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Malgré leurs différences d’apparences et de fonctions, le logo et le timbre sont deux signes de représentation qu’il peut être intéressant de mettre en parallèle du fait des nombreuses similarités qu’ils ne cessent finalement d’afficher. Ils sont tous deux des systèmes syncrétiques mêlant des modes de signification linguistique et iconique. Par ailleurs, ils sont des signes complexes qui ont la charge de représenter une entité particulière, à la fois matérielle et immatérielle, qui est l’organisation dans le cas du logo et le pays dans le cas du timbre[1]. Afin de mettre en évidence leurs modalités sémiotiques réciproques, nous proposons une étude comparative du logo de la France et de son timbre définitif. Il s’agira de voir dans quelle mesure ces deux signes d’apparences très semblables, qui expriment deux conceptions symboliques de la communauté, diffèrent quant à leur modalité représentationnelle.

La question de la représentation

Le timbre et le logo sont tous deux des signes de petite taille (de l’ordre du centimètre carré) qui s’inscrivent dans une logique de condensation, phénomène d’ailleurs manifeste dans l’origine du mot logo qui abrège celui de logographie et renvoie à l’écriture sténographique, fondée sur une économie de moyens ; tous deux fonctionnent à l’image de ces « hyper-résumés qui donnent un équivalent, avec un minimum de traits »[2]. Ils sont aussi des images symboliques, par opposition à des images historiques qui se veulent « le reflet direct de la chose même »[3], et nécessitent de ce fait une opération plus ou moins complexe de déchiffrement. Le déchiffrement de ces deux signes est d’autant moins immédiat qu’ils ne résultent pas d’une composition de type héraldique, mais davantage d’une traduction de telle ou telle caractéristique (vertu, dessein politique, règle de vie, déclaration de foi, etc.) de la communauté représentée, à travers des couleurs et des formes parlantes[4]. À ce titre, ils sont des systèmes syncrétiques qui présentent souvent une structure sémiotique riche. Celle-ci s’organise sous trois modalités :

  • Une structure incluant exclusivement des éléments linguistiques (par exemple, Coca-Cola, IBM).

  • Une structure n’incluant que des éléments iconiques : le logo est réduit à son icotype (exemples de Nike ou de Shell), ce qui est a priori difficilement envisageable dans le cas du timbre, qui doit faire mention du nom du pays d’origine et parfois du prix ; cependant, il arrive, comme l’a justement montré David Scott, que le travail typographique permette la transformation du texte en image par une sorte d’iconisation des éléments alphanumériques (exemple de l’iconisation du monogramme RF pour certains timbres définitifs français)[5].

  • Une structure mêlant les éléments alphanumériques et iconiques (cas le plus fréquent) : le logo résulte alors de l’association d’un logotype (socionyme de l’organisation) et d’un icotype ; le timbre résulte dans ce cas de l’association d’un emblème et d’éléments indiciaires permettant d’identifier le pays (nom ou monogramme).

Cette structure syncrétique a dans chacun des cas la fonction d’assurer la représentation d’une entité collective et immatérielle. Pour le timbre, il s’agit de représenter un pays au moyen de traits identitaires qui subsument son identité afin de le différencier d’autres pays ; dans le cas du logo, il s’agit de représenter une marque ou une organisation (c’est-à-dire souvent une pluralité d’acteurs) dans une logique de marché soumis à une âpre concurrence des signes.

Or re-présenter, comme le rappelle justement Louis Marin, c’est « présenter à nouveau (dans la modalité du temps) ou à la place de (dans celle de l’espace) », c’est-à-dire redoubler une présence[6]. La représentation à l’œuvre dans le logo et le timbre signifie que ces signes matérialisent chacun une entité immatérielle et plurielle et se présentent à sa place. Dans les deux cas, ils participent d’une mise en signes et des récits que la communauté raconte à son propre sujet, dans la mesure où un pays ou une organisation ne peuvent se re-connaître immédiatement, mais seulement par la médiation de signes culturels. Ces récits permettent à la communauté représentée de s’inscrire dans un régime de mêmeté qui lui confère une cohérence interne malgré la diversité de ses acteurs, une spécificité vis-à-vis de l’extérieur, ainsi qu’une continuité dans le temps[7].

La représentation de l’immatériel communautaire oblige en effet à recourir à une fiction par laquelle la matière changeante du corps organisationnel est subordonnée à sa consistance, à son identité, à travers les catégories du temps et de l’espace. La perdurance de l’entité collective (à travers notamment ses divers signes de représentation) implique de forger la subsistance d’un principe de cohérence interne. Cette fiction est rendue possible par la capacité à créer la fiction d’un destinateur unique, alors même qu’il subsume une entité collective. Le logo et le timbre assument alors une sorte de fiction-auteur[8], en ce qu’ils visent à s’ériger au fil du temps comme catégorie fondamentale de l’assignation et de la désignation des discours de la communauté représentée, lui garantissant ainsi son uni(ci)té en la rapportant à un foyer unique d’expression.

Cependant, si les fonctions du timbre et du logo, en tant que signes de représentation, sont très similaires du point de vue référentiel et expressif, le fondement même de leur pouvoir représentationnel n’est pas le même. En effet, le logo est investi d’un pouvoir essentiellement pragmatique : modifier des représentations, induire une image de l’organisation représentée, voire inciter à l’achat d’un produit. Le pouvoir représentationnel du logo se double donc nécessairement d’un pouvoir d’efficacité qui renvoie à sa capacité d’agir sur une cible ; le dispositif représentationnel à l’œuvre redouble un effet de présence par un effet de pouvoir. Le logo a le pouvoir de substituer la présence à l’absence, mais il incarne également un pouvoir de faire agir le récepteur (sous la forme, par exemple, d’acte d’achat ou de prescription du produit qu’il endosse). Le logo allie donc un pouvoir de conjonction (en assurant l’unité plastique d’une organisation) et un pouvoir d’injonction (en suscitant un acte de la part du public cible). La représentation est ici une façon de mettre la force et le pouvoir en signes. Ainsi, la fonction d’emprise d’un logo dans un linéaire de magasin ou sur une publicité fonctionne toujours plus ou moins à la manière d’une injonction : le logo informe et indique tout comme le timbre, mais surtout il invite à agir en suggérant « Achetez le produit que j’endosse, faites-lui confiance ! ». La vertu figurative et représentationnelle du logo se double donc d’une fonction pragmatique, le transformant de fait en un véritable « vendeur silencieux »[9].

Tableau

Les différentes fonctions dévolues au timbre et au logo

Les différentes fonctions dévolues au timbre et au logo

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Ainsi, la fonction impressive est déterminante pour le logo (il s’agit d’impliquer le destinataire qui est souvent un client ou un actionnaire dans le cas d’une entreprise), alors que cette fonction n’est pas déterminante dans le cas du timbre. Cette importance de la fonction impressive renvoie également à la question de la légitimité du signe. Un timbre a en effet souvent recours à un ou plusieurs emblèmes du pays, officiels ou officieux, connus de tous et qui ne posent donc guère de problème de légitimité. Le timbre est d’emblée légitime du fait qu’il est un légisigne rhématique iconique – un signe qui est une loi, c’est-à-dire une espèce d’idéogramme, émis par une agence officielle (en l’occurrence la poste) et généralement reconnu et utilisé par un très large public[10].

Tel n’est pas le cas pour le logo qui ne peut recourir à des emblèmes officiels, dans la mesure où ceux-ci n’existent que très rarement pour les entreprises (sauf par exemple dans le cas d’entreprises nationales qui reprennent les couleurs du drapeau dans leur logo, à l’exemple d’Air France ou de British Airways). Le logo doit sans cesse (ré-)établir sa légitimité de signe de représentation, ce qui explique notamment l’importance de la fonction impressive.

Du fait de sa double fonction représentationnelle (tenir lieu du destinateur) et pragmatique (impliquer le destinataire), le logo oscille alors souvent entre un régime expressif et un régime impressif ; dans certains cas, en effet, le logo adhère très étroitement à l’identité de l’organisation (ce qu’elle est, ce qu’elle fait), alors que dans d’autres cas, l’accent est davantage mis sur l’impression faite sur le destinataire. Dans un cas, il s’agit d’exprimer sous forme graphique ce qu’est l’organisation, la façon dont elle se représente. Dans l’autre cas, il s’agit davantage d’imprimer dans l’esprit du récepteur une certaine image de l’organisation, quitte à provoquer une distorsion entre la façon dont l’organisation se perçoit et la façon dont elle est perçue par ses publics. C’est la raison pour laquelle la création d’un logo s’accompagne pratiquement toujours de paratextes (un slogan explicatif, par exemple) qui ont pour fonction d’expliciter le signe aux yeux de ses destinataires, ce qui n’est pas le cas pour le timbre.

Néanmoins, le timbre et le logo sont le lieu d’une tension permanente entre une visée expressive et une visée poétique. Il s’agit d’exprimer les valeurs de l’émetteur (pays ou organisation), tout en innovant sur le plan de la représentation plastique pour rester contemporain (ainsi que l’illustre l’évolution fréquente du timbre définitif de la France qu’a analysé David Scott[11]). C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles nombre d’artistes (Garouste, Widmer, Miro) se sont attelés à la conception de l’un ou de l’autre de ces signes.

La question de la présentification

Le timbre directement préhensible dans sa matérialité (sa matière, ses dentelures) engendre une démarche appropriative : l’acheter, le décoller, le recoller de telle ou telle façon, etc. Il n’en est pas de même du logo. En effet, le logo impose d’emblée son support qui lui est consubstantiel (ce qui n’est pas le cas pour le timbre qu’il est possible de coller à des fins ludiques sur n’importe quel support). Le logo oppose, par contre, la diversité inouïe de ses possibles supports, néanmoins toujours déterminés par l’organisation émettrice. Ainsi, alors que l’on voit surtout des timbres sur des cartes postales, des enveloppes ou des albums, le logo peut connaître des supports aussi variés que des cartes de visites, un site web, un véhicule d’entreprise, la façade d’un siège social, des porte-clefs, des chocolats, et même le corps humain…

En outre, le logo et, dans une moindre mesure, le timbre peuvent communiquer par-delà le support sur lequel ils sont apposés. Ainsi, le choix du timbre (lorsque ce n’est pas le timbre définitif) peut être utilisé par le destinateur comme message à l’égard de son destinataire. On n’utilise pas le même genre de timbre pour une correspondance amoureuse et pour une correspondance administrative ! Le timbre peut en effet communiquer une sorte d’affect à la lettre. Ce phénomène est surtout valable pour le logo (offrir un produit doté d’un logo peut signifier une volonté de transmettre au destinataire les valeurs défendues par le logo, notamment pour les produits fortement visibles comme les vêtements, les chaussures, etc.). Comme dans les deux cas, l’objet de représentation ne peut être un décalque de l’objet représenté (organisation ou pays), il s’agit de mettre en œuvre des modalités sémiotiques par lesquelles le signe incorpore la communauté représenté, mécanisme particulièrement observable dans le cas du logo. Celui-ci ne se borne pas à représenter l’organisation, il peut également la rendre littéralement présente dans l’ensemble de ses productions discursives et sur ses supports de communication. Par ailleurs, le pouvoir du logo fonctionne essentiellement par contamination. Apposer un logo sur un produit signifie, par un effet magique de contiguïté, que les valeurs défendues par le logo s’infusent au produit lui-même. Il en est rarement de même pour le timbre, qui reste toujours extérieur à son support, alors que le logo vise, lui, à s’incorporer dans le support.

Cette notion de présentification est essentielle, puisqu’elle renvoie à l’efficacité symbolique qui fonctionne souvent par un processus de contiguïté, c’est-à-dire de ressemblance par contact. Ainsi, apposer sur un produit le logo d’une entreprise, ce que font certaines marques comme Danone ou Nestlé, dans le domaine agroalimentaire, ou bien Philips, IBM (cas de stratégies dites d’endossement), c’est du même coup induire que les qualités de l’organisation vont ainsi être diffusées dans le produit lui-même par simple contact. Danone, en apposant son logo représentant un enfant regardant la lune sur des biscuits ou des yaourts, signifie par là même, de façon on ne peut plus explicite, que ces produits, qui sont cautionnés par l’entreprise Danone (le fabricant), sont aussi empreints des mêmes valeurs que celles défendues par l’entreprise, à savoir l’enfance, la nature et la santé. On voit d’ailleurs ici que le logo est une mise en récit des produits qu’il estampille ; il articule de façon narrative et figurative un programme d’action sous-tendu par des valeurs et des compétences. Ce qui n’est pas le cas du timbre dont l’effet ne se propage pas par contamination à l’ensemble des supports auxquels il s’applique. Ce phénomène de contamination explique pourquoi la signification du tatouage de logo est hautement symbolique, et difficilement envisageable pour le timbre (a-t-on jamais vu des individus se tatouer un timbre ?)

La question de l’incorporation

Nous allons maintenant considérer le timbre définitif de la France et le logo de la France (élaboré en 1999 à la demande du Premier ministre) pour voir dans quelle mesure ces deux objets de sens à la fois se ressemblent et diffèrent sur le plan de leur fonctionnement sémiotique.

Le logo de la France a pour principale fonction d’intervenir comme identifiant de l’État annonceur. La fiction–auteur est dans ce cas rendue difficile du fait de la multitude des ministères et de la variété des thématiques, d’où la volonté de se doter d’un signe visant à unifier la vision disparate de l’État français. La création d’un tel logo, qui existe pour d’autres pays comme l’Espagne (dont le logo a été dessiné par Miro), essentiellement pour des fonctions touristiques, vise à suppléer l’absence d’emblème de la France. En effet, comme le rappelle Michel Pastoureau, la France contemporaine n’a pas d’autre emblème officiel que son drapeau, défini par l’article II de la Constitution de la Ve République. Cette situation, unique en Europe,

[...] présente l’avantage de donner au drapeau tricolore une force unitaire considérable et d’en faire pleinement le symbole de l’État et celui de la Nation, mais elle constitue aussi une gêne importante sur le plan diplomatique et protocolaire.[12]

Illustration 1

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Illustration 2

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Cela à la différence des autres États occidentaux qui possèdent à la fois un drapeau, des armoiries et une figure emblématique spécifique, tous trois soigneusement déterminés par des textes constitutionnels. D’autres emblèmes de l’histoire de France, comme les fleurs de lis, le bonnet de la liberté, l’aigle, les abeilles, la francisque ou les faisceaux des licteurs, dont l’image est désormais liée aux mouvements fascistes, la croix de Lorraine et le buste de Marianne que l’histoire de France pourrait légitimer comme emblème, sont aujourd’hui trop marqués du point de vue politique et idéologique[13].

Le logo est composé de trois parties : un icotype, qui résulte de la fusion de deux emblèmes et qui représente un profil stylisé de Marianne dessiné dans le blanc du drapeau tricolore ; les trois valeurs de la devise républicaine, puis le logotype identifiant la République française.

Le timbre définitif présente quant à lui une vue de trois quarts du visage de Marianne, orné ici encore des valeurs de la République.

Ces deux signes se ressemblent par leur taille, leur fonction et leur structure, qui intègre des éléments indiciaires, des éléments symboliques (nom de pays, valeurs du pays) ; ils diffèrent en ce qui concerne le mode de représentation (le profil de Marianne stylisé versus la face de Marianne aux traits relativement précis) et la disposition des éléments iconiques et linguistiques (structure tripartite pour le logo versus structure unitaire pour le timbre).

On ne peut donc qu’être frappé par une certaine similitude de ces signes, ce qui fait d’ailleurs dire à Maurice Agulhon, à propos du logo, qu’il s’agit « plutôt d’une esthétique de timbre-poste que de logo »[14]. Il est d’ailleurs tout à fait significatif que cette image, due à Bernard Candiard, créée et diffusée par le service d’information du gouvernement, ne soit d’ailleurs pas appelée « logo » mais « identifiant ».

L’utilisation de Marianne, pour un signe (le logo) qui se veut contemporain, est étonnante, du fait de l’usure de la figure traditionnelle de Marianne, liée à des raisons techniques autant que politiques. Si Marianne est une figure dont la fonction est bien définie, et ne représente plus guère qu’un sobriquet sentimental en philatélie, on peut néanmoins s’étonner de la voir utilisée pour un identifiant gouvernemental.

La similarité des représentations picturales à l’œuvre dans le logo et le timbre de la France montre, de façon générale, que la représentation de cette entité collective et immatérielle qu’est une organisation pose le même type de problème que celui posé par la représentation de la République ou de l’État, c’est-à-dire la question de l’identité d’une entité collective, et invisible de surcroît, dont il s’agit de manifester la perdurance dans le temps et la consistance dans l’espace. C’est notamment ce à quoi renvoie l’idée d’un seul et même corps dans lequel se succèdent d’innombrables individus se substituant les uns aux autres, se transmettant le relais de leurs offices comme par un mouvement de flux[15]. La fiction-auteur que nous évoquions précédemment permet au corps invisible de conserver son identité dans le temps. Ernst Kantorowicz a notamment montré, dans Les Deux Corps du roi[16], comment juristes et théologiens médiévaux sont parvenus à former des catégories mentales destinées à se représenter la permanence (voire l’éternité) d’entités collectives, telles que l’Empire, l’Église ou le peuple, entités formées non pas comme des collections d’individus, mais instituées sur le modèle du corps humain à la fois un et articulé[17]. Il fallait en effet que l’on puisse combler le vide laissé par la mort des titulaires d’offices, par la « démise » du roi ou la disparition d’un évêque, d’un abbé, etc. Or le corps est l’une des métaphores employées pour représenter l’organisation ou le pays, particulièrement à travers l’allégorie qui consiste justement à incorporer ou à personnifier la République. L’allégorie est une sorte de fiction qui permet notamment de représenter une entité intangible et collective, à savoir la perpétuité et la perdurance de l’entité collective (dans le temps et dans l’espace), et la succession des éléments qui la composent (individus, projets, dispositifs matériels, etc.). La similarité des motifs de représentation dans le timbre et le logo manifeste donc cette volonté sémiotique d’incorporer la communauté dans le signe. Néanmoins, au-delà de cette ressemblance sur le plan de l’expression, il est possible de lire dans ces signes deux visions distinctes de la communauté.

La question du symbole

Au-delà de l’apparence plastique de ces deux signes, considérons maintenant les différences qui les affectent sur le plan de leur fonctionnement symbolique. Ces deux signes impliquent un contrat qui n’est pas de même nature. En effet, l’apposition du timbre sur une lettre m’assure que celle-ci arrivera à bon port. Il s’agit d’une transaction commerciale dans laquelle le confiance ne joue pas à l’égard de l’instance représentée, puisque la légitimité de l’émetteur du signe n’est pas en cause. Le timbre et le logo sont donc des symboles au sens où ce sont des objets à trois dimensions (spatiale, temporelle et sociale), qui sont mobiles et qui réunissent présent et passé[18]. Mais souvenons-nous du fait qu’au-delà de ces propriétés, le symbole signifie également une convention, un contrat[19]. C’est sans doute dans cette dernière acception que le timbre et le logo diffèrent fondamentalement. Le logo est essentiellement doté d’une fonction remembrante[20] et reconstituante (il réunit les membres épars d’une communauté). Outre sa fonction consensuelle, le logo signale l’appartenance, ce que ne fait pas forcément le timbre. Dans le cas du timbre, le destinataire peut être intérieur ou extérieur, alors que dans le cas du logo, le destinataire est intérieur, dans la mesure où le logo vise justement à renforcer les termes d’un lien en suggérant une sorte de cosubstantialité du destinateur et du destinataire. Le logo s’inscrit dans un geste politique, au sens où la politique régit l’ensemble des rapports entre l’État et les citoyens, leurs intérêts, leurs droits et leurs obligations mutuelles, afin de la transformer en quelque chose de proche, de familier et de presque palpable au moyen de symboles[21].

Il s’agit alors d’une relation entre le citoyen et l’État, qui engage des modalités fiduciaires et qui pose la question de la crédibilité du destinateur lorsque celui-ci fait une proposition ou une promesse. Le logo subsume alors trois éléments majeurs de la relation fiduciaire entre l’État et le citoyen (que l’on pense par exemple à l’apposition du logo sur une feuille d’impôt…) :

  • Un contrat : la validité de la promesse s’inscrit à l’aune du temps et de l’expérience (d’où notamment l’importance de recourir à des emblèmes historiques de l’État, fussent-ils officiels ou officieux). Comme le rappelle Régis Debray,

    To symbolon, neutre singulier, n’est pas un signe, c’est une chose […] coupée en deux dont les hôtes conservaient chacun une moitié […] pour faire reconnaître les porteurs et faire prouver des relations d’hospitalité contractées antérieurement. Le symbole engage donc un sens dérivé de gage, de garantie (socialement indexée) d’une convention passée[22],

    qui est donc implicite dans le logo de l’État français. L’État manifeste ainsi le pouvoir supérieur, son appareil et les fonctions qui lui sont attribuées pour agir dans la société[23]. L’attribut principal de l’État est d’ailleurs d’œuvrer au bien commun. Le bien commun est donc ce qui nous regroupe et sans lequel le pouvoir n’a aucune justification.

  • La possibilité de sanction. L’évaluation de la promesse s’appuie sur la capacité pour le destinateur à tenir des engagements dans la durée en les assortissant d’une proposition de sanction faite au destinataire en cas de non-respect. Pour que cette sanction puisse s’exercer, et que son éventualité nourrisse la confiance, il faut un « dépôt de garantie », des gages qui s’opposent à une créance sans garantie ; c’est ce dont doit nécessairement témoigner le logo en apposant les valeurs de la République française, qui fonctionnent à la façon d’une signature et d’un engagement.

  • La reconnaissance réciproque des partenaires : en projetant le destinataire dans un signe de communalité, on permet au destinataire de l’identifier mais surtout de s’identifier à elle. La fonction politique du logo est donc de convaincre les citoyens qu’ils appartiennent au même corps politique, dont ils dépendent entièrement pour leur sécurité et leur bien-être ; mais aussi de définir et de légitimer une certaine répartition du pouvoir, de l’autorité et de la richesse. C’est pourquoi l’État pourrait être assimilé à un corps humain, où tous les membres ont leur propre fonction mais doivent coopérer avec la tête et lui obéir. Ce mécanisme traduit une sorte de bienveillance justement capable de maintenir le crédit en dépit des obstacles ou même des défaillances. D’ailleurs, la confiance se génère ainsi : en anticipant la reconnaissance de l’autre, on renforce la validité et la fiabilité de l’engagement[24].

La question de la communauté

Si le timbre et le logo sont tous deux des signes éminemment politiques, au sens où la politique est un art de symbolisation,

[...] d’unification, de la multiplicité (elle crée l’un), leur fonction symbolique diffère. Dans les deux cas en effet, il s’agit de rendre visible une totalité qui est par essence invisible, qui doit donc être personnifiée pour être vue, symbolisée avant de pouvoir être aimée, imaginée avant de pouvoir être conçue.[25]

Néanmoins, le logo et le timbre représentent deux conceptions de la totalité que rappellent les quantificateurs latins omnis et totus[26].

Le rôle du logo est en fin de compte de présentifier le bien commun qui, dans son principe même, est la solution adoptée par la société française pour maintenir sa cohésion. Il doit montrer que l’État agit dans la société plus que sur la société (d’où sans doute l’entrelacement des deux emblèmes), et qu’il intègre particularismes et diversités, locales et sociales[27].

Il s’agit donc ici d’une vision omnis, la totalité qui renvoie à la réunion d’individus distincts dans une communauté qui reconnaît l’autonomie de chacune de ses parties (« tous »). La vision omnis se rattache à un style social distinctif, où les individus reconnaissent leurs différences et s’unissent dans un ensemble ; la totalité manifeste ce lien entre chacune des parties qui la composent, sans en altérer l’individualité. D’où sans doute la structure tripartite du signe, mais aussi le caractère stylisé de Marianne, dans lequel chacun peut projeter ses propres représentations ainsi qu’une vision très articulée du corps humain (comme agencement de parties interdépendantes) et des emblèmes (le drapeau, la silhouette de Marianne).

Le timbre vise davantage à figer la totalité, à en imposer une représentation. Il se décline davantage comme totus, qui renvoie à la totalité envisagée comme un bloc, une masse, absorbant les individus, les rendant indiscernables, et les niant comme réalités indépendantes : tout. Totus se rattache à un style social intégrateur, où la totalité est première, ignorant les traits individuels. D’où sans doute la volonté d’imposer une représentation figurative de Marianne (qui ne laisse pas la place à une quelconque projection personnelle), ainsi que la structure monolithique du signe qui intègre en un seul bloc les éléments iconiques et linguistiques. Le logo a donc une visée d’intériorisation du destinataire au sein d’une communauté fondée sur l’articulation de ses parties, tandis que le timbre projette une sorte d’extériorité de la représentation nationale, qui se présente comme une totalité homogène.

Derrière ces deux conceptions de la totalité qui sont ici notamment exprimées par la structure des signes mais aussi par deux visions du corps humain, apparaissent deux approches de la communauté.

L’idée de communauté qui transparaît dans le timbre est une vision qui pense la communauté comme une « subjectivité plus vaste » ; par cela, elle gonfle le soi à la puissance nième pour parvenir à la figure hypertrophiée de « l’unité d’unités »[28]. Ces conceptions sont liées par le présupposé non réfléchi que la communauté est une propriété des sujets qu’elle réunit – un attribut, une détermination, un prédicat qui les qualifient comme appartenant à un même ensemble – ou bien encore par une substance produite par leur union. Les sujets sont alors sujets d’une entité plus large que l’identité individuelle. La communauté est conçue comme un plein, un tout (ce qui renvoie justement au sens originel du lemme teuta, qui dans plusieurs dialectes indo-européens indique l’être gonflé, puissant, soit par conséquent la plénitude du corps social en tant qu’ethnos, Volk, people). Elle peut être également un bien, une valeur, une essence que nous pouvons perdre et retrouver, comme quelque chose qui nous a déjà appartenu et qui pourra donc nous appartenir de nouveau, comme une origine qui est à regretter, comme ce qui nous est le plus propre. Qu’il nous faille nous approprier notre « commun » ou communiquer notre « propre », il résulte que la communauté demeure étroitement liée à la sémantique du proprium. Le timbre vient ici représenter ce qui est le commun de chacun des membres de la communauté.

Tel n’est pas le sens de la communauté induit par le logo. Celui-ci renvoie davantage au substantif communitas (qui se définit justement par opposition au propre). Dans toutes les langues néo-latines, est commun « ce qui n’est pas propre à », ce qui commence là où le propre finit. Le commun est ce qui appartient à plus d’un, à plusieurs ou à tous, et par conséquent est public, par opposition à privé, ou bien général (mais aussi collectif) en contradiction avec particulier.

Cette vision de la communauté est liée à la notion de munus, qui promeut l’idée de « devoir » (obligation, charge, office, fonction). Le munus est un don particulier qui dénote l’échange. Une fois que l’on a accepté le munus, on est placé dans l’obligation de rendre en retour, soit en termes de bien, soit en termes de service. Munus est en somme le don que l’on donne parce que l’on doit donner et que l’on ne peut pas ne pas donner. Un don qui affirme de façon tellement nette le caractère de devoir attaché au munus qu’il modifie, et rompt même, le rapport de correspondance biunivoque entre donateur et donataire. Bien qu’il naisse d’un bienfait reçu précédemment, le munus désigne seulement le don que l’on donne, pas celui que l’on reçoit. Il est tout entier orienté dans l’acte transitif qui consiste à donner. Il n’implique en aucune manière la stabilité d’une possession – et d’autant moins la dynamique d’acquisition d’un gain –, mais une perte, une soustraction, une cession. Il est un « gage » ou « tribut » que l’on paye de manière obligatoire. Le munus est l’obligation que l’on a contractée envers l’autre et dont on est contraint de s’acquitter de manière appropriée. En réalité, ce qui prévaut dans le munus, c’est la réciprocité du don, ou mutualité, qui livre l’un à l’autre par un engagement commun, disons même par un serment commun. L’on retrouve l’étymologie du mot symbole attachée à la notion de dette.

Le timbre et le logo répondent, chacun à leur façon, à la question suivante : quelle est la chose que les membres de la communauté ont en commun ?

Le timbre s’organise comme symbole autour d’une conception positive de la communauté fondée sur le partage (en commun) d’un bien, d’un patrimoine. Le logo vise une toute autre idée de la communauté, il vise plutôt l’idée de copartage d’une charge (fonction, tâche). Dans cette acception, la communauté est l’ensemble des personnes unies non par une propriété, mais par un devoir ou par une dette ; non par un plus, mais par un moins, par un manque, par une limite prenant la forme d’une charge, voire d’une modalité défective[29]. Le commun n’est pas ici caractérisé par le propre mais par l’impropre – ou plus radicalement par l’autre. Il est caractérisé par le fait que la propriété soit, partiellement ou intégralement, vidée et renversée en son négatif, par une dé-propriation qui investit et décentre le sujet propriétaire, le forçant à sortir de lui-même, à s’altérer. Dans une telle communauté,

[...] les sujets ne trouvent pas un principe d’identification – pas plus qu’un enclos aseptique à l’intérieur duquel établir une communication transparente où même le contenu de cette communication. Ils ne trouvent rien d’autre que ce vide, cette extranéité qui les constitue comme manquant à eux-mêmes…[30]