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Depuis un peu plus d’une dizaine d’années, l’intérêt pour le problème du vivant a pris de plus en plus d’importance au sein des études leibniziennes. Les travaux de François Duchesneau ne sont évidemment pas étrangers à la place qu’occupe maintenant l’étude de ce qu’on pourrait appeler la philosophie de la biologie de Leibniz. Dès La physiologie des Lumières parue en 1982, mais aussi plus récemment dans Les modèles du vivant de Descartes à Leibniz et dans de nombreux articles, Duchesneau a parfaitement démontré la prépondérance des sciences du vivant dans l’organisation et le développement de la pensée leibnizienne. Les deux ouvrages ici recensés se situent en continuité avec ce travail de pionnier, le premier, Leibniz, le vivant et l’organisme, parce qu’il marque bien évidemment l’achèvement par le même auteur d’une recherche de longue haleine, le deuxième, Divine Machines. Leibniz and the Sciences of Life, dans lequel l’auteur exploite des thèmes similaires, mais avec de nouvelles orientations d’analyse.

Les ouvrages de Duchesneau et de Smith prennent sur différents points une direction similaire. Le premier aspect commun concerne leurs prises de position quant aux débats actuels entre la lecture idéaliste et la lecture réaliste de la doctrine leibnizienne des corps. L’une des thèses dominantes, défendue depuis quelques années par Daniel Garber, repose sur l’idée que la métaphysique leibnizienne se serait profondément transformée, des années 1680 jusqu’à l’époque de maturité : partant d’une conception plus réaliste selon laquelle il considèrerait la substance comme étant un composé d’une forme et d’une matière, Leibniz aurait par la suite opté, en particulier avec l’adoption de la notion de monade, pour une doctrine idéaliste suivant laquelle, pour le dire rapidement, les corps matériels ne sont que des agrégats phénoménaux. Or, nos deux auteurs croient qu’il faudrait reconsidérer les termes de cette lecture — y compris les nombreuses réactions qu’elle a suscitées — à la lumière des thèses portant sur les sciences du vivant. Pour sa part, Duchesneau serait plutôt d’accord pour interpréter la métaphysique leibnizienne de manière réaliste, c’est-à-dire que le corps ne serait pas, même à l’époque de la maturité, un simple agrégat dont le fondement est monadique. Il faudrait en réalité insister sur la continuité entre l’ordre des corps et celui des substrats monadiques. D’ailleurs, Duchesneau avance l’hypothèse selon laquelle il n’y aurait pas de visée métaphysique pure chez Leibniz et que son projet consisterait davantage à établir un système de la nature, dans lequel la physiologie joue un rôle primordial. Smith, quant à lui, croit que des changements ont certes eu lieu au sein de la métaphysique leibnizienne, mais que ceux-ci se rapportent surtout à la théorie du corps organique. Dans ce contexte, tant une lecture idéaliste qu’une lecture réaliste seraient possibles. L’une des thèses centrales de l’ouvrage de Smith vise plus précisément à marquer la discontinuité entre deux doctrines des corps organiques : partant d’une conception plus traditionnelle et aristotélicienne, centrée autour de l’économie animale, Leibniz se serait par la suite davantage intéressé aux corps microscopiques, ce qui irait de pair avec une théorisation de l’anatomie subtile.

Un deuxième point de concordance met l’accent sur les procédures empiriques dans la science leibnizienne, un aspect souvent négligé par les commentateurs. Le vivant, comme objet de recherche, nécessite de recourir à des observations et des expériences sans lesquelles notre connaissance des corps organiques serait grandement lacunaire. Comme le souligne Smith, l’engagement de Leibniz envers les savoirs empiriques nous permet d’ailleurs de comprendre l’origine et même le contenu de certaines thèses théoriques. Par exemple, selon lui, il existerait un lien entre la doctrine leibnizienne de l’emboîtement infini des parties du corps organique et les observations contemporaines sur les micro-organismes mises de l’avant par des chercheurs comme Leeuwenhoek et Hartsoeker. Autrement dit, les savoirs empiriques ne seraient pas simplement un complément à l’établissement de la science, mais en seraient constitutifs, en particulier dans les disciplines portant sur le vivant. Certes, les avantages épistémologiques de l’observation et de l’expérimentation ne sauraient aller à l’encontre des principes rationnels dont Leibniz fait abondamment usage. Duchesneau fait à juste titre remarquer que Leibniz entend dépasser toute méthode purement empirique en l’appuyant sur une structure rationnelle, laquelle implique notamment l’emploi de procédés analogiques et de notions conjecturales. L’adhésion au mécanisme et à l’usage heuristique de principes téléologiques montre également comment Leibniz souhaitait fonder les données expérimentales sur des connaissances a priori. Cette démarche, qui allie principes rationnels et savoirs empiriques, semble particulièrement nécessaire dans le développement de la biologie : les deux auteurs expliquent entre autres comment Leibniz intègre le domaine de la chimie dans l’établissement d’une science des corps organiques. La caractérisation de l’animal comme machine hydraulique, pneumatique, mais aussi pyrotechnique (énoncée dans un texte de Leibniz, du début des années 1680, que nos auteurs traduisent et commentent) dévoile l’étroite relation entre le chimique et le physiologique. La force endogène de combustion du corps animal doit s’étudier grâce à des expérimentations chimiques, par exemple sur les processus de fermentation dans la nutrition.

On peut soulever une troisième idée que partagent les travaux de Duchesneau et de Smith : la théorie leibnizienne du vivant doit préférablement s’expliquer dans un contexte où se sont produites de nombreuses récupérations et influences théoriques. D’une part, le développement de la biologie chez Leibniz prend appui sur les acquis de certaines doctrines contemporaines, d’autre part, cette discipline doit s’interpréter à partir des échanges que ce dernier a eus avec ses correspondants. Duchesneau consacre en particulier un chapitre aux théories anatomiques de Malpighi, qui ont influencé la méthodologie leibnizienne, mais également deux chapitres sur l’impact qu’a eu la physiologie de Leibniz au début du xviiie siècle, chez Conti, Vallisneri et Bourguet. De son côté, Smith analyse les liens entre le leibnizianisme et le cartésianisme, mais aussi avec les philosophes platoniciens de Cambridge. Mais par-dessus tout, c’est la controverse avec Stahl qui se voit longuement analysée par Duchesneau et par Smith. Tous les deux reconnaissent qu’au coeur du débat se trouve la théorie leibnizienne de l’harmonie préétablie qui vise à contrer l’hypothèse, avancée par Stahl, d’une influence causale de l’âme sur le corps. Ce fut aussi l’occasion pour Leibniz d’expliciter sa conception du mécanisme : bien que tous les phénomènes, y compris les processus physiologiques, procèdent de causes matérielles, ce mécanisme n’en incarne pas moins une finalité dans l’ordre des choses. La conception leibnizienne du vivant comme machine de la nature cherche précisément à réconcilier les fondements métaphysiques des corps organiques, centrés autour de la notion de monade et de la thèse d’une division infinie des substances corporelles, avec le mécanisme des êtres vivants, défini en tant qu’organisme. Au final, la thèse de Leibniz s’oppose à la thèse de Stahl selon laquelle il y aurait une hétérogénéité profonde entre l’âme animale et les mécanismes physiques. D’ailleurs, en prolongement de leurs travaux respectifs, Duchesneau et Smith publieront prochainement une traduction anglaise du Negotium Otiosum, qui comprend l’ensemble des textes de la controverse entre Leibniz et Stahl.

Chaque ouvrage prend toutefois une orientation qui lui est propre. Commençons par celui de Duchesneau : ce dernier marque l’évolution de la conception leibnizienne du vivant en distinguant deux étapes, dont la première, dans les années 1670 et 1680, où Leibniz insisterait sur la complémentarité, déjà mentionnée, entre la méthode rationnelle et la méthode empirique. L’influence de Malpighi, qui opte pour une démarche similaire, est à cette époque manifeste. Il existerait chez ces deux penseurs une tentative de combiner le mécanisme avec des propriétés de nature téléologique. Cela signifie, en particulier pour Leibniz, qu’il est envisageable, même souhaitable, d’user de principes finalistes dans l’analyse des corps organiques. La deuxième étape, qui débuterait dans les années 1690, se structurerait autour de la notion de machine de la nature qui caractérise dès lors pour Leibniz l’être vivant. Duchesneau soutient la thèse suivant laquelle la conception leibnizienne des machines de la nature se serait développée en corrélation avec la réforme de la dynamique qui se façonne à la même époque. Deux composantes auraient provoqué des changements majeurs au sein de la métaphysique leibnizienne : d’une part, Leibniz propose une nouvelle définition de la substance en tant qu’elle exprime un principe d’unité. Le corps organique serait ainsi un animal composé d’un ensemble infini d’unités substantielles. D’autre part, Leibniz assignerait à partir de cette période une force primitive aux entéléchies substantielles, résultat d’une nouvelle conception de la dynamique. Par ailleurs, c’est grâce à l’introduction de ces principes d’unité et d’action que Leibniz aurait adopté une forme de préformationnisme dans l’explication de la reproduction des vivants.

Duchesneau se penche ensuite sur la constitution chez Leibniz d’une physiologie ou d’une physique spéciale, redevable à maints égards de cette caractérisation du vivant comme machine de la nature. L’instauration d’une physique adaptée au domaine du vivant serait en lien avec deux préoccupations des années 1690 : d’abord, récuser toute doctrine qui explicite la structure du vivant à partir d’agents spécifiques non mécaniques, telles les natures plastiques défendues par Cudworth. Ensuite, proposer une doctrine mécaniste conforme aux particularités du vivant, dont les fondements se trouvent dans la nouvelle dynamique. L’un des points forts de cette analyse renvoie au rôle régulateur de la théorie des monades : de manière négative, la monadologie leibnizienne servirait à écarter les hypothèses mal formées, par exemple la doctrine de l’âme physique qu’on trouve chez Hartsoeker, mais, positivement, elle expliciterait la raison suffisante de la dynamique vitale en fondant la correspondance entre l’être vivant et les propriétés perceptive et appétitive de la monade. C’est dans ce chapitre que Duchesneau interprète plus en détail la controverse entre Leibniz et Stahl en insistant sur la notion d’organisme qui exprime chez Leibniz le mécanisme propre aux machines de la nature.

L’un des éléments centraux du travail de Smith est la tentative, mentionnée précédemment, d’inscrire dans les débats actuels sur la métaphysique leibnizienne l’apport incontournable de la biologie. Smith mentionne avec raison que le monde leibnizien est essentiellement composé de choses vivantes. En ce sens, Leibniz serait proche d’Aristote, puisque tous les deux s’inspirent fondamentalement du biologique dans l’élaboration de leur projet philosophique. Le premier chapitre porte plus précisément sur les rapports entre Leibniz et la médecine. Ce qui ressort des analyses de Smith, c’est que Leibniz s’intéresse à la médecine dans son acception plus large et institutionnelle, en tant qu’elle comprend la pharmacie, la botanique et d’autres disciplines connexes. On s’aperçoit que Leibniz traite très tôt de la chimie. Les deux disciplines, physiologique et chimique, seraient ainsi nécessaires aux recherches sur les êtres vivants : la première considère le corps comme une structure, la deuxième le décrit en termes de masses.

Smith fait, à l’instar de Duchesneau, une distinction entre deux phases de la philosophie leibnizienne de la biologie, la première période étant essentiellement consacrée à l’élaboration d’une économie animale. On retrouve alors la définition de l’animal comme machine hydraulique, pneumatique et pyrotechnique qui permet de distinguer les êtres vivants des machines artificielles. L’animal est surtout considéré comme une machine à mouvement presque perpétuel, ce qui le dote d’une autonomie relative. Le deuxième temps de la pensée leibnizienne s’organiserait plutôt autour de l’anatomie subtile, c’est-à-dire que le corps organique serait maintenant conçu en tant qu’ensemble infini de corps microscopiques, d’où sa caractérisation comme machine infinie de la nature. Smith fait à juste titre remarquer qu’une certaine confusion lexicale règne dans les débats actuels quant à la réalité des choses matérielles au sein de la métaphysique leibnizienne : par exemple, les commentateurs amalgament très souvent substance corporelle, corps organique et organisme, des termes que Leibniz distingue clairement dans plusieurs textes. Pour Smith, Leibniz traite tout au long de son oeuvre des corps organiques, mais c’est la définition qu’il en donne qui évolue : du corps conçu comme une structure finie décomposable en masses on passerait, durant la période de maturité, à une structure infinie de la machine vivante. L’introduction des monades n’est évidemment pas étrangère à cette coupure conceptuelle dans la théorie leibnizienne des corps organiques. Smith passe d’ailleurs en revue les différents concepts qui réfèrent au corps pour en montrer la fonction à l’intérieur de la philosophie leibnizienne de la biologie. Par la suite, Smith examine plusieurs problèmes relatifs à cette ontologie des êtres vivants, en particulier celui de la préformation, de l’interaction entre l’âme et le corps et de la classification des espèces. À propos de ce dernier point, il maintient une interprétation qui implique la distinction entre l’espèce logique et l’espèce biologique. Leibniz défendrait une thèse fixiste selon laquelle le nombre d’espèces est invariable, déterminé par Dieu lors de la création. Leibniz leur attribuerait par ailleurs un certain degré de réalité, ce qui orienterait sa théorie donc vers une forme de réalisme.

Il est évident que les présentes contributions constituent des apports de première importance aux études leibniziennes. Les ouvrages de Duchesneau et de Smith ont probablement pour mérite principal de transformer notre vision de la philosophie de Leibniz : on se rend compte que le problème du vivant n’est pas un problème parmi d’autres, mais qu’il structure les fondements de la pensée leibnizienne. Dans des textes de la maturité, tels la Monadologie ou les Principes de la nature et de la grâce, les références au vivant ne sont pas de simples conséquences de la théorie des monades, comme on l’a trop longtemps cru. Au contraire, le concept de vie est au coeur de la métaphysique de Leibniz. Prenons-en pour preuve l’une des premières affirmations des Principes stipulant que « la nature est pleine de vie ». Les travaux de Duchesneau et de Smith mettent aussi clairement en valeur l’importance des sciences du vivant dans la méthode leibnizienne de la science. C’est par l’élaboration d’une économie animale et d’une physiologie que Leibniz met à l’épreuve ses théories épistémologiques, en particulier la manière dont la découverte de vérités empiriques est liée à l’adoption de principes mécaniques et téléologiques. Les deux ouvrages s’adressent à tout lecteur intéressé par la philosophie leibnizienne, mais évidemment aussi à ceux qui se préoccupent de l’histoire des conceptions du vivant à l’époque moderne.