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La pensée de Heidegger et celle des romantiques présentent des affinités qu’on ne saurait méconnaître, et plusieurs thèmes communs : la poésie comme langue originaire, l’herméneutique, la traduction — et peut-être même la question politique, puisque c’est sous ce rapport que Arendt a pu qualifier Heidegger de « dernier des romantiques ». Leur rapprochement n’a pourtant jamais reçu de traitement d’ensemble ; c’est donc un manque bien réel que l’ouvrage de Pol Vandevelde vient d’abord combler de façon tout à fait opportune. En se présentant sous le titre Heidegger et les romantiques, en s’avançant donc sous la livrée académique convenue de la comparaison, de la généalogie historico-philosophique, l’ouvrage pourrait toutefois décevoir : il ne se penche pas tant, en effet, sur la rencontre annoncée par son intitulé principal, que sur cet autre thème, plus discrètement signalé par son sous-titre, et sans doute plus ambitieux : L’invention littéraire du sens.

L’ouvrage entend croiser ces perspectives historique et thématique, en mettant l’accent sur la seconde : la question des rapports de la littérature et de la philosophie est ici au centre de la réflexion, qui s’ouvre sur le constat que celle-ci n’a longtemps pu être véritablement posée, étant donné le « cadre platonicien aporétique » (p. 5) qui était le sien. L’art en effet ne peut avoir de véritable autonomie, ni surtout de vérité propre, dès lors qu’il est conçu à partir de la mimèsis. Toute l’histoire des relations entre littérature et philosophie pourrait ainsi s’écrire comme celle d’un « défi » à relever, celui du « modèle mimétique », auquel on ne saurait mieux répondre qu’en envisageant une « invention du sens » proprement littéraire, en concevant donc le sens comme invention — à mi-chemin entre la simple découverte et la production. Or, pour concevoir une telle invention, « deux modèles » s’offrent à nous : l’un élaboré par le premier romantisme (dont l’auteur retient pour l’essentiel Schlegel, Novalis, et dans une moindre mesure Schleiermacher) ; l’autre proposé par le Heidegger des années trente et du début des années quarante. C’est la caractérisation de la littérature à partir de la thèse d’une invention littéraire du sens — notamment dans ses implications ontologiques — qui motive et légitime ici la « comparaison » entre les romantiques et Heidegger, et la mise au jour de « l’étroite connexion de leurs projets “littéraires” respectifs » (p. 8). Concevoir en effet le sens comme s’inventant au contact de l’être inachevé des choses — lesquelles adviennent à ce contact même —, c’est apporter une réplique à la tradition platonicienne qui redéfinit entièrement le cadre du problème.

C’est donc autour de cette question que se déploie ici l’« analogie » entre Heidegger et les romantiques, et l’auteur insiste sur le caractère non strictement historique de son propos : il n’y a pas, dit-il, de « filiation » qui unirait le premier romantisme à Heidegger ; et c’est à juste titre que l’auteur prend en considération une objection majeure, à savoir que Heidegger situe le romantisme dans le cadre du « subjectivisme métaphysique ». Cependant, tout en s’entourant de ces précautions bienvenues, l’auteur avance la thèse d’une sorte de fondation réciproque de la pensée de Heidegger et du romantisme. Fondation historique de la pensée de Heidegger par le romantisme : elle serait une « continuation du projet romantique » (p. 15), sur la base duquel elle s’édifierait. Fondation ontologique du romantisme par Heidegger : en le radicalisant, Heidegger procurerait au projet romantique sa justification ultime, sous la forme d’une « nouvelle ontologie » que Vandevelde appelle une « ontologie fluide ».

La première partie de l’ouvrage (p. 19-75) décrit « le projet littéraire du premier romantisme allemand » en passant en revue certains de ses grands thèmes : la critique, le fragment, le statut métaphysique de la traduction, l’universalité de la poésie. Cet examen du romantisme se concentre autour de la notion d’oeuvre, en tant que s’y joue la reconfiguration des rapports de la littérature et de la philosophie. Schlegel est plus particulièrement convoqué, parce que la rupture avec le paradigme mimétique est chez lui la plus nette : l’oeuvre n’est plus ici la réitération d’une totalité close sur elle-même par une autre, mais un sens qui, tout en prolongeant l’inachèvement du monde, demeure lui-même inachevé. La critique, dès lors, loin d’être extérieure à l’oeuvre, en est le développement privilégié : dans l’opération critique, le sens s’invente en une ré-articulation des rapports internes à l’oeuvre qui seule permet le déploiement de sa puissance propre.

Cette conception de la critique est donc solidaire de celle d’une oeuvre « en devenir », et l’auteur rappelle la caractérisation romantique bien connue de l’oeuvre comme fragment, en insistant de façon suggestive sur la dimension temporelle d’une telle détermination : l’oeuvre n’est pas un tout achevé, joyau éternel arraché au devenir, mais au contraire s’inscrit en une temporalité radicale, qui la tourne singulièrement vers l’avenir. « Grain de pollen », selon le mot fameux de Novalis, l’oeuvre est toujours en attente de son lecteur, pour autant qu’il assume d’en être l’« auteur élargi », le Mitdichter. Déployer cet avenir de l’oeuvre, tel est le sens premier de la critique ; et dès lors, entendre l’oeuvre comme fragment, c’est exiger aussi de revenir à son principe créateur, voire à sa « fluidité » originaire. En reconduisant l’oeuvre à la force dont elle procède initialement, la critique la porte « à la puissance », y compris au sens mathématique de l’expression : elle en est la « potentialisation ».

Ce retour à la fluidité première, à la faveur duquel doit se produire un déploiement inédit de puissance, légitime également l’universalité du paradigme de la traduction ; et c’est notamment en ce point — à travers cette « notion métaphysique » de la traduction (p. 40) — que se donnent à voir les implications ontologiques de « l’invention du sens » romantique. Toute forme, fût-elle la plus élémentaire, est d’ores et déjà « une première cristallisation d’une traductibilité primordiale » (p. 47) ; l’oeuvre et sa critique répètent cette opération de traduction, c’est-à-dire de reconfiguration non mimétique qui puise chaque fois à un original lui-même en devenir. Le mot de Schlegel selon lequel « chaque être humain […] porte en lui un roman » pourrait alors être reformulé, selon Vandevelde, comme suit : « être humain, c’est traduire » (p. 47), c’est-à-dire reconfigurer sans cesse le monde, dans et par la langue, en se coulant dans un devenir qui est « devenir-poème », un « poème de la divinité dont nous sommes, nous aussi, les membres et le sang » (Schlegel, cité p. 48).

La « méthodologie » romantique exige donc une fondation ontologique ; celle-ci incombe — en une synthèse originale d’idéalisme et de réalisme — à une « poésie transcendantale ». Le caractère « transcendantal » de cette poésie consiste pour l’essentiel dans sa réflexivité, c’est-à-dire dans son statut de « poésie de la poésie ». C’est en effet une Naturpoesie première qui est portée à la puissance par une Kunstpoesie — mutation qui n’est autre que la « romantisation » du monde. Celle-ci, pour ainsi dire, accomplit le « cercle de potentialité » qui unit nature, oeuvre, critique (p. 50). « Médecin transcendantal », le poète libère la « plénitude infinie » contenue par les êtres finis, en son dynamisme intrinsèque : « la poésie transcendantale à la fois identifie les conditions de l’incomplétude et contribue à la complétude des choses » (p. 54). Là encore, la fluidité des choses — et tout particulièrement de la matière, comme l’atteste la lecture schlégélienne de Platon — se donne comme base ontologique de toute la réflexion, et le devenir comme sa catégorie essentielle. Toutefois, la « poésie transcendantale » est dès le principe vouée à l’échec parce que, indéfiniment ouverte à l’avenir, elle ne saurait refermer le « cercle de potentialité » qu’elle a ouvert : incapable de légitimer radicalement son point de vue (comme le souligne fortement la conclusion de l’essai, p. 173-174), le romantisme demeure un « projet inachevé », une « promesse » (p. 75) qui ne peut être tenue qu’« en combinant une nouvelle ontologie et un mode alternatif de pensée » (p. 78) ; c’est Heidegger qui procure au romantisme ce fondement métaphysique manquant, justement par le dépassement de la métaphysique traditionnelle.

La deuxième partie de l’ouvrage (p. 77-171) examine les conditions dans lesquelles Heidegger établit un « mode de pensée » et une « ontologie » d’un nouveau genre, susceptibles de fonder la portée universelle accordée à la poésie par le premier romantisme — l’épicentre de cet ébranlement majeur étant le concept d’événement, dans le registre duquel les champs problématiques du sens et de l’être doivent être repensés. La question du sens est celle que l’auteur instruit dans un premier temps en montrant, au fil d’une lecture minutieuse de Sein und Zeit (p. 85-98), comment les ambiguïtés qui y affectent les concepts de sens et de langage non seulement devaient à terme requérir une ontologie de l’événement, mais aussi interdisent d’abord à la poésie de recevoir un véritable statut. Celle-ci, située en un espace intermédiaire entre « discours » et « langage », échapperait à la Vorhandenheit, mais ne pourrait se départir de la Zuhandenheit, notamment du fait de son annexion à la Befindlichkeit ; raison qui conduit l’auteur à expliquer la marginalité initiale de la poésie chez Heidegger par l’hypothèse — dont la plausibilité pourra paraître douteuse — qu’elle aurait été considérée par lui comme « trop enracinée dans le monde pour pouvoir donner un aperçu véritable sur la manière authentique de vivre » (p. 97).

Dans les années trente, un changement « radical » intervient cependant, qui modifie profondément le statut de la poésie, au croisement de deux mouvements de fond de la pensée heideggérienne : une « ontologisation du langage » concomitante d’une « historicisation de l’être » (p. 97), que l’auteur éclaire en examinant avec beaucoup de soin respectivement le cours sur Aristote de 1931 (tome 33 de la Gesamtausgabe) et le cours Logik de 1934 (tome 38). En comprenant le langage à partir de la configuration d’un « monde » préalable à toute « activité » humaine, Heidegger, à l’instar des romantiques, ne verse plus la manifestation au compte du Dasein, mais bien de l’être lui-même. De façon très fine, l’auteur montre comment, tandis que ce basculement reste encore en suspens dans le premier cours, le second fait intervenir le temps comme moment par lequel l’ensemble du mouvement de manifestation — le langage comme capacité de révélation propre au Dasein et le pouvoir des choses elles-mêmes de se révéler — retrouve son unité (cf. notamment p. 108). Cette unification ne se fait cependant qu’au prix d’un approfondissement du concept de temps jusqu’au concept d’histoire, lui-même partie prenante d’un jeu en chiasme décisif pour toute la pensée heideggérienne : l’histoire devient un véritable « mode d’être », tandis que l’être même est entendu « comme histoire » (cf. Logik, GA 38, p. 123 et 115).

Un tel chiasme s’articule autour de la notion cruciale d’événement, et l’auteur montre bien comment cette notion détermine l’ensemble des analyses menées par Heidegger dans les années trente — notamment sa conception de l’« historique » —, mais plus généralement comment à partir de là tout « être » est compris comme déploiement d’être et comme « événement » : l’écart introduit par Heidegger entre le Wesen entendu comme Wesung et son sens traditionnel d’essentia est exposé avec beaucoup de clarté (p. 142). Faut-il cependant parler d’une ontologie « fluide », d’une « fluidité originaire » de tout être — « fluidité des choses » aussi bien que « des êtres humains » et « des dieux » (p. 158) ? Dès lors qu’a été montré de façon convaincante le « saut » ontologique que constitue une pensée de l’Ereignis, n’est-ce pas en un sens revenir en arrière, à l’abri de cadres métaphysiques traditionnels, que de faire appel à la notion de « flux » ?

Quoi qu’il en soit, c’est bien à partir de cette pensée de l’événement que la poésie acquiert son statut privilégié chez Heidegger, et qu’a lieu la rencontre avec la « romantisation » développée par ses prédécesseurs : en faisant retour à la « fluiditité originaire » des choses, la poésie fait son oeuvre d’« institution » qui est en même temps « potentialisation ». Cette conjonction est cependant moins explorée pour elle-même par l’auteur qu’il n’en critique les présupposés. En effet, chez Heidegger, la poésie n’institue le sens qu’à la condition cependant que les penseurs s’en fassent les « gardiens » ; de sorte que la poésie ne serait plus en mesure d’opposer la moindre « résistance » à l’interprétation philosophique. Toute l’herméneutique heideggérienne se fonderait ainsi sur une « négation du caractère sémiotique de l’oeuvre » (p. 124) : le texte ne serait plus envisagé comme texte, mais seulement comme « manifestation ». Le recours à l’herméneutique romantique aux fins de contestation de la violence interprétative heideggérienne paraît toutefois délicate : n’est-ce pas en effet cette même tension entre l’autonomie de l’oeuvre et la nécessité de comprendre l’auteur « mieux qu’il ne s’est lui-même compris » qui, ayant régné chez les romantiques, se trouve relue chez Heidegger à la lumière de l’événement ?

De façon plus générale, on peut s’interroger sur l’aboutissement de la « comparaison » entre Heidegger et les romantiques. Les deux volets de l’ouvrage donnent assurément lieu à des exposés fouillés, en eux-mêmes de grande valeur ; mais donnent-ils lieu à une confrontation véritable, au-delà de la mise au jour du fondement commun d’une « ontologie fluide » ? Sans négliger par ailleurs d’autres points de rencontre élucidés de manière intéressante, notamment sur la question de la traduction (cf. p. 165-171), un travail de comparaison plus « systématique » — qui n’est pas, on l’a dit, à proprement parler l’objet de cet ouvrage — reste sans doute à faire. Mais au-delà de ce point, se pose également, de façon plus décisive, la question du « littéraire » comme tel : quel sens et quelle portée faut-il accorder à cet élément « littéraire », que Heidegger, contrairement aux romantiques, aurait négligé ? La question se pose, nous semble-t-il, pour les romantiques eux-mêmes : car s’ils peuvent être tenus pour les inventeurs de la « littérature » comme telle — cet axe d’interprétation inauguré par Lacoue-Labarthe et Nancy est lui-même du reste contesté par Vandevelde —, leur projet fut-il jamais étroitement « littéraire » ? Ne fut-il pas plutôt radicalement « poétique », en un sens que Heidegger cherche à retrouver, et que la traduction du mot Dichtung par « poésie » ne rend d’ailleurs sans doute pas de façon satisfaisante ? Quête du poétique menée par ce dernier sans jamais cependant confondre poésie et philosophie, mais au contraire en cherchant à chacune sa place, et la juste distance entre les deux : celle qui ménage l’espace d’une véritable rencontre.