Corps de l’article

L’« expression » est un des thèmes principaux de la philosophie de Merleau-Ponty. À chaque évocation de ce sujet, le philosophe s’efforce d’en approfondir la conception pour finalement envisager les questions ultimes : dans quelle mesure l’homme peut-il exprimer ou faire s’exprimer l’être ? Comment la parole philosophique est-elle possible ? C’est dans ce sens-là que, dans la première moitié des années 1950, il se concentre sur le problème de l’expression et tente de proposer une position plus systématique, intégrant divers aspects de ce problème qui n’étaient traités que de façon dispersée. Le problème de la parole est le fruit d’un tel effort.

Dans ce cours, en premier lieu, profitant de la distinction saussurienne entre parole et langue (à savoir celle entre la fonction productrice de sens et le langage déjà institué), Merleau-Ponty poursuit le projet ébauché dans Le monde sensible et le monde de l’expression[1]. Il montre comment la parole agit en rendant possible la transfiguration du monde affectif en monde symbolique. La doctrine de Saussure constitue une référence essentielle pour Merleau-Ponty, car, en explicitant la fonction productrice de la parole, elle déborde en effet la discipline linguistique et converge avec sa propre orientation ontologique. Merleau-Ponty approfondit ensuite le concept de « parole » en explorant trois formes de langage dans notre vécu concret : l’acquisition du langage, le cas pathologique de l’aphasie et la littérature proustienne (respectivement comme forme « inchoative », « régressive » et « sublimée » du langage[2]).

Tout d’abord, examinons de plus près comment Merleau-Ponty prend pour point de départ méthodologique l’idée saussurienne de la « parole » (à savoir la fonction diacritique et productrice de sens). Avant tout, l’accent mis sur la « parole » nous aide à dépasser la conception substantialiste, qui considère le langage principalement dans sa fonction de « Wortbedeutungen », c’est-à-dire la correspondance ponctuelle établie entre signifiant et signifié. Le subjectivisme et l’objectivisme sont tous deux tributaires de cette position.

Le subjectivisme se fonde sur l’attitude égocentrique. En croyant que sa propre existence est coextensive à l’être, il prend sa propre langue comme norme universelle[3]. Par exemple, la métaphysique allemande élabore la philosophie à partir de son habitude linguistique indo-européenne attachée au verbe ; le logicisme identifie les catégories logiques universelles selon les catégories grammaticales indo-européennes. D’autre part, l’objectivisme, y compris la science du langage, considère la langue comme « résultat d’un devenir historique aveugle » et la réduit à de purs faits (p. 52). Cependant, en rupture avec le vécu, les faits sont paradoxalement rendus opaques, ce qui entraînerait alors un recours dogmatique qui conçoit une « perfection objective de la langue » ou des lois externes aux phénomènes pour assurer leur pouvoir porteur du sens (p. 56-57).

Selon Merleau-Ponty, le subjectivisme et l’objectivisme sont des « équivalents du point de vue de la parole », ignorant le sujet parlant (p. 57). Parler, c’est vouloir l’intercompréhension entre moi et autrui, entre ma langue et d’autres langues. « Toute expression est transcendance » (p. 57). Dans le but de mettre en évidence la nature transcendante fondamentale du langage, le philosophe décrit son approche : « idée de la pluralité des langues comme langues à la 1re personne, comme paroles, et par la recherche du fondement de cette réciprocité » (p. 59). Parler, c’est transcender notre contact muet avec autrui et lui donner du sens.

Merleau-Ponty se met ainsi à élucider la conception saussurienne de la « parole » en tant que fonction diacritique qui fait naître des significations. C’est ce qui, pour le philosophe, consiste en l’apport le plus original de Saussure. Selon Saussure, un son n’est pas significatif par le fait qu’on lui ajoute la signification. Il ne résulte initialement pas d’une association ponctuelle, mais de l’accouplement global de la masse du son et de celle du sens, toutes deux amorphes avant leur union. « Comme sur le lac les var[iations] de pression atmosphérique divisent la surface » (p. 80), ces deux masses en interaction se divisent et deviennent désormais articulées. Les plis ou les écarts sont suscités, rendant possible l’alliance ponctuelle entre les deux masses. De la sorte, des signes significatifs émergent. Dans ce jeu, le « tout » précède ses parties. Chaque élément se reconnaît par sa position relationnelle dans le système. Ainsi, Merleau-Ponty adhère à l’idée de Saussure qu’il n’y a pas d’élément positif dans le langage, mais seulement des « valeurs linguistiques » diacritiques, et qu’un signe est seulement ce que les autres signes ne sont pas : le rapport son/sens au sein de chaque signe particulier n’est pas interne, mais arbitraire — « Rien en soi ne prédestine le mot “table” à représenter ceci » (p. 87).

L’arbitraire du signe est essentiel pour Merleau-Ponty, car c’est cette flexibilité qui rend possible le renouvellement du langage et engendre l’ouverture du milieu symbolique. Le philosophe y greffe l’idée gestaltiste pour interpréter davantage la fonction du signe langagier : « Le signe≠son auquel s’ajoute un sens, mais son faisant sens comme figure sur fond » (p. 84). De même, chaque système linguistique est une forme structurante qui amène le monde perçu à une certaine articulation. « [À] ce titre champ ouvert, réorganisation des rapports “naturels”, équilibration à l’infini, conditions d’équilibration maniables et modifiables par le sujet » (p. 83). Deux moments dialectiques sont alors conçus : la masse amorphe du sens appelle à se fixer en signes arbitraires, et cet arbitraire rend à son tour le système actuel ouvert aux changements, à d’autres « déformations cohérentes » possibles.

Mais comment le son devient-il significatif dans notre vécu concret ? Merleau-Ponty procède ainsi en second lieu de ce cours à examiner comment la « parole » — le pouvoir expressif — fonctionne pour engager l’individu dans un langage déjà institué avant sa propre vie. Deux scénarios typiques sont à scruter : l’obtention de la puissance expressive (c.-à-d. l’apprentissage linguistique) et la perte de celle-ci (c.-à-d. l’aphasie).

Dans l’apprentissage du langage, le son capture et fixe la signification pour la première fois. L’étude s’intéresse à trois axes en interaction : l’articulation systématique, le rapport à autrui et le rapport au sens (p. 94).

À la lumière de la conception diacritique de Saussure, le philosophe interprète une découverte singulière de Roman Jakobson : au passage du babillage à la parole proprement dite, l’enfant perd les sons n’appartenant pas à sa langue situationnelle. Cette « déflation » sonore, loin d’être une régression, implique plutôt que l’enfant « commence à s’approprier la variété sonore, à la gouverner selon un “système de contrastes phonématiques” » (p. 93). Il anticipe l’avènement du sens et se prépare à s’intégrer au monde de communication de l’adulte. Comme le souligne Merleau-Ponty, cette ouverture au sens ne résulte pas d’une opération intellectuelle (qui fait alors défaut à l’enfant). Elle émerge par détour, à partir du rapport affectif de l’enfant avec autrui.

Pour éclairer le parallélisme du changement structurel de la situation affective de l’enfant et de son progrès linguistique, Merleau-Ponty se réfère aux exemples fournis par F. Rostand : en attendant la naissance d’une petite soeur deux mois plus tard, l’enfant acquiert le futur ; à la naissance du nourrisson, il établit le « pour que » du subjonctif en dépassant l’attitude égocentrique pour une oblativité allocentrique (p. 98). Merleau-Ponty explique que le rapport à autrui est « un élargissement du rapport exclusif avec la mère » (p. 99). Initialement, l’enfant reste dans l’état narcissique et l’indifférenciation du moi-autrui. Mais éprouvant au niveau perceptif son décalage corporel avec sa mère, il cherche à compenser ce creux et à la rejoindre sur un autre plan — le plan symbolique — en s’intégrant à la chaîne verbale maternelle, en conquérant la « mère parlante » (p. 107), et davantage, en s’instituant dans une assurance persistante de la réciprocité avec autrui en général. « Le langage est par excellence instrument de cette généralisation » (p. 99).

En effet, selon Merleau-Ponty, la parole émerge d’une crise affective et ouvre un nouveau milieu de vie en restructurant la vie affective elle-même. Le creux entre moi et autrui est traité « en quasi ». Le rapport entre l’affectif et la parole est ainsi dialectiquement conçu. La parole « doit toute son énergie » à l’affectif, à « une source […] distincte de lui, qui l’utilise » (p. 116, note de bas de page), mais, en attendant, la parole transcende par l’accomplissement du monde affectif. Pour cette raison, la fonction dialectique de la parole se décrit systématiquement en termes oxymoriques : rejoindre par détour, réalisation-destruction, déformation cohérente, etc.

Effectivement, le rapport entre la parole et l’affectif s’opère comme figure sur fond. Si cette figure devient désintégrée du fond, on est face au cas de l’aphasie expliquée par Goldstein. L’aphasique, faute de l’attitude catégoriale (« dénomination vraie »), reste dans l’usage automatique du langage (« savoir verbal extérieur »). C’est-à-dire que le sujet, disposant du langage acquis grâce à la puissance diacritique, perd cette puissance ; il ne demeure donc que dans les « Wortbedeutungen » comme résultat positif de l’institution. Il a du mal à apprendre de nouveaux mots et même à se rappeler certains mots acquis. En somme, le langage articulé régresse vers l’état amorphe. Parallèlement, sa vie affective se stérilise : manque du besoin de s’exprimer et du rapport avec autrui — dégradation de sa puissance de transcender l’immédiat. Ses instruments expressifs sont figés, sans vitalité originaire pour réactiver le fond, donc il n’a plus la position intermédiaire dans le jeu de figure-fond, réel-imaginaire et actuel-possible.

Bien entendu, ce cours consacré à la parole cherche à suspendre la strate instituée du langage afin de mettre en relief la puissance expressive fondamentale. Suivant ce fil conducteur, le cours pourrait être conçu comme une opération par degrés, en deux moments progressifs : (a) le cas inchoatif et le cas régressif, se contrastant l’un et l’autre, constituent le premier moment. Ils partagent le titre « La Parole en action » (p. 92), qui implique la passivité de l’engagement du sujet dans le langage institué, la langue quotidienne parlée par tous. Merleau-Ponty souligne ici comment le sujet s’institue pour devenir membre de la communauté parlante et acquiert l’usage « prosaïque » du langage. (b) En opposition, le cas de Proust met en évidence le sujet en action : en maniant les signes institués, l’écrivain met en concordance son expression et son vécu, révèle l’usage « poétique » ou « créateur » du langage par excellence (p. 199), et répond ainsi à l’appel de l’être. L’analyse de Proust constitue le troisième lieu de ce cours.

Lorsque le sujet parle le langage courant accessible à tous, son expression n’est pas encore polarisée par son monde perçu individuel. Un décalage reste à conquérir. Cette tâche ne se remplit pas par une abstraction intellectuelle qui traduirait directement l’expérience en idées, mais par une opération indirecte : en se tournant vers les choses et les autres.

Pour Proust, les choses et les autres ne se donnent jamais pleinement ; leurs apparences visibles s’accompagnent en principe d’un « intérieur » invisible. S’entrouvrant à nous, ils agissent comme traces qui nous permettent d’entrevoir l’être, et ainsi nous appellent à contempler les lacunes, l’absence et l’horizon au-delà des apparences, à savoir le fond en profondeur de la figure. Ainsi, Proust suspend volontairement la perception intellectualisée et retourne à la « vision première » alogique, où la ville n’emploie « pour la petite ville que des termes marins et que des termes urbains pour la mer » (p. 151). Les choses sont ramenées à l’état naissant ; la participation métaphorique entre eux est restituée, mise à la disposition de l’écrivain pour être réarticulée.

La vision est reformée dans le style individuel de l’écrivain, qui fixe cette organisation perceptuelle inédite par l’écriture. De nouvelles possibilités sont ainsi créées au-delà de l’expression conventionnelle. C’est pourquoi Merleau-Ponty souligne avec Proust que l’écrivain tend à se retirer des conversations quotidiennes pour travailler « en fermeture à soi » (p. 172). L’interlocuteur de son écriture n’est pas celui qui s’immerge dans le langage acquis. En imagination, l’écrivain crée son lecteur qui comprendrait sa nouvelle narration à inaugurer : « cette parole originaire réveillée et créant une intersubjectivité à la seconde puissance, ou une surobjectivité » (p. 150).

Une « surobjectivité », car la création est au fond un recommencement du déroulement de l’être qui suscite l’au-delà de lui-même, comme si l’informulé des choses appelait la parole. Proust engage radicalement sa vie en réponse à l’appel de l’être, comme s’il devenait l’agent de l’expression de la nature encore muette, comme s’il ne faisait que mettre en avant un « livre intérieur » déjà écrit en lui antérieurement (p. 166).

Il y a apparemment platonisme et pansubjectivisme chez Proust lorsqu’il dit « l’art est ce qu’il y a de plus réel », et « l’art premier, la vie seconde » (p. 190). Or, aux yeux de Merleau-Ponty, c’est précisément parce que Proust est bien conscient de la transcendance du monde qu’il se retire de la réalité, « s’ignore comme libre » et tente de reprendre l’être au milieu symbolique (p. 191). Par l’art, il aspire à recréer et à reconquérir le monde qu’il ne peut conquérir en réalité affective. En ce sens, son platonisme est « en quasi », « pseudo-platonisme » (p.141), sublimation qui guérit les blessures réelles. Pour Merleau-Ponty, Proust vit la « vraie vie » au fond de tout humain, et son écriture tend vers une expression de la vérité (p. 174-175).

Mais on ne peut s’empêcher de demander : comment précisément la parole créatrice, en tant que quasi-idéalisation, nous aiderait-elle à concevoir la parole philosophique qui procède aussi du registre symbolique, mais qui se dit de manière moins individualisée ? Comment comprendre que l’usage poétique du langage, exprimant la vraie vie intérieure de tous, ne soit cependant pas atteint par tous ? Comment concevoir précisément le rapport entre le langage institué et le langage créateur ? Merleau-Ponty se demande alors vers la fin : « Ces significations prosaïques […] sont-elles d’anciennes significations poétiques ou obliques ? Et inversement, les poétiques seront-elles aussi accessibles ? » (p. 201). Ainsi, le philosophe prévoit le thème du cours à venir, « l’institution », pour éclairer davantage le rapport « circulaire » entre l’individu et l’institution collective, entre culture et nature. Sa recherche se percevra davantage comme ontologisante, dont le germe, pourtant, s’annonce déjà dans ce cours consacré à la parole. Comme l’écrit Frank Robert dans la postface, « Le problème de la parole est […] bien le problème de l’institution » (p. 263).