Disputatio

Les leçons de Carl Schmitt[Notice]

  • Charles Larmore

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« Que faire de Carl Schmitt ? », demande Jean-François Kervégan dans le titre de son nouveau livre, et la réponse qu’il avance est qu’il nous faut, dans les deux sens du mot, « partir de » Schmitt, théoricien brillant mais scandaleux du monde politique moderne (73-74). Tout en étant un critique notoire de la démocratie libérale et l’apologiste de la prise de pouvoir de Hitler, Schmitt a posé une série de questions gênantes mais essentielles, qu’on a l’habitude d’éviter, sur les fondements de la vie politique. À cet égard, dit Kervégan, c’est à partir de Schmitt que nous devons apprendre à penser. Mais en même temps, nous rassure-t-il, les solutions proposées par Schmitt à ces problèmes sont extrêmement insatisfaisantes, et par conséquent il nous faut partir de Schmitt au sens de prendre congé de lui. Ce livre est, en somme, « une tentative de penser avec Schmitt contre Schmitt » (15). Il constitue un guide magnifique pour suivre les méandres de la carrière intellectuelle de Carl Schmitt et contient une profusion d’aperçus judicieux sur les sujets qui y surgissent. Quels sont donc ces problèmes dérangeants que Schmitt a eu le mérite de mettre en lumière ? Kervégan en énumère cinq, qui fournissent le sujet de chacun des cinq chapitres centraux de son ouvrage. Il s’agit de l’arrière-fond éventuellement théologique de la politique, du rôle de la décision dans la constitution ultime de tout système juridique, de la crise de légitimité de la démocratie parlementaire, du dépassement de l’État-nation classique par des tendances croissantes de la mondialisation humanitaire et économique, et finalement de l’essence même du politique dans un monde où les vieilles certitudes à ce sujet ont disparu. Il est évident, comme l’atteste le cours de la discussion de Kervégan, que ces cinq problèmes ne sont pas indépendants les uns des autres. Mais qui plus est, ils ne sont pas non plus aussi inconnus ou négligés que Kervégan paraît le supposer. Cela me porte à croire que la singularité de la pensée de Schmitt et la fascination qu’elle exerce se trouvent moins dans les problèmes, certes fondamentaux, qu’il aborde que dans la vision globale du monde moderne qui anime son approche de ces problèmes. Prenons l’exemple de son fameux décisionnisme (thème des chapitres quatre et cinq). Voici le raisonnement de Schmitt : une fois abandonnée la notion de loi naturelle selon laquelle les normes juridiques ne sont valides, du point de vue du droit, que dans la mesure où elles sont moralement justes, on n’a pas d’autre choix que de faire remonter la source ultime de la validité juridique à la volonté effective de l’individu ou du groupe qui est généralement censé détenir l’autorité suprême dans la société donnée. Bien entendu, les lois sont valides parce qu’elles ont été adoptées selon des procédures formelles par une assemblée législative, tout comme les jugements des tribunaux sont valides parce qu’ils ont été prononcés par des juges s’appuyant sur des lois et des précédents pertinents. Mais procédures et assemblées, tribunaux, juges et précédents sont à leur tour définis par des règles découlant d’une constitution écrite ou implicite, qui tire sa propre validité de la volonté ou de la « décision » de celui — roi, groupe oligarchique, ou peuple — qui en tant que « souverain » est de fait en mesure de la faire accepter par les membres de la communauté. Dans la mesure où ce décisionnisme provient d’un rejet de la notion de loi naturelle, ne relève-t-il pas d’un « positivisme juridique » ? Schmitt aurait repoussé une telle assimilation. Car « positivisme » …

Parties annexes