Comptes rendus

Manuel Roy, La doctrine de la science de Fichte. Idéalisme spéculatif et idéalisme pratique, Paris, l’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2010, 308 p.[Notice]

  • Marc Bélisle

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  • Marc Bélisle
    Collège Édouard-Montpetit

La philosophie de Fichte a longtemps souffert d’une incompréhension presqu’originaire, ayant été reniée par Kant, dont elle se réclamait pourtant, et interprétée par Hegel comme le « moment » subjectif de l’idéalisme (le moment objectif étant incarné par Schelling), qui devait nécessairement être dépassé dans l’idéalisme absolu ; elle a souvent été comprise comme un « idéalisme solipsiste ». On a reproché à Fichte d’avoir, dans sa philosophie théorique, ramené et réduit l’ensemble de la réalité au Moi absolu, c’est-à-dire à l’activité intellectuelle en tant que source de la représentation au sens large et, de ce point de vue, il apparaissait inconséquent que Fichte ait par ailleurs développé une philosophie pratique qui nous invite à transformer le monde dans lequel nous vivons (philosophie pratique qui se ramifiait encore en doctrine du droit, de l’État, théorie économique, propos sur l’éducation, sur la guerre, etc.). C’est l’image que la tradition, trop souvent, nous lègue encore, inscrite dans l’anecdote rapportée par Goethe, d’étudiants allant lancer des pierres à ses fenêtres et le sommant de déduire ces « non-moi » de son Moi ! — image qui illustre bien le malentendu et qui ne peut que séduire le sens commun. En France, le renouveau des études fichtéennes a surtout pris la figure d’Alexis Philonenko (dès la fin des années 60) et de ses disciples, Alain Renaut et Luc Ferry (dans les années 80). La lecture « alternative » qu’ils ont développée, et qui fut maintes fois reprise, aujourd’hui aux États-Unis, consiste principalement à partir de la philosophie pratique, de la destination morale de l’homme appelé à transformer le monde, pour en déduire que cette reconnaissance de la réalité du monde (et des « non-moi ») implique l’impossibilité du Moi absolu. Et puisque Fichte a effectivement posé le Moi absolu dans sa philosophie théorique, on prétend alors que ce point de départ de « la conscience de soi est comme l’illusion transcendantale dont parle Kant dans le paralogisme de la substantialité de la Critique de la raison pure » (27) ; le Moi absolu doit alors être entendu comme un simple idéal régulateur, et la possibilité d’une vérité métaphysique est réfutée. Ainsi compris, Fichte devient un des critiques les plus perspicaces de la métaphysique plutôt que le métaphysicien dogmatique qu’on lui reprochait d’être : sa philosophie théorique se trouve réduite à n’être que l’analyse (bien que magistrale, voire même géniale !) des pré-jugés de la métaphysique. Il faut dire que ce type de lecture s’inscrit dans un courant très fort qui, inspiré tant par l’oeuvre de Heidegger que par le néo-kantisme, ne cesse de proposer de comprendre (ou de relire) les grands métaphysiciens de l’idéalisme allemand, y compris Kant, comme des tentatives de dépasser la métaphysique alors qu’eux-mêmes n’ont cessé de dire qu’ils allaient établir la métaphysique comme science. Le malaise qu’engendrent ces « lectures » de Fichte (mais aussi de Schelling, de Hölderlin, etc., bien sûr !), c’est qu’elles ne correspondent pas à ce que Fichte écrit noir sur blanc — et si l’on s’arroge le droit de pouvoir comprendre un auteur mieux qu’il ne s’est compris lui-même, encore faut-il pouvoir s’expliquer pourquoi il dit exactement le contraire de ce qu’on lui fait dire. Il est vrai que la plupart des textes de Fichte sont d’une difficulté considérable et qu’on devrait, là comme ailleurs, pouvoir prendre appui sur ceux qui en ont longtemps pratiqué la lecture. Cependant, encore plus particulièrement en ce qui concerne la philosophie de Fichte, les commentateurs les plus renommés nous induisent en erreur ; c’est du moins ce que soutient avec beaucoup d’intelligence et de subtilité le livre de …