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Quelles incidences peuvent avoir les techniques numériques sur la mémorisation et la transmission de l’« héritage culturel » ? La question à laquelle je souhaiterais répondre pour ma part se situe en amont de celle-ci, car il me semble qu’elle doit être résolue au préalable : est-il vraiment pertinent d’aborder les nouveaux médias sous l’angle de la « mémoire » ? N’est-ce pas prendre le risque d’en limiter l’approche par avance et, plus encore, de la fausser ? Il ne fait assurément aucun doute que les notions d’« héritage » et de « mémoire » ont des affinités étroites l’une avec l’autre. Mais les rapports qu’entretiennent la mémoire et la culture sont-ils aussi évidents et aussi simples ? Si la parole, l’image, l’écriture et aujourd’hui le « multimédia » nous paraissent avoir pour vocation de conserver et de transmettre un savoir, c’est en vertu d’un a priori dont les sociétés de l’alphabet ‑ et les plus récentes d’entre elles ‑ sont en réalité seules responsables. Dans toutes les civilisations d’un type différent du nôtre, qu’elles soient orales ou écrites, on constate que la mémoire comprise comme archivage représente toujours, en effet, une valeur jalousement protégée, mais aussi qu’elle appartient toujours de droit et de manière exclusive à la parole. Ni l’image, ni l’écriture ne font autorité dans le domaine de la conservation et de la transmission culturelle ‑ je vais y revenir.

Rien n’interdirait toutefois d’adopter un tel point de vue ‑ puisqu’il est celui de notre culture ‑ si les techniques numériques n’avaient introduit dans cette culture une révolution fondamentale, qui oblige précisément à le remettre en question. En nous permettant de combiner, sur un support unique et homogène, image et langage écrit ‑ idéal que l’Occident a poursuivi vainement pendant des siècles par le biais de l’imprimerie, est-il nécessaire de le rappeler ‑, les techniques de numérisation nous restituent en effet, de façon aussi abrupte que, paradoxalement, immotivée, les conditions mêmes dans lesquelles, voici plus de cinq mille ans, les premiers systèmes d’écriture sont apparus. Ce n’est donc pas en prenant appui sur une sémiotique née de la lettre ‑ et, de façon plus générale, en nous fiant aux présupposés propres à la mouvance alphabétique ‑ que nous devons analyser le modèle de « mémoire » induit par ces techniques nouvelles, et le rôle que celles-ci doivent jouer dans notre histoire culturelle, mais à partir d’une sémiotique fondée sur l’idéogramme.

Ce qui distingue essentiellement l’idéogramme de la lettre est que, bien qu’il possède comme elle l’apparence d’une unité fixe ‑ on le constate en Mésopotamie, en Égypte et en Chine ou encore chez les Mayas ‑, il n’est fixe ni dans sa structure, ni surtout dans ses usages. Saussure en avait eu l’intuition en observant le caractère mutable de ses valeurs, un même idéogramme pouvant passer de la représentation d’un sens à celle d’un son ‑ mais il en avait conclu à l’imperfection de ce signe au regard de la lettre de l’alphabet. Partant d’une observation semblable, Peirce a réservé, au contraire, une place appréciable dans son système au « hiéroglyphe », en dissociant le « qualisigne » d’une réalité extérieure qu’il ne ferait que reproduire, et en lui accordant de ce fait une antériorité axiomatique sur toute représentation. Cependant, signe saussurien oppositionnel et légisigne peircien reposent l’un et l’autre sur le principe selon lequel une sémiotique doit être d’abord, et simultanément, abstraite et cohérente, ce qui implique qu’elle possède une homogénéité sans faille et qu’elle exclut la moindre intervention extérieure dans son système. Pour l’un comme pour l’autre, 1’« extérieur » ne saurait constituer qu’un référent : et le référent n’a pas de place dans les sémiotiques qu’ils ont conçues[1].

Or c’est bien parce que l’extérieur du sens inscrit est pleinement acteur dans le système auquel appartient l’idéogramme que celui-ci présente l’originalité insolite d’être « mutable ». C’est dans la mesure où son existence en tant que signe est indissociable de celle, matérielle et spatiale, de son support, qu’il peut proposer des valeurs entre lesquelles le regard du lecteur demeurera libre de choisir. Cette liberté est limitée, néanmoins, à certaines options codées d’avance : celles de « logogramme », c’est-à-dire de signe graphique faisant référence à un mot ou à un champ lexical donné, de « phonogramme » ‑ valeur verbale phonétique, qu’il s’agisse d’un mot ou d’une syllabe, voire de la consonne qui amorce cette syllabe, issue par homophonie du logogramme qui lui correspond ‑ ou enfin de « déterminatif », où le signe, sans être lui-même prononcé, éclaire la prononciation et le sens du caractère qui lui est voisin, dont il réduit de la sorte la polyvalence. C’est ainsi que, dans le système égyptien, le signe hiéroglyphique « maison », qui consiste dans le dessin d’un rectangle ouvert à sa base par une porte, signifie « maison » comme logogramme, mais vaut pour le groupe consonantique « PR » lorsqu’il est utilisé comme phonogramme, et apporte la connotation de « maison » au signe auquel il s’associe lorsqu’on lui attribue la valeur de déterminatif.

Notre civilisation a toujours privilégié les liens que serait censé entretenir l’idéogramme avec le pictogramme : ce dernier étant conçu par elle comme une sorte de « représentation verbale minimale », elle en a déduit arbitrairement qu’il existait une filiation naturelle de l’un à l’autre, d’où l’écriture serait issue. On sait que ce raisonnement est erroné à double titre : en raison de la définition de l’image qu’il suppose, laquelle ne prend en compte dans l’image que ses figures, à l’exclusion de son support et de ses intervalles restés « vides », et parce qu’il oblige à concevoir la genèse de l’écriture en deux étapes successives et sans lien l’une avec l’autre, la langue venant relayer, comme par magie, un imaginaire nécessairement impuissant à représenter les données abstraites du discours. On comprend, dans ces conditions, qu’il ait fallu attendre deux mille ans avant que, grâce à Champollion, la valeur phonétique des hiéroglyphes ait pu être enfin reconnue, et lue comme telle.

Mais c’est l’invention du déterminatif ‑ ou de la clé, terme que lui préfèrent les sinologues ‑ qui constitue l’aspect le plus original du système de communication verbo-visuel inauguré par l’idéogramme. C’est elle qui nous permet de comprendre ce que l’écrit doit effectivement à l’image. À l’opposé du pictogramme, en effet, le déterminatif ne sert pas à transposer visuellement un mot qui se prononce : il est la présence graphique de ce mot, abstraction faite de son énonciation. S’il peut être dit « figure » d’un mot, ce n’est pas au sens où il le « représenterait », mais parce qu’il autorise ce mot à intégrer l’espace de l’image, à faire sens par la vision. Plus précisément encore, il permet à la langue, dont la structure est régie par les lois de la commutation et de la permutation, de bénéficier de l’articulation sémantique propre à l’image, qui est de l’ordre du contraste et de la contamination. Chevreul est le premier à avoir saisi ce mécanisme en observant les modifications que subissent les couleurs ‑ ou plus exactement la perception que nous en avons ‑ lorsqu’on les met en rapport direct l’une avec l’autre (Roque, 1997). Mais ce même mécanisme se retrouve dans la peinture, où le voisinage alternatif des figures et des intervalles qui les séparent incite le spectateur à s’interroger sur le motif qui préside à leur association et à introduire de lui-même, à l’intérieur de l’image, des composants narratifs ‑ mythologiques, religieux, voire anecdotiques, pour rester dans le contexte de la peinture occidentale classique ‑ qui leur sont en réalité totalement extérieurs. Plus généralement, et plus subtilement, cette alternance syntagmatique de pleins et de vides a pour fonction de susciter des interrogations destinées à rester suspendues de manière indéfinie quant à la signification du spectacle qui nous est ainsi proposé. L’effet en est particulièrement saisissant dans La Tempête de Giorgione (vers 1505) ou dans certains tableaux de la période dite métaphysique de Giorgio De Chirico, par exemple Mystère et mélancolie d’une rue (1914). La peinture lettrée chinoise de paysages repose sur ce même principe[2]. La trouvaille que constitue l’invention du déterminatif ‑ et qui fait de lui l’axe essentiel du système idéographique ‑ est que l’on soit parvenu, grâce à lui, à exploiter cette extériorité du sens nécessaire à l’imaginaire visuel de telle manière que puisse s’insérer, dans la structure même de l’image, un élément emprunté à un domaine par ailleurs profondément étranger à l’imaginaire iconique, celui des mots.

Une règle de fonctionnement permettant de combiner en un ensemble sémantiquement cohérent des éléments hétérogènes, dès lors qu’ils sont reliés l’un à l’autre par un processus physique de voisinage, un support visuel dont la singularité est d’exister simultanément en tant qu’espace matériel et comme lieu virtuel de tensions génératrices de sens, tel est l’apport de l’image à l’écriture ‑ ce par quoi, devrait-on dire plutôt, elle l’a rendue possible. C’est le passage du champ au cadre, de la surface de communication transgressive introduisant l’invisible dans l’univers humain du visible ‑ dont on doit la découverte aux peintres de la préhistoire ‑ à l’enclos structurant cette vision en messages, qui annonce la mutation de l’image en support d’une écriture. Une écriture qui est, à l’origine, celle des dieux : c’est pourquoi elle se présente d’abord comme le miroir cartographique du ciel étoilé. Aire de divination dessinée à même le sable dans certaines sociétés orales, par exemple celle des Dogons, cette carte réapparaît dans les civilisations de l’écriture sur des objets eux-mêmes imprégnés d’une forte valeur emblématique, comme le foie de mouton en Mésopotamie et dans la civilisation étrusque, ou la carapace de tortue en Chine.

Dès le ive millénaire avant notre ère, soit à l’époque dite de « proto-écriture », les tablettes mésopotamiennes nous offrent la structure minimale sur laquelle vont se fonder tous les systèmes d’écriture ultérieurs, jusqu’à l’apparition de l’alphabet grec[3]. Cette structure se décline sur trois niveaux :

  • En premier lieu, la délimitation d’une forme donnée (et éventuellement, comme pour les tablettes, d’un volume) à l’intérieur du champ iconique, qui reconduit le principe du support divinatoire « cadré ». Cette forme ‑ ce cadre ‑ est désormais indissociable de l’écrit dans la mesure où son contour et sa matière sont chargés eux-mêmes de sens verbal (une tablette ronde, en Mésopotamie, est l’indice d’un texte littéraire, rectangulaire d’un texte économique) et aussi parce qu’elle implique un certain comportement de lecture (une tablette se tient dans la main, on la lit de près, elle circule facilement, etc.).

  • On découvre également, sur ces documents, une autre donnée spatiale essentielle pour la formation de l’écriture : la division du support en sous-ensembles dans lesquels se regroupent les signes. On notera que compartimentage et regroupement sémiotique sont indépendants des marques comptables, qui ne se manifestent que sous la forme extrêmement sommaire d’une suite de trous.

  • Enfin, dernier aspect caractéristique de l’écriture à sa naissance, ces tablettes nous font assister au glissement d’un type de syntaxe que l’on pourrait dire « coutumière », puisqu’elle est étroitement dépendante de la culture d’une société donnée (il nous faudrait en effet avoir accès à la civilisation mésopotamienne antérieure à l’écriture pour comprendre ce que signifiaient exactement, pour elle, les figures qu’elle met en jeu), à la constitution de messages utilisant des signes écrits dégagés de leur ascendance culturelle. Ces signes sont identifiables à la fois graphiquement et spatialement, par leur localisation dans la tablette, à laquelle se substituera, en Égypte et en Chine, un calibrage systématique.

La page de nos écritures alphabétiques modernes est née de tablettes comme celles-là. Mais on voit bien, si l’on compare ces tablettes avec les tables de Gortyne du ve siècle avant notre ère qui nous montrent le dispositif spatial propre à l’écriture grecque ‑ l’arpentage boustrophédon de lettres accolées l’une à l’autre ‑, quelle différence considérable les séparait tout d’abord. La page occidentale est en fait l’oeuvre d’une reconquête, difficile et hasardeuse, qui a suscité sans doute des créations remarquables dès l’ère du manuscrit ‑ les enluminures du Book of Kells ou l’invention de la « page glosée » en témoignent ‑, mais qui ne s’est véritablement accomplie qu’après l’apparition de l’imprimerie. Elle-même, d’ailleurs, n’a conduit à un renouvellement des formes textuelles que trois siècles plus tard encore, avec le Coup de dés de Mallarmé[4]. L’alphabet, ce jeu abstrait et binaire de voyelles et de consonnes imaginé par les Grecs, nous a fait perdre pour longtemps la structure de l’écran-tablette où les hommes avaient concentré les secrets de l’écriture divine afin de les détourner à leur profit.

Ce que les techniques numériques nous proposent est précisément tout le contraire : elles nous restituent d’emblée l’ensemble des données visuelles constitutives de l’écriture, enrichies encore d’autres trouvailles. Profondeur manipulable, espace-lumière où les intervalles et les vides n’interviennent plus seulement par un effet de contiguïté immédiate à l’intérieur d’un plan unique, comme dans l’image fixe, mais de façon mouvante et stratifiée, l’écran d’ordinateur a introduit le spectacle-temps dans l’espace sémiotique né avec l’idéogramme. C’est pourquoi il n’est pas possible d’évaluer les potentialités de techniques aussi insolites en fonction des catégories qui sont actuellement les nôtres, par exemple en prenant appui sur une définition de la mémoire s’inspirant du regroupement de biens comptabilisables ‑ ce que sont les lettres de l’alphabet ‑ ou la conservation de la parole ‑ à quoi les Latins ont tenté de réduire cet alphabet. Ces techniques nous renvoient, en fait ‑ hors toute considération d’ordre anthropologique ou historique, ce qui ne constitue pas, d’ailleurs, le moindre de leurs paradoxes ‑, à une culture organisée selon des principes tout différents, une culture qui a produit une écriture mutable, métissée, indissociable de son support, non pas à des fins pratiques, mais parce qu’elle souhaitait disposer d’un mode de communication inédit. En articulant ensemble langue et image, les créateurs de l’idéogramme ont réalisé en effet l’association de deux médias ayant chacun, traditionnellement, une fonction sociale bien distincte : la langue, qui structure le groupe, régit ses échanges internes et transmet, d’une génération à la suivante, la tradition « légendaire », « mythique » de ses origines ; l’image (qu’elle soit matérielle ou virtuelle, comme dans les rêves), qui permet à ce même groupe d’avoir accès au monde invisible, mais tout-puissant où sa langue n’a pas cours. Le génie qui a présidé à une telle association ‑ génie multiple et pluriculturel ‑ fait partie lui aussi de notre héritage, que nous en ayons conscience ou non.

Il est vrai que le poids des conventions et des habitudes sociales tend toujours à nous dissimuler l’intérêt d’une innovation. C’est ainsi que dans des civilisations où l’écriture a atteint un degré de raffinement extrême, comme celle de l’Inde, on constate que l’écriture n’est cependant pas tenue en grande estime : on lui préfère un médium plus ancien, mieux intégré à la culture locale et, surtout, seul garant légitime de sa mémoire. Les textes védiques ont été confiés à la mémoire orale dès leur fixation, en 1 500 avant notre ère : ils le sont encore de nos jours.

La continuité de cette tradition n’a pas été interrompue par le progrès technique, et par la généralisation du livre copié, puis imprimé, souligne Georges-Jean Pinault. Le Veda est une bibliothèque orale, et les brâhmanes sont des éditions vivantes des textes, dont la fidélité est vérifiée par la comparaison des enregistrements de plusieurs récitants. Le « Savoir » par excellence, qui permet de connaître le monde et d’agir sur lui, se transmet par récitation et audition, de génération en génération, en restituant ainsi sa vibration sonore originelle. [...] Sur le modèle du Veda, les sciences ont confié leurs textes fondamentaux à la mémoire, seul moyen de préservation éternelle, par contraste avec les livres, qui peuvent être détruits, abîmés, ou qui autorisent à se dispenser d’un maître. [...] Les littératures en sanskrit se sont longtemps dispensées de notation écrite. Nous y trouvons très peu de descriptions de la pratique scripturale, sinon sous la forme des missives, qui jouent un rôle certain dans la littérature narrative et dramatique. Mais ces lettres sont des messages passagers par nature, comme ceux des marchands, des secrétaires, des espions, des amoureux, etc.

Pinault, 2001

Mais il y a plus surprenant encore : contrairement à ce que l’on pourrait croire, il en va exactement de même dans les civilisations de l’idéogramme, celles du moins, comme la Mésopotamie ou l’Égypte, pour lesquelles la parole est primordiale. Tel est du moins le sentiment des spécialistes de Mésopotamie ancienne de l’École pratique des Hautes études et du Collège de France.

On a [...] affaire à des gens qui participent du monde de l’écrit, observe D. Charpin à propos des Sumériens, qui sont capables de le dominer et assurent une transmission familiale de leur savoir, mais qui n’ont pas le souci de confier à l’écrit l’essentiel de leurs connaissances.

Charpin, 1990

Selon Jean-Marie Durand, la rédaction des textes mésopotamiens, « énorme masse écrite », se trouve toujours motivée par un besoin lié à l’actualité. « Une fois cette motivation présente abolie, le texte s’abolit de lui-même » (Durand, 1990). Si des textes littéraires prestigieux ont été archivés avec soin dans cette culture, ce n’est pas parce que l’on tenait à en préserver la mémoire (la transmission orale y suffisait), mais parce que les tablettes où ils étaient retranscrits servaient de modèles d’écriture aux écoliers, ou bien encore, comme c’est le cas de la « bibliothèque d’Assurbanipal » à Ninive, au viie siècle avant notre ère, parce que, selon Charpin :

[...] il s’agissait pour le roi de fournir aux savants chargés de sa protection (médecins, astrologues, incantateurs, etc.) les instruments de travail nécessaires à l’accomplissement de leur tâche. Plus qu’une bibliothèque au sens où nous l’entendons aujourd’hui, on a affaire à un véritable arsenal de sauvegarde magique et religieuse du roi.

2001 : 42

Les seules réelles archives dont on dispose sont issues des correspondances royales et elles n’obéissent pas à un projet spécifique. Le roi conservait, en effet, avec ses propres archives épistolaires, celles de ses prédécesseurs, non pour se souvenir de leurs exploits, mais afin de témoigner de leur nom, infiniment plus important aux yeux des Mésopotamiens que leurs actes. De sorte que si « l’histoire commence à Sumer », comme on l’a dit, c’est un peu par hasard, ou par chance ‑ si l’on en croit Jean-Marie Durand ‑, parce que des individus anonymes ont exploré après coup de telles archives et ont élaboré à partir d’elles, année après année, des « annales », au sens propre du terme, alors que ces documents n’avaient pas initialement vocation à le devenir.

Un tel refus de mémoire appliqué à l’écriture ne relève pas de la méconnaissance et encore moins de l’indifférence. Il témoigne d’une approche de la communication écrite qui, dans la double ascendance qui est la sienne ‑ verbale et iconique ‑, a privilégié systématiquement la seconde. Que ce soit parce qu’elle offre le pouvoir de communiquer un message à distance ‑ pour convaincre les divinités ou dans le cadre plus quotidien, fût-il royal, d’un échange de correspondance ‑, qu’elle serve de véhicule commun à des dialectes ou à des langues de structure différente ‑ c’est le cas en Mésopotamie, en Égypte, en Chine, mais aussi chez les Mayas ‑, ce qui importe surtout aux créateurs et aux usagers de l’écriture pré- ou non alphabétique est qu’elle soit le support, non d’une mémoire, mais au contraire de la nouveauté, de l’étrange, de cette transgression de la parole qu’elle doit à sa part d’image, c’est-à-dire de divination ‑ qu’on l’apprécie ou qu’on la méprise par ailleurs.

On comprend dès lors que la mémoire hante la pensée de l’alphabet comme sa nostalgie et son remords. Le monde grec a souhaité bénéficier de l’écriture puisqu’il a pris soin de l’adapter aux contraintes de sa propre langue, mais il s’en méfie car les catégories qui permettent de l’appréhender et de l’exploiter visuellement lui font défaut. L’écriture est condamnable parce qu’elle prétend concurrencer la parole dans sa fonction mémorielle, alors qu’elle-même est étrangère à l’intimité collective, nous dit Platon dans Phèdre.

Elle produira l’oubli dans les âmes en leur faisant négliger la mémoire : confiants dans l’écriture, c’est du dehors, par des caractères étrangers, et non plus du dedans, du fond d’eux-mêmes qu’ils chercheront à susciter leurs souvenirs.

1964 : 165

On trouve une formule similaire dans un proverbe hindou : « le savoir placé dans un livre est une richesse passée dans une main étrangère » (Pinault, 2001 : 97). Pourtant, la Grèce est restée très proche des civilisations de l’idéogramme, et elle l’est tout particulièrement à l’époque de Platon : c’est seulement, en effet, à partir du vie siècle avant notre ère que des relations régulières se sont instaurées entre l’Égypte et la Grèce, dont le centre était Naucratis. Platon a séjourné en Égypte, comme Solon vraisemblablement, et comme Hérodote. Il sait pertinemment que Thot ‑ ou Theuth ‑ est le dieu égyptien créateur de ces « paroles divines » que sont les hiéroglyphes, et que ces hiéroglyphes ont eux-mêmes emprunté leur mode de fonctionnement aux images. Mais il ne peut interpréter ces images qu’en termes de « représentation », c’est-à-dire d’ombres trompeuses, et non comme des révélations : l’apparition de la notion de « mimesis » est concomitante, en Grèce, à la diffusion de l’alphabet.

[...] L’écriture, Phèdre, a un grave inconvénient, déclare Socrate, tout comme la peinture. Les produits de la peinture sont comme s’ils étaient vivants ; mais pose-leur une question, ils gardent gravement le silence. Il en est de même des discours écrits.

Platon, 1964 : 166

Ni l’image ni l’écriture, en effet, ne répondent à qui leur parle. Mais l’image peut bouleverser notre interprétation du monde ‑ et c’est ce que peut également, grâce à elle, l’écriture. En dépit des réticences et des dénégations de Platon, cela reste toujours vrai dans la civilisation de l’alphabet. Il suffit de prêter attention à ce que la structure du système a, certes, occulté dans l’écriture, mais qui demeure indispensable à son existence physique ‑ et par quoi, en réalité, tout se joue : le dispositif visuel de son support. Les auteurs se soucient néanmoins d’atténuer cette évidence scandaleuse par quelques aménagements visant à entretenir et à confirmer la priorité de l’oral sur l’écrit. En témoigne ce curieux épisode du second Hippolyte d’Euripide, où Phèdre se venge du mépris d’Hippolyte en le dénonçant, après s’être donné elle-même la mort, par une tablette qu’elle a attachée à son poignet et dans laquelle elle l’accuse. De la parole de la morte au message qu’elle a écrit, le relais passe par son sceau, que reconnaît aussitôt Thésée : « Ah! C’est là le cachet de sa bague d’or [...]. Ce signe me vient d’outre-tombe comme une caresse [...] » (Euridipe, 1999 : 930). C’est l’aveu mensonger de la tablette qui conduira Hippolyte, lorsque Thésée l’aura lue, à sa propre perte. Tel est le pouvoir de l’écriture, toujours second et détourné par rapport à celui de la parole, mais s’imposant à la vue comme une donnée immédiate et irréfutable, capable de faire prendre pour vrai ce qui est faux et même de se substituer à la parole des vivants : « Le texte que voici est ton accusateur, et il est probant ! », dit Thésée à Hippolyte (ibid. : 934). Mais Euripide a fait également passer directement par la voix ‑ devenue celle de la tablette, selon une tradition déjà ancienne où l’on fait parler les objets écrits (Svenbro, 1985) ‑ l’accusation déléguée de Phèdre : « Elle crie, la lettre, elle crie d’atroces choses ! » (Euripide, 1999 : 930), s’exclame Thésée épouvanté au moment où il en prend connaissance[5].

C’est dans ce contexte flottant de syncrétisme médiatique que se situe l’introduction de la « mémoire artificielle » dans les traités de rhétorique à l’époque hellénistique. Elle s’y maintiendra jusqu’au xvie siècle. Le soin que prennent les rhétoriciens de distinguer cette mémoire de la mémoire traditionnelle est révélateur de leur malaise :

Il y a [...] deux mémoires, écrit l’auteur du Ad Herennium, l’une naturelle, l’autre fruit de l’art. La mémoire naturelle est celle qui est innée dans notre esprit et qui a pris naissance en même temps que notre pensée. La mémoire artificielle est celle que renforcent une espèce d’apprentissage et des règles méthodiques.

Ad Herennium, 1989 : 114

Mais l’enthousiasme avec lequel l’auteur a ouvert la section consacrée à cette mémoire, quelques paragraphes plus haut, a bousculé par avance la rigueur sourcilleuse d’une telle logique : « Passons maintenant à la mémoire, trésor qui rassemble toutes les idées fournies par l’invention et qui conserve toutes les parties de la rhétorique » (ibid. : 113). Ce que cette mémoire seconde a d’original, en effet, est que son objet n’est pas d’aider à se remémorer l’ancien et moins encore à l’archiver ou à le transmettre d’une génération à la suivante ‑ cela reste le domaine propre de la mémoire orale, celle des mythes et des légendes. Son objet est d’alimenter et d’exploiter la nouveauté oratoire qu’illustre l’existence de la rhétorique elle-même, ultime apport de l’écriture à la littérature occidentale et qui en bouleverse les traditions : le texte non tel qu’il s’énonce mais tel qu’il se spatialise. L’art oratoire hellénistique ne relève plus de l’oral qu’au travers de son exécution, de son interprétation théâtrale en quelque sorte : sa parole est, en réalité, le produit de la tablette, elle naît écrite. C’est pourquoi la méthode pittoresque, préconisée par les orateurs antiques ‑ et qui devait être la cause de sa remise en question au xvie siècle, puis de son abandon ‑, ne doit pas nous apparaître comme une pure et simple fantaisie. Elle correspond à des retrouvailles, assurément maladroites ‑ mais justifiées par une expérience déjà plurimillénaire et qui avait été comme oubliée ‑, avec ce que la communication visuelle avait apporté à l’écrit de fondamental, c’est-à-dire de plus étranger à la parole. L’art de la mémoire est, en fait, une écriture réinventée. Certes, il ne s’agit plus de créer un système idéographique, puisque l’écriture désormais existe, quoique sous forme alphabétique, c’est-à-dire considérablement appauvrie. Le but est d’extraire du visible les moyens d’aider la parole à progresser dans son projet de dire le neuf par l’écrit, à se dépasser elle-même en rompant avec la mémoire « naturelle » par la surprise ‑ et l’efficacité. La « mémoire artificielle » devait permettre, comme l’a noté Olivier Reboul, « non seulement de retenir mais surtout d’improviser » (1990 : 28).

Cette méthode, dont on suppose que l’inventeur fut le poète Simonide de Céos, a son origine, comme on sait, dans une légende. La salle d’un banquet auquel le poète participait s’étant effondrée sur les convives alors que lui-même venait d’être attiré au dehors par les dieux, Simonide aurait été le seul à pouvoir identifier les corps parce qu’il se serait souvenu de la place qu’occupait à table chaque invité. Rapportant cette légende dans son De Oratore, ainsi que la méthode qui en était issue, Cicéron conclut :

Aussi, pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu’on y trace.[6]

Un des intérêts de ce texte est que, tout en nous proposant une description de la mémoire artificielle qui en valorise l’aspect visuel, il substitue au mécanisme iconique, effectivement mis en jeu par cette mémoire, une formule très différente, fondée apparemment sur l’espace (celui de la tablette de cire), mais qui l’est en réalité d’abord sur l’alphabet, et sur la lettre. La raison en est que Cicéron s’appuie sur la définition du « lieu » que l’on doit à Aristote, sorte d’enveloppe fantôme étroitement ajustée aux limites extérieures d’un corps, et qui n’est jamais pensé en termes d’espace ou de surface, mais comme un objet abstrait, autrement dit comme un élément dont la lettre est le prototype : ce que l’on attend de lui est qu’il soit, certes, distinct de l’objet qui y trouve place, mais aussi que l’on puisse l’analyser selon les mêmes critères[7]. C’est cette lettre-lieu qui, chez Cicéron, sert de référence à la fois à l’image, permettant de visualiser la « chose qu’on veut retenir », et au lieu « où l’on range l’image ». Quant à « l’ordre des lieux », rien ne nous est précisé à son sujet qui puisse nous faire supposer qu’il s’agit d’un ordre différent de celui de la succession linéaire à laquelle nous contraint l’alphabet. C’est ce que semble induire, au contraire, la mention de la tablette d’écriture, elle-même assimilée d’ailleurs à un « lieu », c’est-à-dire privée d’étendue[8].

Il y a pourtant des lieux et des ordres pour la mémoire visuelle comme il y en a pour la logique, et l’on ne doit pas les confondre. Le Ad Herrenium distinguait, lui, de façon nette, et en dépit d’un vocabulaire identique, l’ordre de la « disposition » de celui de la mémoire.

Voici pour la disposition :

Puisque la disposition sert à mettre en ordre les matériaux de l’invention de manière à présenter chaque élément à un endroit déterminé, il faut voir quel principe il convient de suivre pour réaliser ce travail. Il y a deux sortes de plans ; l’un tiré des règles de l’art, l’autre adapté aux circonstances. 

Ad Herennium, 1989 : 101

Les « emplacements » de la mémoire ‑ le traducteur a préféré le terme d’« emplacements » à celui de « lieux » pour plus de clarté, mais c’est le même « loci » que l’on trouve dans le texte latin ‑ sont également des lieux :

Nous appelons emplacements des réalisations de la nature ou de l’homme, occupant un espace limité, faisant un tout, se distinguant des autres, telles que la mémoire naturelle peut aisément les saisir et les embrasser : par exemple une maison, un entrecolonnement, une pièce, une voûte et d’autres choses semblables.

Ibid. : 115

Toutefois, l’ordre qui relie ces emplacements ou ces lieux n’a plus l’architecture logique d’un « plan », il est devenu parcours spatial :

[...] nous pensons aussi qu’il faut donner à ces emplacements un ordre, pour que la confusion ne nous empêche pas de suivre les images ‑ en commençant à l’endroit qui nous plaira, au début ou à la fin ‑ et de voir puis de dire ce qui a été mis dans les emplacements.

Ibid. : 116

Le mieux étant encore ‑ et cette fois nous basculons dans un univers qui n’est plus celui des lieux d’Aristote ‑ de « déterminer mentalement, pour notre usage, une étendue et y ménager des emplacements convenables, très faciles à distinguer » (ibid. : 118).

En ce qui concerne les images, qui sont également décrites avec précision dans ce même traité, ce n’est pas leur degré d’adéquation par rapport à ce qu’elles évoquent qui les rend surtout « frappantes », mais leur association avec un lieu :

Les images sont des formes, des symboles, des représentations de ce que nous voulons retenir : par exemple si nous voulons garder en mémoire un cheval, un lion, un aigle, il faudra mettre leurs images dans des emplacements précis.

Ibid. : 115

Autrement dit, créer entre cette image et ce lieu un « contraste simultané » qui aidera à mémoriser l’image, d’autant plus qu’elle aura une apparence et une fonction tout à fait étrangères à celles du lieu.

C’est ainsi que la mémoire artificielle a réintroduit dans la civilisation de la lettre certaines des intuitions visuelles dont l’idéogramme était né : espace du support que l’on parcourt et que l’on interroge, contaminations par effets de contraste entre des éléments hétérogènes, lesquels sont à l’origine du déterminatif. On les retrouve, à la Renaissance, dans des traités tenant un peu du recueil de recettes visuelles, mais qui sont aussi très éclairants[9].

Tel est le type de « mémoire » que nous offrent les techniques numériques : une mémoire qui promeut l’aventure et la création ‑ ou la recréation ‑, en s’appuyant sur du « déjà connu » ‑ lieux et images ‑, mais pour faire surgir de leur rencontre, et des aléas de leur lecture, des effets, ou des messages, inédits. Car c’est, à tous les points de vue, nos références à l’alphabet qu’il nous faut abandonner pour entrer dans la culture qui se crée : c’est lui qui nous empêche de voir les liens multiples de l’image avec l’écriture, ou les proximités qui s’engagent entre visible et verbal en dehors même de l’écriture, et que la mémoire artificielle avait commencé à explorer.

Des leçons, et une inspiration, nous pouvons sans doute les trouver dans les civilisations de l’écriture qui ont souhaité demeurer libres ‑ c’est-à-dire ouvertes à l’image ‑ et qui y sont parvenues, le Japon en particulier. Le Japon des peintres voyageurs dont les montages de « vues » sont d’une beaucoup plus grande audace inventive que nos sages parcours d’abbayes[10]. Mais aussi le Japon de l’écriture. Un exemple assez fascinant de liberté scripturale nous est donné par le frontispice d’un rouleau du xiie siècle, le Heike nôkyô, censé nous faire lire la formule bouddhiste : « S’il y a une femme, à sa mort ici (-bas), aussitôt dans le monde de la paix et de la joie elle (re)naîtra » (Pigeot, 1993 : 55). Analysant avec minutie la composition de cette image, Jacqueline Pigeot nous fait découvrir qu’elle joue simultanément sur deux plans, différents mais complémentaires :

  • D’une part, elle entremêle signes écrits ‑ eux-mêmes de nature diverse (tantôt idéogrammes ‑ mots pleins ‑ tantôt éléments de syllabaires), mais toujours soigneusement motivés ‑ et figures, celles-ci allant jusqu’à avoir pleinement valeur de mots dans la phrase (c’est ainsi que la représentation de la femme remplace le mot « femme » ou que, à l’inverse, trône sur un lotus le caractère « naître »).

  • D’autre part, la phrase progresse non pas sur le modèle linéaire ‑ qu’il soit horizontal ou vertical ‑ qui est propre à l’assertion, mais selon un parcours qui mime ‑ c’est-à-dire fait vivre à son lecteur ‑ l’ascension paradisiaque qu’elle évoque.

Il ne s’agit ici ni de transcription à proprement parler, ni d’illustration, mais en quelque sorte d’un hommage rendu par l’image à une parole fondatrice. C’est pourquoi un tel hommage ne saurait être « littéral » : il est construit à partir d’un choix conçu de telle sorte qu’il réserve, à chacun des deux médias ‑ celui des mots et celui des figures ‑, son domaine spécifique d’autorité et d’efficacité. Et sans doute n’est-il pas indifférent que ce type de composition présente la même particularité que les fresques préhistoriques, celle d’associer sur un unique écran des éléments hétérogènes : ce qui est premier en elle est qu’elle soit chargée elle aussi d’une fonction occulte et sacrée de communication transgressive. Mais elle opère dans un monde où, désormais, l’écriture humaine existe et où les hommes seront bientôt convaincus d’avoir surpassé les dieux.