou co-occurrence est une relation mince s’il en est » (Mulligan, 1998, p. 340) ; si, d’un autre côté, la causalité est considérée comme un type de co-occurrence nécessaire, alors elle semble pouvoir se réduire, toujours selon Mulligan, à un certain nombre de relations de dépendance entre des événements, des processus, des épisodes et/ou des états. (J’ajouterai que certaines relations spatio-temporelles sont également requises, mais nous laisserons cela de côté pour le moment). En ce qui concerne les analyses non humiennes de la causalité, la structure générale de la conception mulliganienne peut être exprimée comme suit :

Si le prédicat relationnel R dans le vériporteur aRb est un prédicat relationnel épais comportemental, alors le vérifacteur est composé : (1) de a, b et de certaines de leurs instances de propriétés, et (2) d’un certain nombre de relations de dépendance entre celles-ci.

Pour le résumer très brièvement et en laissant de côté certains détails, Mulligan pense que les prédicats relationnels épais des groupes deux et trois prennent appui sur les deux prédicats relationnels du groupe quatre (« — cause — » et « — intentionnalité — »), et qu’on peut montrer que ceux-ci dénotent seulement des vérifacteurs relationnels minces et internes, en particulier la relation de dépendance.

Qu’on me permette à présent de revenir sur la différence entre la conception de Bradley et celle de Mulligan. Mulligan définit les relations internes comme suit :

Nous pouvons dire qu’une relation est interne en ce qui concerne les objets a, b, c, etc., seulement si, étant donné [italique ajouté] a, b, c, etc., la relation doit exister entre, et de par, ces objets.

1998, p. 344

Dans la première citation de Russell ci-dessus, celui-ci évoque (mais rejette) les relations externes à deux termes en tant qu’elles sont définies comme des relations dans lesquelles « deux termes ayant une relation pourraient ne pas avoir cette relation ». Si, contrairement à Russell, on autorise le recours à la modalité, on obtient en substituant « nécessairement » (« pas, possiblement pas ») à « pourraient ne pas avoir » (« possiblement pas »), la définition des relations internes (à deux termes) utilisée par Mulligan, David Armstrong (1978, 1997) et la plupart des philosophes analytiques contemporains : une relation est interne si et seulement si, nécessairement, étant donné les relata a et b, alors aRb. Autrement dit, les relations internes à deux termes sont des relations dans lesquelles deux relata déjà donnés comme ayant une certaine relation ont nécessairement cette relation. Mais je pense que Bradley avait à l’esprit une caractérisation plus forte, proche de la relation de dépendance dont se sert Mulligan.

Car, assurément, la relation de dépendance de Mulligan est une relation interne selon la définition ci-dessus, mais elle est aussi plus forte : a dépend de b si et seulement si, nécessairement, a existe seulement si b existe. Le premier relatum ne peut pas exister si le second n’existe pas ; ce qui n’est pas nécessairement le cas des relata mentionnés dans la définition des relations internes. Bradley soutient selon moi que les propriétés monadiques dépendent des relations et que les relations dépendent des propriétés monadiques, c’est-à-dire que les propriétés monadiques et les relations sont mutuellement dépendantes les unes des autres. Il n’affirme pas seulement qu’étant donné les propriétés monadiques (tropes) et les relations, il devrait y avoir, en retour, des relations entre celles-ci. Afin de voir clairement ce qui est en jeu ici, je pense que la notion contemporaine de « relation interne » devrait être divisée en deux sous-notions : « relation fortement interne » et « relation faiblement interne », respectivement. Ces deux sous-notions peuvent être définies comme suit :

Il y a entre a et b une relation fortement interne si et seulement si a ne peut pas exister si b n’existe pas, et vice versa.

Il y a entre a et b une relation faiblement interne R si et seulement si a et b peuvent exister indépendamment l’un de l’autre, mais si les deux existent, alors, nécessairement, aRb[10].

Si l’on se reporte aux exemples que Mulligan donne des relations internes minces, il est clair qu’au moins les relations de ressemblance, plus grand que, moins que et même que sont des relations faiblement internes. Pour reprendre les exemples que j’ai utilisés précédemment, nécessairement, le trope vert v1 ressemble au trope vert v2, mais les tropes en question peuvent exister ou ne pas exister indépendamment l’un de l’autre ; de même, étant donné la nature respective des états de bonheur de Marie et d’Erna, nécessairement, le bonheur de Marie est plus grand que le bonheur d’Erna, mais les deux états de bonheur en question pourraient exister indépendamment l’un de l’autre. La conception selon laquelle toutes les relations internes sont des relations fortement internes conduit au monisme ontologique, mais la conception selon laquelle un bon nombre de relations internes le sont seulement faiblement est compatible avec le pluralisme ontologique. L’admission des relations faiblement internes est essentielle pour la conception mulliganienne ; et ce fait vaut la peine d’être noté.

Tout cela est bel et bien. Mais considérons à présent la relation d’occupation.

4. La problématique relation d’occupation

Déjà Bradley s’était montré clair sur la place centrale qu’il convenait d’accorder aux relations spatiales dans les discussions concernant les relations internes et externes, et Mulligan partage son avis. Bradley écrit :

Il est évident à première vue que des relations externes de ce type semblent possibles et même qu’elles existent. Elles nous semblent données, comme nous l’avons vu, dans le changement de la position spatiale de même que dans la comparaison. Que l’on n’altère pas ce que l’on compare ou réarrange dans l’espace semble parfaitement évident au sens commun.

Bradley, 1908, p. 575

Dans son cinquième groupe de prédicats relationnels, Mulligan considère « — occupe — » comme le prédicat de base. Si, par exemple, a est au nord de b, alors a occupe une région spatiale et b une autre ; si a est situé à un certain endroit, alors a occupe une région spatiale ; et si a est une partie de b, alors a occupe une région spatiale, b une autre, et cette dernière région entretient la relation mince de plus grande que avec la première région. Mulligan fait la remarque suivante à propos de l’occupation :

Malheureusement, comme nous l’avons vu, le prédicat relationnel « occupe » ne semble pas avoir de relation interne comme valeur sémantique. L’occupation est une relation externe de part en part, le modèle même d’une relation externe, et c’est justement pour cette raison que Russell la mentionne si souvent […] Il y a cependant deux manières de dissoudre la relation externe d’occupation.

1998, p. 345

Dans sa tentative de dissolution, Mulligan tient pour acquis, pour des raisons inexpliquées, que les relata des relations externes doivent être des choses endurantes. Comme l’exemple ci-dessus au sujet des tropes v1, b1, v2 et b2 le montre bien, j’incline vers une opinion différente, à savoir que les relations spatiales externes (minces) entre tropes sont possibles. Je ne m’attarderai cependant pas sur cette question[11].

Les « deux manières de dissoudre » auxquelles il est fait allusion dans la citation sont deux manières différentes de soutenir qu’il n’y a pas, en fait, de choses/substances endurantes. Les choses apparemment endurantes doivent être considérées, soit comme des vers spatio-temporels, soit comme ce que l’on a appelé des entia successiva, c’est-à-dire comme un certain nombre de substances temporaires successives. Et dans l’un ou l’autre cas, affirme Mulligan, les relations de dépendance sont suffisantes pour expliquer l’existence apparente d’entités endurantes. La conclusion est la suivante : puisqu’il n’y a rien qui puisse tenir lieu de relata dans les relations externes, il ne peut, bien entendu, y avoir de relations externes. Je me bornerai à exprimer encore une fois mon désaccord sans l’argumenter ; je pense que nous ne pouvons pas faire sens, sur le plan ontologique, de tout ce qui se trouve dans notre monde spatio-temporel sans postuler un certain nombre d’entités endurantes, des types de choses comme des types de personnes.

Mulligan est tout à fait clair sur le coût métaphysique de son analyse de la relation d’occupation : « [c]hacune de ces deux manières de dissoudre l’occupation implique le rejet de ce qui apparaît comme une hypothèse de physique naïve, celle selon laquelle il y a des substances endurantes » (1998, p. 346). Autrement dit, et en dépit de son pluralisme ontologique, la conception de Mulligan selon laquelle toutes les relations sont internes a, comme celle de Bradley, des conséquences ontologiques qui vont à l’encontre du sens commun. Il faut noter en outre que si l’analyse mulliganienne de l’occupation n’est pas valide, alors son analyse de la causalité ne l’est pas non plus ; car les causes comme les effets occupent des régions spatio-temporelles.

5. Relations internes épaisses

J’accepterai et j’utiliserai à présent la distinction même de Mulligan entre mince et épais afin de soutenir que ce ne sont pas toutes les relations internes qui sont minces ; il existe également des relations internes épaisses. Ma thèse concerne seulement quatre des relations minces énumérées par Mulligan : ressemblance, plus grand que, moins que et même que. Je soutiendrai (en laissant moins que et même que de côté) qu’il y a des relations de ressemblance internes épaisses et des relations de plus grand que internes épaisses. Ces deux relations (tout comme moins que et même que) sont des relations faiblement internes, tandis que les autres relations dans la liste des relations minces de Mulligan semblent être des relations fortement internes, du moins, si l’on introduit une notion de relation fortement interne à un terme. Je peux par conséquent me dire d’accord avec Mulligan en ce qui concerne une thèse particulière impliquée par sa conception générale :

Toutes les relations fortement internes sont des relations minces.

On a souvent fait observer que la ressemblance est toujours une ressemblance sous un certain rapport. Je commenterai cette thèse plus tard, mais pour le moment j’assumerai simplement qu’elle est vraie. Il peut y avoir des ressemblances entre poids, entre lieux, entre températures, entre couleurs, entre formes, etc., mais pas de ressemblances entre ces différents « rapports ». Par exemple, aucun poids ne ressemble à une température, et aucune couleur à une forme. On objecte souvent à cette thèse que nous distinguons entre couleurs chaudes et couleurs froides, et que l’on devrait par conséquent se montrer prudent dans son affirmation. Mais je ne suis pas d’accord ; personne n’a jamais tenté sérieusement de mesurer la chaleur ou la froideur des couleurs en degrés Celsius, Fahrenheit ou Kelvin. La prudence serait plutôt de mise au plan sémantique : on ne devrait pas assumer trop rapidement qu’il n’y a pas de distinction à faire entre la signification littérale (prototypique) et la signification métaphorique (non prototypique) des mots. Seules les températures ressemblent aux températures, et seules les couleurs ressemblent aux couleurs, mais certaines couleurs peuvent néanmoins être associées à certaines températures ; les relations de ressemblance et d’association sont des relations différentes.

S’il est vrai que la ressemblance est toujours une ressemblance sous un certain rapport, il doit être vrai également que plus grand que est toujours plus grand que sous un certain rapport. Qu’on ne me comprenne pas mal : je pense qu’il y a des objets abstraits tels que les relations de ressemblance simpliciter et de plus grand que simpliciter ; le point est que de telles relations ne peuvent avoir d’exemplification dans le monde spatio-temporel sans être liées à ce que l’on appelle un « rapport ». Que l’on essaie seulement de repérer deux entités spatio-temporelles dont l’une est plus grande que l’autre sans penser au rapport sous lequel la relation est établie ; j’affirme que cela est impossible.

Bien que les prédicats relationnels « — ressemble à — » et « — est plus grand que — » soient des prédicats minces, les prédicats relationnels « — ressemble à — sous le rapport de X » et « — est plus grand que — sous le rapport de X » doivent être considérés comme des prédicats relationnels épais (X étant ici simplement le nom d’un rapport arbitraire tel que la couleur, le poids ou la température).

Considérons à présent le vériporteur exprimé par la phrase « la température de l’eau (a) est plus froide que la température de l’air (b) » ; supposons en outre que la phrase en question soit utilisée de telle façon qu’elle soit vraie. La question se pose de savoir si le vérifacteur de cette phrase peut être simplement l’état de choses composé de a, de b, et de la relation mince plus grand que. La réponse est non, cela ne se peut, parce qu’il n’est pas certain que plus grand que signifie le rapport de température plutôt que d’autres rapports tels que le poids ou le volume qui ne peuvent pas relier des tropes de température. Le vérifacteur doit être composé de a, de b, et de la relation épaisse plus grand que sous le rapport de la température. J’espère qu’on peut voir, sans qu’il soit besoin d’autres exemples, qu’une remarque de forme similaire peut être faite au sujet d’un bon nombre de vériporteurs tels que « a est plus lourd que b », « a est plus long que b », « a est plus clair que b », « a est plus dur que b », etc. Dans ces cas-ci, les rapports sont, respectivement, le poids, la longueur, l’intensité de lumière, et la dureté.

Comme j’ai tenté de le montrer clairement dans deux autres articles, ce qui vient d’être exposé au sujet de la vérifaction ne vaut pas seulement d’être pris en compte dans de subtiles discussions ontologiques ; c’est un fait très important pour la philosophie des sciences (Johansson, 2009b) comme pour la métrologie, autrement dit la science des mesures (Johansson, 2010a). Sans relations telles que plus grand que sous le rapport de X, il n’y aurait pas d’échelles de mesure métrique ou ordinale X, seulement des classifications par noms. Et sans relations telles que ressemblance exacte sous le rapport de X, il serait impossible d’utiliser une même échelle de mesure dans deux occasions différentes, et impossible d’affirmer véridiquement que si les valeurs de mesure sont les mêmes, alors les objets mesurés ont la même propriété déterminée.

Ce que j’ai appelé jusqu’ici un « rapport » est habituellement appelé un « déterminable » (Sanford, 2006). La distinction entre déterminable et déterminé, et la distinction entre genre et espèce ont certains traits en commun, mais ils diffèrent aussi de manière importante, ce qui rend le terme « déterminable » (ainsi que les expressions synonymes) nécessaires. Je mentionnerai d’abord les similitudes. Nécessairement, s’il y a un trope écarlate, alors il y a un trope rouge, et s’il y a un trope rouge, alors il y a un trope de couleur ; nécessairement, s’il y a un chat, alors il y a un mammifère, et s’il y a un mammifère, alors il y a un animal. En retour, nécessairement, s’il y a un trope de couleur, alors celui-ci doit avoir une certaine teinte déterminée ; nécessairement, s’il y a un animal, alors celui-ci doit être d’une espèce spécifique.

La différence entre les distinctions en question est que, tandis que les mammifères peuvent être définis comme des animaux ayant certaines propriétés spécifiques, et que les chats peuvent être définis comme des mammifères ayant certaines propriétés spécifiques, les rouges ne peuvent pas être définis comme des couleurs ayant certaines propriétés (le rouge n’est pas une propriété de la couleur), et les écarlates ne peuvent pas être définis comme des rouges ayant certaines propriétés (l’écarlate n’est pas une propriété du rouge). Les espèces possèdent des propriétés permettant de les caractériser, mais les déterminés peuvent seulement être caractérisés au moyen de relations de ressemblance avec d’autres déterminés[12].

Exprimée dans cette terminologie, l’une de mes thèses est que les échelles de base de la physique mathématique ne peuvent pas être interprétées sans recourir à des relations internes épaisses telles que plus grand que sous le rapport du déterminable X et ressemblance sous le rapport du déterminable X. Car l’unité de base d’une échelle doit être expliquée d’une manière ou d’une autre. Comme je l’ai déjà fait observer, il ne suffit pas pour fournir une telle explication de faire appel aux relations minces plus grand que simpliciter et ressemblance simpliciter. Comment, dès lors, Mulligan fait-il face à ce problème ?

Il ne mentionne pas la distinction entre déterminable et déterminé dans son article « Relations — Through Thick and Thin » (1998), mais il le fait toutefois dans « Internal Relations » (1993) paru précédemment. Il reconnaît que la distinction en question peut être utile dans certains types d’ontologies, mais non dans la sienne ; il rejette explicitement les « relations entre un concept déterminé (exprimé par un adjectif tel que « rouge ») et son déterminable (« coloré ») » (1993, p. 8). Il est d’avis que « le nominaliste tropiste voudra tenir de telles relations à distance » (ibid.). Dans le contexte de son article de 1998, le point de vue de Mulligan sur cette question peut être reformulé comme suit :

Il y a des prédicats déterminables et, par suite, des vériporteurs déterminables, mais il n’y a pas de vérifacteurs déterminables, seulement des vérifacteurs déterminés.

J’ai soutenu, dans une optique réaliste immanentiste quant aux universaux, que non seulement les universaux déterminés les plus spécifiques ainsi que leurs instances existent, mais qu’il existe également des universaux, ainsi que les instances qui leur correspondent, qui sont des déterminables d’ordre supérieur (Johansson, 2000). Mulligan rejette comme on sait les universaux ; mais pourquoi n’accepte-t-il pas les déterminables sous forme de tropes comme vérifacteurs ? Selon lui, la raison principale pour laquelle un nominaliste tropiste devrait rejeter de telles entités est

[qu’il] espère conserver de telles relations seulement en ce qui concerne les concepts, et accomplir le travail ontologique dévolu aux propriétés déterminables dans les systèmes non nominalistes à l’aide de relations d’ordre supérieur de plus ou moins grande similitude et dissimilitude entre groupes de tropes ressemblants.

1993, p. 8

Voyons à présent ce que donne une telle construction, réalisée comme Mulligan le préconise à l’aide de relations de ressemblance d’ordre supérieur. Pour ce faire, nous devons nous remémorer la remarque selon laquelle la ressemblance, nécessairement, est ressemblance sous un rapport. Le nominaliste tropiste peut soutenir que, bien que cette remarque soit certainement vraie en ce qui concerne les comparaisons des choses entre elles, parce que les choses possèdent toujours plusieurs sortes de propriétés différentes, elle n’est pas vraie en ce qui concerne les tropes. Puisque les tropes sont simples, il n’y a ni rapport ni déterminable, et rien de tel n’est requis pour les comparer entre eux. J’utiliserai comme exemples dans la discussion qui suit différents tropes de longueur déterminés.

Je suis d’accord avec le nominaliste tropiste pour affirmer que toutes les longueurs de 15,0031 mètres, par exemple, peuvent être regardées comme exactement similaires sans qu’il soit besoin de recourir à aucun déterminable[13]. Dans l’échelle métrique abstraite, la valeur 15,0031 mètres peut être interprétée comme dénotant la classe de tous les tropes de longueur réels et possibles ayant cette longueur. La valeur choisie est une valeur complètement arbitraire, ce qui veut dire que, pour chaque valeur de l’échelle métrique, il existe une classe de tropes d’exacte ressemblance spécifique et distincte. Entre toutes ces classes de ressemblance exacte, il existe d’autres relations de ressemblance, d’ordre supérieur[14] celles-là, non pas de ressemblance exacte mais de plus ou moins grande similitude. L’échelle métrique en son entier peut par conséquent être identifiée avec une telle classe de classes de ressemblance exacte. Je pense qu’une telle conception est celle que Mulligan a à l’esprit et à laquelle il fait allusion ; notons qu’aucun déterminable n’a encore été mentionné.

La construction paraît de prime abord simple et élégante, mais une chose manque. On doit être en mesure d’expliquer, non seulement les relations dans l’échelle de grandeur, mais aussi pourquoi il est impossible que certaines entités en fassent jamais partie. Deux types de questions se posent : qu’est-ce qui fait que les classes de ressemblance exacte dénotées respectivement par un, deux et trois mètres appartiennent à la même échelle, et qu’est-ce qui fait qu’un kilogramme, deux secondes et trois mètres/seconde soient nécessairement exclus de celle-ci ? Autant que je puisse le voir, on ne peut pas répondre à la dernière question sans faire appel à des déterminables et, par conséquent, à des relations comparatives épaisses. Il y a une grande dissimilitude entre 10 m et 10100 m, mais il y a une dissimilitude encore plus grande entre 10 m et 10 kg. Il doit y avoir quelque chose qui limite la grandeur des dissimilitudes possibles dans une seule et même échelle. Ce qui suit est une brève exposition de ce que j’ai appelé ailleurs « l’argument du fossé [the gap argument] en faveur des déterminables » (Johansson, 2000, section 3).

Si nous prenons deux tropes de longueur arbitraires, il nous est toujours possible de trouver (au moins en pensée) un certain nombre d’autres tropes de longueur grâce auxquels nous pouvons relier les deux premiers dans une chaîne continue. Et la même chose vaut pour deux tropes de masse, deux tropes de température, etc. Cela est également plus ou moins vrai de deux formes arbitraires, même s’il n’y a pas d’échelle de forme. Mais il est impossible de trouver une chaîne de tropes qui relie un trope de longueur avec un trope de masse, un trope de température ou un trope de couleur ; et vice versa, dans toutes les combinaisons possibles. Il y a, en un sens, un fossé ontologique entre les types de tropes en question, lequel explique également pourquoi il n’y a pas de sens à chercher la somme d’additions telles que 2 m + 3 kg. Comment un nominaliste tropiste peut-il le mieux expliquer de tels fossés fondamentaux ? En tant que réaliste, j’ai soutenu que de postuler des déterminables sous la forme d’universaux et de leurs instances est sans doute la meilleure manière, en même temps que la plus simple, d’expliquer l’unité des échelles de base. Toutes les instances de longueur déterminées contiennent aussi une instance de déterminable de longueur ; et toutes les instances de masse déterminées contiennent aussi une instance de déterminable de masse. Une instance de longueur de 10 m diffère moins d’une instance de 10100 m que d’une instance de 10 kg parce qu’elle a un déterminable en commun avec la première instance, mais non avec la seconde. Et ce qui est dépourvu de déterminable de longueur ne pourra jamais être compris dans une échelle de longueur. Je propose donc que les nominalistes tropistes (après avoir rejeté les universaux) postulent des tropes déterminables et des relations de ressemblance exacte entre ceux-ci. Le prix à payer pour eux serait de devoir abandonner l’idée que les tropes sont simples[15]. Suivant ma proposition, il ne peut y avoir ni trope déterminé n’incluant pas de trope déterminable, ni trope déterminable n’incluant pas de trope déterminé.

La conception mise de l’avant ici n’implique en aucune façon qu’il y ait, pour tout prédicat déterminable, un vérifacteur déterminable correspondant. Bien au contraire, puisqu’il y a des vérifacteurs déterminables seulement quand il y a des fossés ontologiques de la sorte mentionnée ci-dessus. Les prédicats déterminables peuvent être par définition ordonnés en niveaux ; ainsi, les prédicats déterminables « rouge » et « couleur » se trouvent-ils au-dessus du prédicat déterminé « écarlate ». Dans ce groupe, le prédicat « couleur » est relié à travers un fossé, mais ce n’est pas le cas de « rouge ». Les tropes rouges peuvent être reliés de manière continue par le truchement d’autres tropes de couleur à tout autre trope de couleur choisi arbitrairement. Les extensions de prédicats tels que « rouge », « bleu » et « jaune » sont les fruits de conventions. Autrement dit, même si nous avons le prédicat « rouge », il n’y a pas de vérifacteur déterminable rouge ; le prédicat dénote seulement une disjonction de vérifacteurs déterminés ayant tous le même vérifacteur déterminable, à savoir la couleur. La nature conventionnelle des prédicats ordinaires de couleur existe, pour ainsi dire, entre les déterminés les plus spécifiques et le déterminable de couleur.

Je conclurai là-dessus ; j’espère que le point principal de ce bref argument est clair. J’estime qu’il est impossible à Mulligan et aux autres nominalistes tropistes d’expliquer les échelles de base de la physique mathématique sans faire appel, minimalement, à des tropes déterminables. Leurs constructions de classe-de-classes reposent entièrement sur des relations de ressemblance, mais celles-ci ne peuvent possiblement rendre compte également des « fossés » requis par lesdites constructions. Et là où il y a des déterminables, il y a des relations internes épaisses.

6. Il y a parfois quelque chose de nouveau sous le soleil

Ce qui a été affirmé en philosophie le sera à nouveau, ce qui a été débattu le sera à nouveau ; il n’y a rien de nouveau sous le soleil philosophique. C’est l’opinion de beaucoup ; mais je pense pour ma part que le dicton est faux. La thèse de Bertrand Russell sur les relations externes était tout à fait originale, tout comme l’est la distinction de Mulligan entre les relations minces et épaisses. Même si je demeure persuadé, contrairement à Mulligan, qu’il y a des relations internes épaisses et qu’il peut y avoir en outre des relations externes minces, je considère l’introduction de la distinction entre concepts et descriptions minces et épais(ses) dans la philosophie des relations comme un geste de sa part très innovateur.