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Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste ; il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent, m’annoncent une fin, et me résignent à celle qui m’attend.

Diderot, Salon 1767 (1959 : 643)

C’est en associant aux ruines un imaginaire qui les transcende qu’elles en viennent pour nous à signifier de nouveau, ou, du moins, à « faire figure ». Car, on le sait, les ruines à elles seules ne renvoient à rien, sinon à une forme ou oeuvre qui n’est plus et ne sera jamais plus comme avant. Autant dire que ne figure dans les décombres que la ruine du référent. Or, le jugement esthétique étant ce qu’il est, même la chose détruite finit par évoquer à l’anthropologue, à l’historien ou au contemplatif autre chose qu’un simple amas résiduel : la survivance, la faillibilité historique, voire la résistance au temps. Ce pouvoir d’évocation que recèlent pour la conduite esthétique les figures ruiniformes implique donc de leur associer un référent qui, en raison de l’inconsistance du signifiant, est cependant condamné à demeurer imaginaire. Et ce référent imaginaire est certes hétérogène dans la mesure où les ruines suscitent pour l’un la mélancolie et le deuil là même où elles provoquent pour l’autre une émotion sublime et baroque.

Davantage qu’un imaginaire des ruines, il y a ainsi des imaginaires des ruines. C’est cette hétérogénéité générique que je me propose ici d’étudier en démontrant qu’il existe au moins deux grands imaginaires des ruines : un premier, moderne, qui associe à la figure ruiniforme l’expression d’un désenchantement lié, justement, à la faillite du projet moderne ainsi qu’au processus de sécularisation qui y est associé ; un second, contemporain, qui, lui, reconnaît plutôt en la ruine l’occasion esthétique de figurer l’excès et la démesure. Pour illustrer ce passage d’un imaginaire à l’autre, j’ai choisi de confronter la nouvelle de Bruno Schulz Le Sanatorium au croque-mort à son adaptation quelques décennies plus tard par le cinéaste polonais Wojciech Has (La Clepsydre)[1]. Nous verrons que le passage d’un imaginaire moderne à un imaginaire contemporain implique de penser la figure ruiniforme à l’aune d’une esthétique de l’évidement, d’une part, et du débordement, d’autre part.

Le sanatorium

Dans la nouvelle Le Sanatorium au croque-mort de Bruno Schulz, le narrateur Joseph fait le récit de ses pérégrinations dans un sinistre Sanatorium perdu « au milieu des bois obscurs ». Joseph est venu de loin pour rendre visite à son vieux père qui écoule en ce lieu ses derniers jours. Il ne s’agit pas d’une de ces visites de routine où le visiteur ne fait que passer. Dès qu’il pénètre dans les murs du Sanatorium, Joseph bascule dans un labyrinthe de couloirs et de portes qui lui donne sitôt accès à un enchevêtrement de mondes possibles et paradoxaux. À cet enchevêtrement de lieux s’ajoute une temporalité vertigineuse et itérative qui gravite autour de lui, tel un ruban de Möbius. En effet, le Sanatorium offre à chacun de ses résidants la possibilité de mener son existence hors d’un devenir évolutif commun que l’on nommera, par commodité, l’Histoire ; une existence anhistorique, donc, au cours de laquelle ces résidants, moribonds de préférence, n’ont de cesse de voir leur mort repoussée à plus tard. La durée de leur présence en ce lieu s’épuise de la sorte dans un éternel retour invalidant conséquemment tout espoir de rédemption ou d’une éventuelle émancipation.

Le fonctionnement de ce lieu défiant le telos est expliqué en ces termes par le docteur Gotard, propriétaire des lieux :

Le système est simple. Il consiste en ceci que nous avons reculé le temps. Nous le retardons d’un certain intervalle de durée qu’il est impossible de déterminer. Cela se ramène à une simple question de relativité. La mort qui a atteint votre père là-bas n’est pas encore arrivée ici.

Schulz, 1974 : 167

Cette explication surprend Joseph qui, inquiété par la mort présumée de son vieux père, réplique : « [d]ans ces conditions, mon père est mourant ou presque… ». Visiblement agacé, le docteur lui répond : « Vous ne me comprenez pas, dit-il. Nous réactivons ici le temps passé avec toutes ses possibilités, y compris celle de la guérison » (ibid. : 168). Les nombreuses réactivations du passé entraînent Joseph dans un flot temporel stagnant, sans commencement ni fin, au cours duquel, successivement, il demeure au chevet de son père mourant, parcourt le marché de sa ville natale, y accompagne un père subitement fringant pour ensuite réapparaître au chevet de ce dernier. De même, le temps de Joseph comme celui de son père se disloquent et ne coïncident plus avec un devenir évolutif commun :

Mon père est-il assis au restaurant, y cédant à une goinfrerie malsaine, ou couché dans sa chambre, dans laquelle une grave maladie le retient ? Ou y a-t-il deux pères ? Il n’en est rien. La cause de tout est cette rapide dislocation du temps qui n’est plus sévèrement surveillé. […] Je sens de plus en plus nettement l’incompatibilité de nos temps individuels. Le temps de mon père et le mien ne coïncident plus.

Ibid. : 179

Cette sortie de l’Histoire, qui pourrait s’avérer l’occasion idéale de recouvrer le temps perdu, devient pour Joseph un véritable cauchemar. La logique de ces réactivations relatives ne fait que répondre aux caprices d’un « système » libéré de toute surveillance ; le temps n’est jamais réactivé de façon régulière, il « se montre aussitôt enclin à des infractions, à des aberrations étranges, à des farces imprévisibles, à des bouffonneries difformes » (ibid.). Cette temporalité arbitraire n’est pas sans rappeler le fonctionnement de la clepsydre, cette horloge à eau qui, avant le cadran solaire, mesurait de manière approximative l’écoulement du temps selon la régulation ou la non-régulation de l’écoulement liquide. Malgré un écoulement apparemment constant, le temps mesuré par la clepsydre ne pouvait s’affranchir du débit, soit de la vitesse d’évacuation de l’eau. Mesuré de la sorte, le temps vécu par l’homme répondait au seul caprice d’un écoulement qui, notamment, pouvait dépendre de la quantité d’eau utilisée – et réutilisée –, de sa température, des cycles lunaires et, en dernière instance, de l’intervention humaine. Le système de la clepsydre demeure ainsi davantage un appareil technique employé à s’accommoder une durée qu’un instrument chronologique fiable et légalement institué permettant d’indiquer l’évolution constante et inéluctable du temps.

L’allégorie de la clepsydre rend ici sensible l’un des aspects les plus pénétrants du récit de Schulz et, a fortiori, du film de Wojciech Has qui en propose l’adaptation sous le titre fort à propos de La Clepsydre ; soit qu’il existe en deçà de tout modèle eschatologique du temps un accommodement séculaire de celui-ci qui a pour principale conséquence de désamorcer jusqu’aux présupposés théologiques du processus historique. Aussi cette sécularisation révoque-t-elle l’idée non seulement d’une Fin dernière des choses, mais également d’une quelconque providence idéologique. En ce sens, ce que propose le système de réitération du docteur Gotard est une forme accomplie de démystification du temps et une véritable exacerbation de la contemporanéité mondaine, tout du passé et de l’avenir se suspendant dans les contingences de l’actuel. Ce « système » engendre ainsi un constant remodelage du présent auquel, par conséquent, plus rien de nouveau ne peut advenir, sinon une perpétuelle réactualisation de ses possibles.

Joseph est à l’évidence troublé devant ce rabâchage systématique du temps ; il explique ainsi son profond désenchantement :

Je commence à regretter toute cette aventure. […] Le temps retardé… cela sonne bien, mais à quoi cela correspond-il en réalité ? Le temps que l’on trouve ici est-il honnête et valable, est-ce un temps tout juste dévidé de l’écheveau, avec une odeur de nouveauté et de couleur fraîche ? Non, tout au contraire. C’est un temps abîmé, usé par autrui. Élimé, diaphane, percé de trous comme un tamis. Rien d’étonnant à cela. Il s’agit en quelque sorte d’un temps dégorgé – qu’on me comprenne bien – d’un temps qui a déjà servi. Triste chose !

Schulz, 1974 : 183

« Triste chose » pour Joseph que ce rabâchage temporel laissant en ce présent les traces de ses précédentes réitérations. On imagine ce présent rabâché prendre la forme d’une pâte à modeler gardant apparentes les empreintes de ses modelages antérieurs. De cette image du temps, dont Joseph éprouve l’intuition, se dégage un sentiment de mélancolie lié principalement à l’absence d’évolution et de parcours initiatique ; rien ne progresse et tout n’est plus qu’involution. Le désenchantement qu’exprime Joseph envers les réactivations du passé ne peut donc s’expliquer uniquement par l’éclatant désordre temporel qu’elles suscitent. Ce qui trouble Joseph au plus haut point, c’est la sécularisation ostentatoire d’un temps qui, pris pour « objet » de science, rend désormais impénétrables les Idées de rédemption et d’émancipation et, avec elles, l’« odeur de nouveauté et de couleur fraîche » qu’elles projettent et les promesses, tant spirituelles qu’idéologiques, qu’elles évoquent.

Bruno Schulz et l’imaginaire moderne

Par l’entremise de Joseph, le récit de Bruno Schulz traduit la désillusion qu’est susceptible d’entraîner chez l’homme l’établissement d’une temporalité séculaire, manipulée et, ce faisant, d’un monde moderne en processus de laïcisation. Désillusion romantique s’il en est, à laquelle répond bien des années plus tard, dans la veine « désenchanteresse » d’un Max Weber, le sociologue français Raymond Aron. Évoquant la disparition des mythes archaïques et, avec elle, l’idée d’une force sacrée – ou d’une durée essentialiste – dont l’homme ne pourrait disposer à sa guise, Aron reconnaît au monde moderne un processus rationaliste et désenchanté distinct de celui que commande le monde « sauvage » :

Ce qui caractérise l’univers dans lequel nous vivons, c’est le désenchantement du monde. La science nous accoutume à ne voir, dans la réalité extérieure, qu’un ensemble de forces aveugles que nous pouvons mettre à notre disposition, mais il ne reste plus rien des mythes et des dieux dont la pensée sauvage peuplait l’univers. En ce monde dépouillé de ses charmes et aveugle, les sociétés humaines se développent vers une organisation toujours plus rationnelle et plus bureaucratique.

Aron, 1967 : 563

Aron fait ici du sentiment de désenchantement une caractéristique du monde moderne. Plus explicite encore est l’idée exprimée par le sociologue que ce désenchantement naît du « développement » rationnel des sociétés humaines. Si l’on poursuit dans cette veine, on comprend qu’il ne peut apparemment y avoir de sentiment de désenchantement lié à la perte d’un univers spirituel que sous le « charme » d’une durée purement idéologique, voire « bureaucratique ». En d’autres termes, Aron glisse sans le savoir d’un mythe à l’autre puisqu’à l’explication « sauvage » de l’univers se superpose dans ce cas-ci le mythe de la rationalisation historique qui en expose la « dépouille ». Ce glissement implique de la sorte un préjugé foncièrement moderne selon lequel, a fortiori, les ruines, véritables dépouilles d’une durée progressiste ayant échoué, s’avèrent être davantage une leçon de l’Histoire qu’une simple suspension du temps. C’est là rien de moins qu’un préjugé essentialiste substituant aux charmes du Divin ceux, tout aussi séduisants, de la raison historique. On peut ainsi interpréter le dégoût de Joseph envers ce temps « usé par autrui » comme l’expression mélancolique d’un tel préjugé.

Il serait pourtant juste de reconnaître un certain pouvoir à ce temps « suspendu » et sécularisé dont le personnage de Schulz fait l’expérience ; celui, entre autres, de permettre à l’individu de se délivrer de sa sujétion à l’holisme qu’impliquent deux grandes classes de sacralisation du temps. Ce temps, d’une part, peut être dicté par une durée spirituelle tournée vers le passé, et entretenue notamment par la tradition religieuse (une temporalité suivant le modèle utopique de la rédemption), et, d’autre part, peut être suggéré par une durée idéologique orientée vers un avenir éventuel ou vers le progrès historique que cette même éventualité laïque inspire (une temporalité répondant cette fois au modèle utopique de la providence). Dans ces deux cas, le temps vécu s’inscrit dans une durée de nature ésotérique et demeure sous l’emprise d’un seul et même mythe : le mythe eschatologique du Salut[2]. Empêtré dans un éternel retour du même, Joseph n’est certes plus assujetti à ces deux grandes classes de sacralisation du temps ; or, son désenchantement indique, à l’image de celui d’Aron, qu’il n’en demeure pas moins hanté par la sotériologie qui, de part et d’autre, y est associée. En exprimant avec dégoût la perte de « nouveauté » et de « fraîcheur » que provoque la science du docteur Gotard, Joseph, à mots couverts, accorde à la rationalisation de l’existence humaine une valeur de perte. En d’autres termes, le récit de Schulz dénonce implicitement le processus de sécularisation du temps, auquel se rattache la modernité, en associant de facto à ce processus celui de l’évidement. La sécularisation s’avère du même coup l’illustration décadente d’un inéluctable évanouissement du sens, qu’il s’agisse d’un sens – ou d’une « surveillance » – spirituel ou idéologique auquel l’homme d’esprit est susceptible de se soumettre. Cet évanouissement est figuré chez Schulz par la constante grisaille des lieux que parcourt Joseph ; ce dernier, endeuillé, exprime la triste sérénade qu’un tel monde évidé de couleurs fraîches lui inspire :

Je ne pouvais me lasser de contempler le paysage composé comme un nocturne, avec le noir fondant, velouté, des parties les plus sombres et la gamme de gris mats, cendrés, qui se répandait en notes étouffées.[3]

Le sentiment de mélancolie se dégageant du récit Le Sanatorium au croque-mort est symptomatique d’une constance propre à l’imaginaire moderne : celle de contourner la démystification du temps inaugurée par les Lumières et d’ainsi perpétuer, par le recours cette fois à un matérialisme dialectique, l’assujettissement de l’Homme à l’idée de Rédemption historique, doctrine sécularisée du Salut. C’est cette idée de Rédemption historiciste qui continue, bon gré mal gré, à nourrir nombre de réflexions sur l’imaginaire des ruines et qui, conséquemment, incite plusieurs philosophistes[4] à y associer, par les concepts de survivance ou de révélation, Histoire et catastrophe. Une telle association décadentiste est sans contredit de nature métaphysique. Elle prolonge les excès spéculatifs de la philosophie moderne et subsume la contemporanéité des ruines – leur présentisme – sous une nécessité conceptuelle, voire ésotérique, qui leur est étrangère. De la sorte, un temps sacré a préséance sur l’expérience de l’espace. Au présent, les ruines ne sont pourtant qu’amoncellements, scories et résidus. De prime abord, il n’y a rien de « triste » à considérer, hic et nunc, la corruption ou un quelconque amas de pierres. En somme, les ruines ne sont conceptuelles que dans la mesure où elles nous apparaissent non plus comme amas, mais comme l’expression d’une transcendance. Nous pouvons de la sorte interpréter cette « triste chose » qu’exprime Joseph comme l’illustration la plus patente d’un imaginaire moderne qui, depuis le Romantisme, accorde aux figures résiduelles et « cendrées » un pouvoir langagier leur permettant d’énoncer, au présent, un passé qui n’est plus et envers lequel nous entretiendrions une dette.

La conception derridienne de la cendre est caractéristique de cet imaginaire moderne des ruines qui accorde au souffle du passé une autorité sur l’expérience spatiale du présent. Considérons un instant cette conception qui nous permettra de mieux saisir ce qui distingue le récit de Schulz de celui de La Clepsydre et, en dernière analyse, de traduire cette distinction par le passage d’un imaginaire « moderne » à un imaginaire « contemporain ». Dans Feu la cendre, Derrida explique qu’« il y a la cendre, mais [qu’] une cendre n’est pas » (1987 : 23). Qu’est-ce alors que la cendre pour le philosophe sinon l’expression d’une « imprésence » et d’un non-être : « La cendre n’est pas, elle n’est pas ce qui est. Elle reste de ce qui n’est pas, pour ne rappeler au fond friable d’elle que non-être ou imprésence » (ibid. : 11). Il est ainsi dans le discours de Derrida un refus de la présence des cendres qui prolonge de manière séculaire le mythe eschatologique du Salut ; n’est dans la cendre, ici-bas, que le souffle d’une revenance, d’un rappel auquel seul notre esprit est en droit de porter attention. Du même coup, Derrida refuse dans cette métaphysique de l’actuel de considérer sa propre présence à la cendre, comme si le philosophe ne pouvait en effet être le contemporain de l’amas qu’il observe, tant cet amas est contemplé pour autre chose d’infiniment plus transcendantal, soit : le reste de ce qui n’est pas. Il y a dans cette conception spirituelle de la cendre un réel défaut de présence ; l’observateur ne peut être le contemporain de cette chose observée qui s’obstine, justement, à ne pas être. S’interdisant l’utilisation du terme de « concept », la réflexion derridienne n’en demeure pas moins inscrite dans une abstraction théorique inspirée de la theoria grecque, soit de la contemplation des choses divines et, nécessairement, d’une herméneutique de l’infigurable. Aussi la cendre devient-elle chez Derrida un concept dans la mesure où elle est préjugée à l’aune d’une construction strictement spéculative. Une même construction spéculative fera dire à l’auteur de Mémoires d’aveugles que « [l]a ruine n’est pas devant nous, ce n’est ni un spectacle ni un objet d’amour » (1990 : 72). De cette façon, la ruine, comme la cendre, n’est pas, ou, au mieux, demeure-t-elle constamment délocalisée, jamais là où elle est située.

La conception derridienne oppose au spectacle des ruines l’écho d’une transcendance qui en éclipse jusqu’à leur contemporanéité immanente. Cette désaffection du présent a un nom : l’Histoire. Mais l’Histoire telle que la modernité la conçoit : un processus suivant lequel nous ne pouvons être les contemporains de ce qui n’est déjà plus. Puisque tout passe et se développe, rien ne s’expose vraiment et la « chose en soi » devient, dans une certaine mesure, un leurre. Dans ce contexte, les ruines ne prennent sens qu’en regard d’une durée essentielle qui les transcende et en détermine jusqu’à la phénoménalité. De même, les ruines ne peuvent s’offrir en spectacle que si elles n’ont de cesse de se délocaliser et d’évoquer la perte et l’évidement. Elles relèvent alors davantage de l’expérience mystique que de la spatialité, de la présence, voire du paysage. Le temps qui leur est associé s’inscrit, partant, dans une durée ésotérique qui échappe de droit à toute esthétique du présent. C’est certes dans les rémanences d’une telle durée que le Joseph du Sanatorium au croque-mort puise son profond dégoût pour le « nocturne » qui l’entoure. Et ce dégoût souligne à plus forte raison l’aversion du moderne pour un présent dépossédé de toute finalité ; un présent enténébré au cours duquel les phénomènes n’aboutissent plus et, par conséquent, le sujet n’a plus raison d’être. L’imaginaire moderne permet certes l’expression de ce qui, ici-bas, n’est pas et ne sera jamais plus ; il substitue surtout à l’esthétique du présent une véritable métaphysique de l’absence. Cette substitution élude de ce fait le caractère spectaculaire des ruines et, avec lui, l’aspect sublime de la matière résiduelle.

Wojciech Has et l’imaginaire contemporain

Pour la philosophie spéculative en général, les ruines engendrent un sentiment de désenchantement, lequel subsume leur réelle présence sous l’idée d’un absolutisme temporel ayant pour principe une eschatologie d’inspiration spirituelle ou idéologique. Dans la modernité et dans ses filiations romantiques en particulier, ce principe eschatologique conserve autorité sur le jugement esthétique que la seule présence des ruines, pourtant, sollicite. Ainsi considéré, l’imaginaire des ruines relève davantage de l’interprétation métaphysique que de l’esthétique proprement dite. Il est fréquent pour cette raison, dans le cinéma dit « moderne », d’envisager la ruine comme une métaphore de la faillibilité historique et non comme une forme artistique en soi. Les ruines de Berlin dans Allemagne année zéro (1948) de Roberto Rossellini[5] ou les vestiges d’Hiroshima dans Hiroshima mon amour (1959) d’Alain Resnais participent exemplairement de cet imaginaire métaphorique. Ce dernier, cependant, dérobe l’esthétique des ruines au profit d’une évaluation conceptuelle dont on ne peut nier le caractère parfois abstrait et symbolique (voire politique). Tout autre est l’imaginaire qu’évoque l’adaptation cinématographique de la nouvelle de Schulz. Dans La Clepsydre de Wojciech Has, les ruines demeurent manifestement présentes. Elles sont littéralement mises en scène. Contrairement à la nouvelle de Schulz dans laquelle elles ne sont suggérées que par l’emploi de funèbres métaphores (la grisaille, le nocturne ou le « crêpe de deuil »[6]), les figures ruiniformes marquent chez Has les contours spectaculaires d’un vaste capharnaüm composé de babioles bigarrées et d’espaces composites : un fastueux paysage en pagaille, dont la vision d’apocalypse rappelle à la fois celle, turbulente, des paysages du peintre Poussin et celle, baroque, des vestiges illustres d’un Pierre Patel. Joseph erre dans ce monde labyrinthique et chaotique, pétri d’un amas de matières résiduelles, au sein duquel l’accumulation demeure moins répulsive qu’ostentatoire. Le Sanatorium lui-même apparaît dans toute sa magnificence, malgré son état de délabrement avancé. Tout y est entassé dans un tel désordre que rien n’y paraît en voie d’être évidé, au contraire. Il y a bien là l’incarnation d’une surcharge, davantage qu’une impression d’abandon ou de vacuité.

Le sentiment d’évidement qui pénètre de part en part la nouvelle de Schulz cède ici la place à une passion du débordement. Le film fait par ailleurs un tel étalage d’objets superfétatoires qu’il est impossible de ne pas y voir la matérialisation visuelle de ce « temps qui a déjà servi » ; ce surtemps qui, visiblement, fait dans ce cas-ci du surplace. Chaque lieu que traverse Joseph paraît être la ruine d’un temps périmé. Ces espaces bondés et pléthoriques ne semblent signifier rien d’autre qu’une durée ayant lamentablement échoué ici et maintenant. Dans l’instant même de cette mouvante stagnation – ou de cet « enracinement dynamique », dirait Michel Maffesoli –, rien n’arrive plus que ce qui est déjà devenu, parvenu. Une véritable inflation métonymique vient gorger cette inertie temporelle, tout lieu révélant à Joseph un agrégat de passés possibles et incompossibles. De par leur disposition dans un univers diégétique maintes fois réitéré, ces lieux cristallisent un florilège d’événements incompatibles que vient agrémenter la résurgence de personnages et d’objets étrangers. Je pense ici à ce livre en lambeaux que Joseph découvre dans la chambre d’une jeune et jolie libertine. Dans cette chambre, à laquelle on accède par une fenêtre et dont l’issue (comme les prétendants) se dissimule sous le lit, Joseph fait la rencontre d’Adèle, l’objet de ses fantasmes juvéniles. Mais plus étonnante encore est la découverte chez cette dernière de ce livre à demi décomposé dont Bruno Schulz expose les pouvoirs occultes dans une autre nouvelle justement intitulée Le Livre. L’univers diégétique de La Clepsydre s’enroule de la sorte autour d’un noeud borroméen fait de boucles et de replis qu’illustre à merveille l’errance du personnage principal. Les déplacements ininterrompus de Joseph le conduisent de la sorte à revisiter des espaces parcourus ailleurs, dans un autre temps, dans d’autres circonstances, voire dans d’autres histoires. Dans ces espaces manque parfois ce qui s’y produisait précédemment ou, au contraire, se produit désormais ce qui y faisait défaut quelque temps auparavant. Qu’on pense à cette boutique remplie de clients, déserte en l’espace d’une enjambée, et à ce restaurant abandonné, lieu de débauche l’instant d’après.

L’errance de Joseph ne mène nulle part, si ce n’est à la réplétion. Joseph traverse un monde dans lequel s’accumulent, pêle-mêle, souvenirs, fantasmes et autres bagatelles. Le « temps retardé » qui l’accable se conjugue ainsi à celui d’un environnement à son tour ressassé. Lieux, personnages et objets gravitent autour de lui pour ne plus former que le paysage de sa propre mémoire, voire l’histoire naturelle de sa propre existence. Il y a dans ce marasme temporel réfléchissant ce que Marc Augé reconnaît être l’expression contemporaine de la ruine :

[…] un mixte de nature et de culture qui se perd dans le passé et surgit dans le présent comme un signe sans signifié, sans autre signifié, au moins, que le sentiment du temps qui passe et dure à la fois.

2003 : 92

Augé assimile ce sentiment à celui que génère l’expérience du « temps pur », soit l’expérience d’une temporalité déhistoricisée qu’autorise de droit toute esthétique du présent. L’errance de Joseph parmi les réactualisations du passé correspond à cette esthétique en ceci qu’elle entraîne le personnage à parcourir une mémoire qui, par nature, rompt avec l’itinéraire téléologique de l’Histoire. Au processus qu’implique l’itinéraire historique, la mémoire oppose la simultanéité, ce qui provoque, pour ainsi dire, l’encombrement du présent. S’il est remarquable de constater qu’à l’imaginaire de l’évidement exprimé par la nouvelle de Schulz succède pareil encombrement, c’est que La Clepsydre inscrit au présent la manifestation d’une durée elle-même en ruine ; une durée s’écroulant plus qu’elle ne s’écoule. Aucun lieu ou objet n’adhère dans ce cas-ci à une durée qui le transcende, celle de l’Histoire ; c’est bien plutôt une durée immanente, celle de la mémoire, qui adhère aux lieux et aux objets présents. Fruit de cette adhérence, le temps stagne et se replie, telle une volute, faisant ainsi l’objet d’une exaltante spatialisation. Le paysage de ruines devient, selon la formule de Marc Augé, « une invitation à sentir le temps » (ibid. : 95).

À l’irréalité de la métaphore temporelle comme expression de l’évidement, le cinéaste polonais préfère de la sorte la ruine comme « signe des temps » pour mieux exprimer l’enchevêtrement de présents et de passés. Contre la délocalisation mélancolique du sens qu’exprime la nouvelle de Schulz, Has choisit, pour illustrer le même thème, la localisation exubérante d’un temps « qui passe et dure à la fois » dans les objets et lieux qui ceignent Joseph. Tout reliquat d’une transcendance eschatologique s’épuise ainsi dans les murs délabrés d’un décor somptueux, baroque, qui traduit en amoncellement la démystification du temps suscité par le système du docteur Gotard. À la mélancolie succède donc le requiem. Entravé dans une funeste célébration de l’actuel, il ne reste plus à Joseph d’itinéraire que le circuit. À défaut d’un cheminement hiératique lui promettant les grâces utopiques d’un ailleurs aussi lointain soit-il, subsiste la permanente circularité des lieux. L’imaginaire de La Clepsydre se résume en grande partie à cette permanence topographique. Il n’y a de constant pour Joseph que l’itération d’espaces déjà visités, de personnages déjà rencontrés et d’objets déjà manipulés. Là où Schulz souligne la perte « de nouveauté et de couleur fraîche », Has souligne l’agglomération spatiale que cette itération suscite. De même, l’errance de Joseph implique ici le lieu physique de cette condition : un espace à son tour réitéré, sauvage, séparé de tout processus culturel qui viserait à en établir, de l’extérieur, les bornes ou la determinatio[7]. Je parlerai alors d’un imaginaire « contemporain » dans la mesure où la conscience du « temps retardé » émerge en premier lieu d’une réitération de l’espace. Cela implique de penser cet imaginaire en fonction de la présence et, surtout, de la localisation. Parmi les nombreuses définitions de la contemporanéité, je retiendrai donc celle, anthropologique, posant comme « contemporain » l’instant qui signe la coexistence spatiale du sujet et de l’objet – instant à l’aune duquel il est possible pour l’individu de mesurer l’épaisseur du présent.

De manière générale, l’errance dans le cinéma contemporain illustre bien l’esthétique de cet instant. Du moment où le personnage juge son environnement hors de tout cheminement hiératique, le présent devient pour lui le lieu privilégié d’une permanence : la sienne. L’individu contemporain est pour ainsi dire maître de son environnement ; il est son propre champ d’action. Le lieu physique réfléchit du même coup une identité dont l’individu contemporain ne peut réellement s’affranchir tant il juge son autonomie en fonction de l’espace où elle peut s’exprimer. L’accomplissement de ce jugement réfléchissant fait certes de celui qui le porte un individu contemporain – un « corps indivisible » dont la présence l’est tout autant – ; il fait également de celui-ci un sujet déhistoricisé, un exégète errant çà et là, libre, au travers d’un temps présent auquel on aura, au préalable, retiré les horizons spirituels et idéologiques[8]. L’imaginaire contemporain relève ainsi de l’humanisme. L’individu y est le sujet de sa propre fin, et son environnement le spectacle de cette singulière eschatologie. Le champ d’action du contemporain s’avère avant tout une projection de soi, de sorte qu’il n’y a de limites à ce champ qu’une conduite individuelle libre de toute morale. L’individu n’étant plus soumis à la tyrannie du droit, c’est la mesure même du présent, voire la densité éthique de sa propre présence en ce monde, qui oppose aux lois hétéronomes de la religion ou de l’idéologie laïque les contraintes de l’identité. On pourra ainsi dire que le cinéma contemporain connaît son « tournant éthique »[9] dans la mesure où la coexistence spatiale du sujet et de l’objet révèle à l’être une identité actuelle qui est également celle que justifie sa conduite au sein d’un environnement physique immédiat.

Si l’errance de Joseph au sein de sa propre mémoire illustre bien ce « tournant éthique », cette conduite n’en demeure pas moins dans ce cas-ci l’origine d’une épreuve. Confronté à l’excès de résidus mémoriels, Joseph n’a plus pour environnement physique immédiat qu’un amoncellement de fragments qui le situe d’emblée dans l’énigme de sa propre existence. En effet, dans ces résidus s’expose son incapacité à imaginer sa propre finalité, voire à parachever sa propre intégrité ou intégralité. Tout y est disséminé. Comme sa mémoire, l’espace devient un puits sans fond, atomisé, dont la cohésion est sans cesse contrariée dans la mesure où mémoire et espace partagent ici une même indétermination. Tant dans la nouvelle de Schulz que dans le film de Has s’inscrit néanmoins cette impuissance fondée prioritairement sur l’appréhension de la circularité :

Au réveil, encore troublés et chancelants, nous reprenons la conversation interrompue, poursuivons notre route pénible, continuons une affaire embrouillée sans commencement ni fin. Ainsi disparaissent, on ne sait où, chemin faisant, de larges intervalles de temps : nous perdons notre contrôle sur la continuité de la journée et cessons finalement de tenir à elle, nous abandonnons sans regret le squelette d’une chronologie ininterrompue que l’usage et la sévère discipline quotidienne nous avaient habitués à surveiller avec attention.

Schulz, 1974 : 177

Si Bruno Schulz associe manifestement à cette circularité la disparition d’une chronologie, nécessaire préliminaire à l’expression du désenchantement, Wojciech Has esthétise quant à lui cette incapacité à imaginer sa propre finalité en l’associant visuellement au déploiement d’imprécision et à l’enchevêtrement dédalique dont est investi le paysage de ruines. Pour reprendre les mots de Borges, ce sont dans ce cas-ci les ruines qui sont « circulaires » ; elles revêtent une signification fugace en ceci qu’elles réfléchissent indéfiniment celle que Joseph semble incapable de leur assigner. Sublime retournement métonymique qui fait de la figure ruiniforme le miroir de sa propre faillite cognitive. Il n’y a qu’à penser à ce moment où Joseph se voit littéralement entrer dans le Sanatorium par une porte précédemment condamnée. Dans ce dédoublement, c’est l’identité même du personnage qui s’atomise. Dans La Clepsydre, ces ruines projettent de la sorte une vertigineuse présence à soi – plus précisément à la faculté de (re)connaître –, laquelle est amplifiée par le tourment que caractérise le jugement réflexif lorsque celui-ci est confronté à l’imprécision, à la résurgence et à la fragmentation. Symptomatique de ce tourment est la conduite erratique du personnage. Joseph tourne en rond dans un environnement réfléchissant l’image d’une identité suspendue, morcelée, percée de toutes parts par un agrégat de fantasmes éculés, de souvenirs défraîchis et d’intentions sans destination. Ainsi le temps ne disparaît pas ; il dure et persiste, bien lové dans l’épaisseur d’un présent dont il est dorénavant l’événement.

Les ruines permettent ainsi à leur contemporain, Joseph, de mesurer la densité d’un présent rempli de vestiges ; un présent dont ce même contemporain fait désormais partie, à défaut de faire partie d’une Histoire dans laquelle ce présent n’a pas ou n’a plus cours. Tragédie de l’instant qu’énonce avec poésie l’extrait du Salon 1767 de Diderot placé en exergue[10], et qu’évoque à son tour Volney lorsqu’il entreprend de « juger par l’état présent, quel fut l’état des temps passés » (1959 : 22). Face aux ruines, l’actualité du contemporain s’éprouve de la sorte comme une démesure : l’image d’une transcendance dans l’immanence. Ce que cette épreuve indique, c’est la raison pour laquelle le paysage de ruines nous apparaît comme une présence énigmatique, un abîme sur lequel s’érige l’effort vain d’imaginer le transcendant. Marc Augé indique à ce propos que toute l’entreprise des Lieux de mémoire de Pierre Nora est symptomatique d’une telle épreuve :

Le côté fascinant des Lieux de mémoire tient à leur caractère limite. Repli sur l’espace et le présent en un sens, mais un espace pétri de temps et un présent en fuite perpétuelle de lui-même, ils constituent un effort sublime et par essence inabouti pour penser un passé privé de sens et un présent privé d’avenir : le temps comme mystère exténué mais non résolu.

1994 : 52

L’effort de penser le temps des ruines s’apparente à celui que commande le temps de la mémoire. Cet effort – parce qu’il est un effort de la raison – participe du sentiment du sublime tel que l’analyse Kant dans La critique de la faculté de juger (1790). Il s’agit d’un « effort sublime » en ceci que ce labeur de la pensée éveille l’Idée d’un temps « qui passe et dure à la fois » tout en se heurtant, face à l’objet de cette pensée, à l’impossibilité de se représenter cette Idée. Les objets ou les lieux qui s’avèrent être l’occasion – et non l’attribut – de ce labeur sans finalité deviennent par le fait même le signe d’une insuffisance de l’imagination. Si cette insuffisance concerne le sublime plutôt que d’engendrer le désenchantement, c’est qu’elle assigne à la présence de ces mêmes objets une valeur dynamique. Le spectacle des ruines entraîne effectivement l’expérience d’une démesure qui est non seulement celle des formes, mais également celle de la raison, laquelle tente, en vain, de conjuguer le temps des restes et la présence du sujet. Certes, dans les ruines, dure et persiste un temps qui ne cesse de fuir le présent, mais le contemporain compose avec cette fuite dans un « effort sublime » lui permettant, en dernière instance, de juger de la perpétuelle inadéquation de sa présence et de celle des restes. Cela implique d’ailleurs de considérer la coalescence esthétique du sujet et de l’objet au coeur de laquelle s’inscrit cette inadéquation. Une coalescence que permet l’imaginaire contemporain dans la mesure où celui-ci fait de l’espace même l’échelle du temps. Dans La Clepsydre, l’errance de Joseph est le mouvement qui incarne cette coalescence.

Le sentiment du sublime non seulement accuse les limites de l’imagination, mais témoigne également d’un processus de transformation de l’espace qui le fait aussitôt apparaître au seuil (du latin sub-limen : « sous le seuil ») d’une propriété qui le transcende. Esthétisant de la sorte l’expérience d’un temps sorti de ses gonds, le sentiment du sublime fait de l’espace actuel le lieu d’une pensée – ou d’une mémoire – dont l’horizon, hors de tout entendement, demeure énigmatique puisque irrésolu. Ne reste plus que le résidu emphatique, tuméfié par ce temps qui « dure et passe à la fois ». Aussi nous est-il possible de reconnaître au paysage de ruines dans La Clepsydre un caractère sublime en ce que ce paysage tuméfié demeure d’emblée le lieu d’actualisation d’une mémoire impénétrable et la scène d’un présentéisme hyperbolique.

Conclusion

L’imaginaire contemporain des ruines dans La Clepsydre de Wojciech Has permet de mettre en scène la sécularisation du temps en y évoquant l’amplification de l’actuel, voire sa démultiplication, plutôt qu’en y associant la métaphore de l’évidement comme le faisait Bruno Schulz dans Le Sanatorium au croque-mort. Joseph possède dans l’adaptation de la nouvelle de Schulz un champ d’action : celui des vestiges d’un monde inaccompli, dans lequel, finalement, ne s’accomplit que le glaneur. Les scènes où Joseph recueille ici et là certains objets appartenant à son passé sont en cela plus que révélatrices de cette forme d’accomplissement. Ce « temps qui a déjà servi » devient par le fait même l’objet d’une collecte, et le monde un vaste cabinet de curiosités dont l’amplitude spatiale et temporelle n’a d’égale que la mémoire de l’individu.

Si l’imaginaire moderne des ruines, comme on l’a vu, se caractérise principalement par un sentiment d’évidement, il en va donc tout autrement de l’imaginaire contemporain dans lequel l’accumulation des restes permet à ceux-ci d’acquérir le statut d’objet esthétique. Dans une certaine mesure, l’imaginaire moderne accuse la ruine d’évoquer l’imprésentable là même où l’imaginaire contemporain respecte sa propension quasi ostentatoire à nous présenter l’imprésentable.

L’analyse comparée des oeuvres de Bruno Schulz et de Wojciech Has nous aura ainsi permis de constater deux valeurs antagonistes associées aux figures ruiniformes ; que celles-ci suggèrent une faillite ou bien qu’elles éveillent une esthétique de l’accumulation, il n’en demeure pas moins qu’elles n’ont pour référence que l’imaginaire. Aussi la question à savoir si les ruines ont un sens demeurera-t-elle à jamais un non-lieu. Car à quoi pensé-je lorsque je vois une ruine, sinon à une figure de l’imaginaire ?