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Pour une bonne part dédiée à la compréhension inquiète du passé en tant qu’il détermine le présent, l’oeuvre de Pierre Bergounioux ne cesse de recueillir et d’interroger la trace, le vestige. Quoique de manière souvent indirecte, cette quête s’appuie sur l’archive, entendue ici dans l’acception large que lui donne David Faust dans un travail sur Pierre Michon, incluant « les artéfacts laissés par les défunts », et composée « à la fois de photographies, de représentations picturales, comme de gloses ou de textes critiques légués par des scribes d’époques antérieures » (Faust, 2004 : 127). Chez Pierre Bergounioux, l’archive photographique peut, comme c’est le cas notamment dans Miette (1995)[1], B-17 G (2001)[2] et, dans une moindre mesure, La Maison rose (1987) et C’était nous (1989), servir de support au récit. Mais sa fonction d’attestation et de consignation de ce qui a eu lieu de même que son déchiffrement et son interprétation se trouvent également reportés sur d’autres objets, et inscrits dans des lieux où le passé devient « lisible », comme on l’observe dans La Mort de Brune (1996)[3], alors que l’édifice qui abrite l’archive est lui-même lu comme une archive. Les modalités d’appropriation de ces diverses archives, leur incorporation à des textes qui les discutent et les mettent à l’épreuve de la mémoire et du récit, les figures qu’elles permettent de ressusciter éclairent une tension caractéristique de l’ensemble de l’oeuvre de Bergounioux dont l’écriture cherche à pointer un centre pour le creuser sans fin.

Le débat avec l’archive

Les récits de Bergounioux, hantés par une mémoire à la fois, et de manière toujours étroitement intriquée, individuelle, familiale et sociale, ne vouent pas pour autant de culte à l’archive, moins encore à l’archive écrite. Dans le Carnet de notes. 1980-1990 (2006), la « chasse » aux livres anciens dans les librairies spécialisées, comme celle des papillons ou la collecte de minéraux, est vécue pour elle-même, pour le plaisir de l’exploration et la découverte de nouvelles trouvailles, selon la logique accumulative de la collection qui n’est pas celle de l’archive. Occupé au rangement des maisons familiales, l’écrivain évoque, à deux reprises seulement, des documents anciens :

[…] d’émouvantes traces du passé, certificat d’études des arrière-grands-mères, carnets en moleskine où le grand-père et le père de Cathy notaient l’adresse de leurs clients, les cahiers d’École normale d’Octavie, de Jeanne. Ils ont été. À peine surnagent ces feuillets jaunis. Une puissante mélancolie me gagne.

Bergounioux, 2006 : 404

Plus loin, sont mentionnés des

[…] papiers qui dormaient dans l’armoire du bureau, actes de naissance et de décès, contrats, prêts, procès. L’histoire des Bordes depuis quatre siècles, certaines pièces sur parchemin.

Ibid. : 616-617

En revanche, il s’attarde aux outils retrouvés :

Je range, dans des caisses, de vieilles mèches de tarière, des clés, des écrous. Le nécessaire à sertir les cartouches du papa de Cathy, abandonné dans un coin, est rouillé, mangé par des vers.

Ibid. : 225

Ces objets du passé sont rescapés non pour être conservés et muséifiés, mais pour être recyclés dans un nouvel usage :

Sa grand-mère – Miette –, qui ne laissait rien perdre, a mis, dans des caisses, ferrailles, bouts de plomb, coiffes d’étain de bouteilles de vin que je fondrai et coulerai dans des coquilles d’escargot.

Ibid. : 172

Dans le récit Miette, où le narrateur évoque les sculptures qu’il fabrique avec de vieux outils ayant appartenu à l’oncle de sa femme, se trouve explicité ce lien avec le passé où l’héritage est aussi usurpation et trahison :

J’imagine les regrets, l’animosité que pouvait lui inspirer ma présence en ce lieu où il avait vu vivants ceux qui, depuis trois millénaires, en étaient l’âme et dont il perpétua, seul, dix années durant, l’esprit, les traits, la voix. De ses mains étaient sorties mille choses dont j’avais encore l’usage, la meule sur laquelle j’affûtais ciseaux et burins, les ciseaux eux-mêmes dont il avait forgé le fer […]. Je lui ai fait de la peine, souvent, lorsque j’ai sacrifié à mes fantaisies des outils encore intacts. […] Une bonne part de ce que je sais de l’âge immémorial qui s’achevait quand je suis venu, c’est à ces sacrilèges que je dois de l’avoir appris.

M : 10-11

Peut-être est-ce parce qu’on ne peut se l’approprier que par une glose toujours incertaine, creusant la distance avec l’événement, que l’oeuvre de Bergounioux ne fait pas de l’archive écrite une trace privilégiée. Une exception cependant à cette règle : les documents militaires et l’état civil. Dans Miette, ils restituent la silhouette des disparus :

En fait, ils étaient beaucoup plus petits que nous. C’est écrit. On a les livrets militaires, avec leur portrait enlevé dans le style de l’identité judiciaire : « Front bombé, nez court, yeux clairs, menton à fossette, taille : 1,61 m ».

: 13

Il est pourtant des événements que l’écrit le plus officiel non seulement ne dévoile pas, mais dissimule, d’où sans doute la méfiance à son endroit. Miette, « récit de restitution » au sens où l’entend Dominique Viart (1999)[4], en offre un exemple lorsque le narrateur n’exhume « l’état civil, le contrat de mariage en bonne et due forme passé devant notaire » (: 37), que pour révéler le coup de force que le mariage de Pierre et de Miette a été :

[…] elle répéta devant témoins ce qu’elle avait dit aux siens quand ils lui avaient fait part de leur sentiment puis aux arbres et aux rochers : non. Les témoins s’empressèrent donc de dire, crier, plus fort qu’elle, que c’est oui qu’elle avait dit et l’on fit comme si avec tout ce qui s’ensuit. Le mari, puisque c’était écrit, était là, par la force des choses.

M : 38

Dans ce cas-là, lire l’archive écrite suppose de prendre en compte la violence de sa lettre qui agit comme « négation de la vie qu’on aurait voulue » (ibid.).

La lecture des photographies

Les photos, et particulièrement les anciens clichés avec leurs poses conventionnelles et leur définition imparfaite, offrent davantage de prise. Dans le Carnet de notes, elles échappent aux « grands sacs poubelles de trucs et de machins dont chacun cristallise des années – des siècles – de notre vie antérieure » (2006 : 175) et font l’objet d’une attention spécifique, comme lors d’un séjour chez les parents de l’écrivain : « Je ferai une plongée dans la boîte à photos. Michel est partout, à un an, dix ans, vingt ans, sur la plage, à Brive, à Cassagnes, au bord de la Dordogne » (ibid. : 174). Chez Bergounioux, les photos interviennent dans plusieurs récits. La Maison rose s’ouvre sur une discussion que le narrateur, avatar manifeste de l’auteur, a eue enfant avec une de ses tantes ; il s’agit de déterminer quand il est venu pour la première fois à la « maison rose » et une photo, prise dans la maison et sur laquelle il figure, sert de preuve. Or la description de cette photo souligne justement la difficulté que l’enfant éprouve à se reconnaître :

[…] et ça ? Son doigt maigre, effilé, s’était posé sur la chemise blanche de grand-père, au centre, au premier rang. J’ai dit : quoi ça ? Je voyais bien les deux piqûres d’épingles. Je les avais déjà vues, sur la chemise de grand-père, à la hauteur du coeur. Puis j’ai arrêté de parler, de dire quoi parce que là où s’était posé l’ongle étroit de tante Lise, blanche sur blanc, il y avait une tache et que les deux imperceptibles points noirs en occupaient à peu près le milieu […]. J’ai laissé mon regard errer sur les visages éblouis, légèrement différents de la photo, puis je l’ai ramené par surprise sur la chemise de grand-père […]. Seulement il y avait toujours ces deux trous d’épingles, le contour d’un visage et ce linge, ce lange grisâtre sur la blancheur intense de la chemise de grand-père.

1987 : 11

Il n’est pas innocent que la photo, censée attester la toute première présence du narrateur dans la maison, ne donne de preuve que ces « deux points noirs », « trous d’épingles » sur une « tache blanche sur blanc ». Rapprochant ainsi le visage du nourrisson du masque mortuaire, la photo s’inscrit dans l’économie du récit où les individus, mus par la logique des destins familiaux, se succèdent dans des corps, des noms et des histoires déjà occupés par d’autres avant eux. Ce qui ressort des photos, c’est donc non pas la singularité des personnes qu’elles représentent, mais, à travers l’air de famille qu’elles font apparaître, la force obscure qui dicte à chacun de refaire un chemin semblable. C’était nous reprend le caractère à la fois indivis et spectral des photos de famille dans l’évocation des après-midi de Toussaint :

[…] les visages moustachus des photos sépia, les êtres sans visage refluaient, envahissaient la salle à manger. Ils ne se présentaient pas forcément dans le même ordre, d’une Toussaint à l’autre, ou alors on parlait de ce qu’ils avaient fait sans les nommer si bien que, pendant des années, il y eut (pour nous) d’un côté des noms sans visage, des silhouettes vagues, immobiles, des moustaches et de l’autre des actes purs, violents et abolis, souffrir, conduire des locomotives, boire de la gnôle pour se jeter dans les tirs de barrage, mourir ou rentrer vivant mais rongé par l’horreur et l’alcool, être veuve, rester seul ou partir.

1989 : 72

Seul le récit, qu’il restitue ce que l’on sait ou croit savoir ou qu’il l’invente, permet de passer d’un « côté » à l’autre, d’associer les photos aux êtres et ainsi de donner voix à l’archive. Deux textes s’y emploient précisément : Miette, dont il a déjà été question, et B-17 G. Le dispositif de « restitution » des vies de Miette et des siens repose sur la narration à la première personne du mari d’une des petites-filles de cette femme d’autrefois. À la manière des Vies minuscules de Pierre Michon, le récit s’enclenche tantôt sur le mode du témoignage, embrayé par les formules « J’ai vu », « On m’a dit », tantôt comme la rêverie du narrateur sur un passé qu’il découvre ou imagine, ce qu’indiquent des modalisateurs comme « Supposons », « Il se peut que ». À mi-chemin entre la preuve vue et l’interprétation en train de se construire, les photos constituent également un relais de la narration. À propos du cliché recoloré (« d’après photo collection particulière » selon la quatrième de couverture) qui illustre l’édition Folio, commenté dès le début du récit, le narrateur retient d’abord la résistance de l’être vivant dans la mort de l’archive :

Le reste, je l’aurais deviné tout seul : non seulement la place qu’elle avait occupée dans la procession des âges, avec trois de ses enfants autour d’elle et le dernier, Adrien, sur ses genoux, qui peut avoir un an et qui permet de dater la photo – 1910 –, mais de quelle manière, cette place, elle l’avait occupée. J’ai rarement vu femme survivre à cette époque, à ses modes, à son éternel crépuscule. Ce qui nous est parvenu, d’elles, ce sont d’informes paquets de linges dans une clarté louche, encombrée de branches peintes, de colonnes et de draperies, de pauvres visages écrasés sous d’informes chapeaux armés de pinces et d’épingles. Elle si, tout entière.

M : 29

L’archive ne vaut ici que pour ce qui la transcende, Miette survivant non grâce à la photo mais malgré elle. Le récit est celui de la lutte entre la mise en scène de la photo et son sujet, lutte à travers laquelle passe aussi allusivement l’histoire des femmes. Il n’y a pas de photo de Miette jeune fille :

Elle a commencé à exister, pour les autres, pour les vivants et la postérité – et, qui sait, pour elle-même ? –, non pas à l’occasion de son mariage mais après qu’elle eût fourni à la propriété son contingent d’âmes neuves.

: 34

Revanche sur l’imposition d’un mariage forcé et réponse de l’archive familiale à l’archive officielle, il n’y a pas non plus de photos du couple. La seule où les époux se trouvent tous les deux les montre éloignés, « sur des rangs différents, séparés par plusieurs personnes » (: 35), et Miette y est réduite à une invisibilité qui rappelle les « trous d’épingles » du visage de bébé dans La Maison rose :

Les traits du mari, Pierre, sont parfaitement distincts, ceux de Miette indéchiffrables, entièrement effacés, comme si elle n’avait pas de visage, juste un contour que rempliront, préciseront les maternités successives, l’abnégation, le renoncement de soi.

: 35

Par la suite, les photos sont plus nombreuses, offrant de Miette « des versions  » que le narrateur s’efforce de comprendre :

Elle a changé de visage. Je sais bien que cela se produit. On assiste parfois à de ces révolutions tardives, vers quarante ans. Elles vident une figure de sa physionomie pour lui substituer le vivant portrait de la mère ou du père disparus. Seulement, ce que je ne m’explique pas, c’est que Miette, sur cette image, la troisième, ne ressemble ni à elle-même ni à l’un ou l’autre des vieux conjoints assis au centre mais à ses enfants, lesquels tiennent, sur ce point de leur père. On dirait qu’elle a troqué le visage qu’elle avait apporté de Rouffiat aux premières lueurs du siècle pour celui des Bordes.

M : 32

De nouveau, comme dans La Maison rose ou C’était nous, les traits, la physionomie ne sont que prêtés au sujet, habités aussi bien par les ascendants que par les descendants comme les hantises qui agissent les uns et les autres à leur insu. De plus, le lieu, Rouffiat pour la jeunesse de Miette et Les Bordes pour sa vie adulte, s’imprime sur le visage. Aussi l’archive photographique ne peut-elle être pleinement signifiante qu’un peu par hasard, quand elle est parvenue à saisir, au moment opportun, quelque chose d’irréductible :

Peut-être que pour très peu de temps ont subsisté, ensemble, ce qu’elle était — mais qui ne comptait pas, dont on n’a pas cru devoir garder trace — et ce qu’elle venait juste de devenir […]. C’est cet instant, cette coexistence fugitive que la photo de 1910 a captés.

: 34

Dans B-17 G, le rapport entre photographie et récit est différent. Le point de départ du texte est une photo d’archives d’un avion de combat, le Boeing B-17 G, avec lequel l’aviation américaine affrontait les troupes allemandes pendant la Deuxième Guerre mondiale. L’avion est saisi alors qu’il explose et le cliché, repiqué à partir des actualités de l’époque, est flou. La description que Pierre Bergounioux donne de son travail en quatrième de couverture – « À partir d’une image de B-17 G en perdition, on a épilogué sur les chances du récit, la liaison toujours incertaine entre l’événement et sa relation » – résume assez bien, pour l’ensemble de son oeuvre, l’enjeu de l’archive (trace de l’événement) dans le récit (relation de l’événement). Lien malaisé, comme l’illustre l’exemple de Miette, puisque l’archive, même photographique, comme le récit qui va s’y accrocher, n’est exempte ni du temps et de ses décalages, ni du point de vue à partir duquel elle est consignée puis interprétée. L’image du B-17 G est « médiocre » (B : 13) et surtout banale :

Il existe des kilomètres de pellicule représentant la destruction de tous les types d’appareils qui s’affrontèrent dans les cieux du monde de septembre 1939 à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ils se ressemblent tous. Une tache imprécise, sombre, surgit dans la grisaille du film en noir et blanc, s’illumine d’éclairs, perd des morceaux, fume et déjà se désintègre.

B : 14

On notera comment le motif de la « tache » indistincte, récurrent dans la description des photos de famille, réapparaît dans celle du document d’archive publique. Le récit se donne pour objectif de franchir l’opacité de ce cliché banal, lié, pour la génération de Bergounioux, né en 1949 et élevé dans la commémoration, au déjà-vu des documentaires sur la Deuxième Guerre mondiale, afin d’atteindre l’événement qu’elle recouvre.

Deux stratégies sont mises à profit. D’une part, l’écrivain compense l’imprécision de l’archive visuelle par la description minutieuse de l’appareil, laquelle puise sans doute à d’autres archives, sollicitant des connaissances historiques et techniques sur l’armement et les méthodes des combats aériens de l’époque. Ainsi, l’appareil que la photo ne donne pas vraiment à voir est identifié et situé dans son histoire propre : « […] un B-17 G, qu’un journaliste qualifia de Forteresse volante lorsqu’il fut présenté au public, en 1934, à Seattle » (: 14). Ses caractéristiques sont détaillées : « Il s’agit du modèle G, le plus tardif, aisément reconnaissable à la tourelle de menton qui fut ajoutée en 1943 pour repousser les attaques frontales » (ibid.). Il est équipé de « douze mitrailleurs » et fait face à un chasseur allemand tout aussi minutieusement reconstitué :

[…] Focke-Wulf 190 […] doté de projectiles spéciaux, à charge accrue, allongés, que l’IG Rheinmetall a mis au point pour abattre plus sûrement les quadrimoteurs qui sillonnent le ciel du Reich.

: 16

Ces éléments techniques permettent de déduire la nature et la vitesse de l’attaque archivée par la photo :

La photographie – un cylindre ailé, tremblé – n’en rend compte que de très imparfaite façon. Elle condense pourtant, dans sa fixité, les prodiges effroyables du siècle.

B : 17

D’autre part, le recours à la fiction vient restituer les protagonistes de l’événement, doublement absents de cette photo qui est pourtant celle de leur mort. En ce sens, B-17 G est aussi un tombeau. Dans cette esquisse de personnages probables, le pilote du chasseur allemand naît du récit historique :

[…] à l’évidence, un virtuose au tableau riche de plusieurs dizaines de victimes, depuis des années qu’il s’est fait la main sur les Anglais, les Français, les Polonais, et avant cela peut-être sur les Polikarpov soviétiques de l’aviation républicaine, lorsqu’il a servi en Espagne, dans la légion Condor, pour Franco.

B : 16

Les dix soldats à bord de l’appareil américain sont jeunes, comme l’écrivain à l’âge où il découvre l’image de l’avion en feu, et une certaine identification sous-tend leur évocation :

Des enfants qui ont poussé, comme tous l’ont fait depuis que l’enfance existe, dans un canton verdoyant ou, en plus petit nombre, dans les rues sans voiture, provinciales, d’un gros bourg ou d’une capitale.

: 39

Pour leur donner vie, Bergounioux fait appel à la littérature et notamment aux romans de Faulkner, qui lui-même « brûlait d’en découdre, de briller dans le ciel français aux commandes d’un biplan, durant la Grande guerre » et imputait volontiers « une chute de cheval ou un mauvais rhumatisme […] [à] cette blessure récoltée au combat, vous savez, quand il servait dans le Royal Flying Corps » (: 28).

La maison-archive

Si la photographie dans son imperfection consigne la trace des vies disparues, c’est dans la pierre que le narrateur du récit La Mort de Brune retrouve ses souvenirs, et surtout les questions qui ont assombri son enfance et son adolescence. Il est significatif que, pour décrire le mécanisme mémoriel de l’enfant qu’il a été, le narrateur adulte du récit fasse appel à la métaphore des archives :

[…] il en est une [question] qui resta entière : celle des choses qui étaient non seulement incompréhensibles mais inacceptables. C’est pour elles que j’ai ouvert une sorte d’annexe où je les ai entreposées en confiant à celui que le temps, à force, ferait de moi le soin d’y revenir, d’éclairer, s’il se pouvait, celui que j’avais pu être, dans le passé en quoi le présent se mue, le mot de l’énigme […].

Ce qui n’allait pas, je l’attrapais comme je pouvais, le traînais jusqu’à l’entrepôt et le serrais tant mal que bien parmi les caisses et les ballots — ce fut une époque d’arrivage ininterrompu —, puis je revenais prendre mon poste à la place qui m’était assignée. On n’entreprend de stocker des monceaux de gens, d’objets, d’heures, de les étiqueter grossièrement, de les visiter régulièrement, de les épousseter qu’à seule fin de les liquider. On ne supporte les frais de conservation et d’entretien qu’autant qu’on a l’espoir d’écouler le tout quand le moment, on ne sait quand, sera venu […]. Celui qu’on sera — on le sait, on le veut — saura. C’est pour lui qu’on prend la peine de bourrer l’annexe, de l’étendre, de tenir registre, à charge, pour ce qui le concerne, de libérer cet être de nous-même qui ne souhaitait rien que passer avec les jours, les années, partir et qui attend avec les ombres et la poussière, dans la resserre.

MB : 57-58

Cette métaphore longuement filée qui matérialise la mémoire de l’enfance comme dépôt d’archives[5] promis au dépouillement et à l’interprétation de l’âge adulte, s’inscrit, dans une structure spéculaire, au coeur d’un récit consacré à l’hôtel Labenche de Brive, édifice aux multiples « resserres » et « entrepôts », également connoté par « l’ombre et la poussière », où se trouvent notamment la bibliothèque municipale et le musée archéologique. Dès l’incipit, le narrateur fait de ce lieu le centre de son tout premier univers :

Une décennie durant, le monde a mesuré cent pas et j’ai encore laissé une bonne partie des sept années suivantes entre les murs de l’hôtel Renaissance qui en formait le coeur.

MB : 9

Centre du centre, ce bâtiment est également la métonymie du lieu dont l’oeuvre de Pierre Bergounioux poursuit l’inlassable élucidation, le Limousin aux confins de la Corrèze, la province des années 1950 au moment où elle bascule d’un régime de temporalité à un autre, l’enfance, l’histoire familiale.

[C’est] l’odeur […] le composé séculaire […] auquel contribuaient la pierre et la poussière, l’étude, la prière, l’automne, l’ennui, le froid, la créosote et l’anxiété [qui] scell[e] l’unité du lieu.

MB : 14

Un peu à la manière des Microcosmes de Claudio Magris (1998), La Mort de Brune déploie le sens d’un lieu, en croisant les discours du savoir (urbanisme, architecture, histoire locale), à la fiction et à l’autobiographie. Le principe du récit – « mettre le lieu à la question » – est donné dans l’une des entrées du Carnet de notes ; à l’occasion d’une visite à l’hôtel Labenche, devenu un musée, Bergounioux note ceci qui pourrait constituer une première esquisse de La Mort de Brune :

Toutes les cloisons ont été abattues, les enclaves de l’angoisse et de l’ennui, détruites, volatilisées. C’est à douter qu’il y ait eu ces heures, l’ennui atroce qu’elles distillaient […]. J’ai la sensation irrécusable, in situ, que mes rêves m’y ramènent bien plus souvent que je ne crois, que je dois passer bien des nuits, sous ces vastes combles, à leur disputer les petites hypostases fantomatiques, très malheureuses qu’ils tiennent captives. Je voudrais aller plus avant, mettre le lieu à la question.

2006 : 871-872

Le récit consiste dans la description de l’hôtel Labenche, chaque nouvel élément de cette description révélant à la fois plusieurs couches de temps qui sont mises en correspondance : souvenirs personnels des moments que le narrateur y a vécus, mais aussi souvenirs des autres, de gens qu’il y a rencontrés et dont les destins s’associent pour lui à ces lieux, personnages historiques qui y ont laissé leurs traces. Ainsi, c’est le bâtiment lui-même qui devient l’archive, à la fois vestiges mêlés dans la pierre des époques passées, archives réelles de la région et archives de soi, déposées là par l’enfant qui devait fréquenter ces lieux. En effet, l’hôtel Labenche loge également, pendant l’enfance et l’adolescence du narrateur, l’école primaire qu’il fréquente, l’Harmonie musicale Sainte-Cécile où il apprend le solfège puis le piano, le dispensaire où il se fait vacciner et la bibliothèque où il passe ses samedis. Cette polyvalence du bâtiment se superpose aux anciens usages des lieux, où se trouvait notamment le petit séminaire dont subsistent « des mots barbares comme rhétorique, tracés à la peinture noire » (MB : 10). Ses fonctions différentes à diverses époques ainsi que les marques des transformations architecturales, de la Renaissance à la Restauration puis à la Troisième République, donnent à l’édifice une apparence hétéroclite dont le récit rend compte en décrivant les parcours du narrateur enfant dans les couloirs, les escaliers, l’annexe, selon le jour de la semaine et l’activité qu’il y pratique. Il y est d’emblée confronté à des traces qui se donnent à déchiffrer :

Si mal qu’on se représente ce qui s’est produit à trois et quatre cents ans d’ici quand on en est à sept ou huit, quoiqu’on mette derrière les mots peints d’archéologie ou de rhétorique, sous le nom des Valois, on y met quelque chose. Les choses sont là, les lettres jaunes, les trois crânes de boeuf, le froid sépulcral, comme autant d’ombres portées sur la tremblante lueur du présent qui nous est concédé.

MB : 32

Ouvrant ainsi les resserres, celles de l’hôtel Labenche et celles de sa mémoire, les unes contenant les autres, le narrateur ressuscite les cours de musique fastidieux, les piqûres douloureuses, les terreurs vécues sur le trajet, dans les rues environnantes, mais aussi les heures de lecture à la bibliothèque, unique antidote à la tristesse oppressante qu’il éprouve. Une figure de pierre, « une tête de femme détaché[e], sans doute, par l’usure et le délabrement […] remisé[e] là en attendant » (MB : 20) devient pour lui le génie tutélaire du lieu, gardienne d’une vie qu’il dépose à l’entrée de l’édifice inhospitalier, au seuil des moments insupportables, pour la reprendre ensuite. Grâce à elle, il peut « récupérer », après une humiliante leçon de musique, « le petit lopin d’amour-propre [qu’il avait] confié au regard de pierre du rez-de-chaussée » (MB : 40). Une chute dans l’escalier de l’édifice lui donne

la preuve que […] pendant dix ans, j’étais comme absenté de l’existence qu’on me faisait, réfugié dans les yeux d’une dame qui avait pour première et principale vertu d’être de pierre et, par là, de souffrir les épreuves du temps auxquelles, sans son aide, je n’aurais pas résisté.

MB : 29

Cette mère de pierre s’oppose en quelque sorte à la paternelle statue du Commandeur qui se dresse si fréquemment dans l’oeuvre de Pierre Bergounioux.

Les vies archivées

Parmi les énigmes archivées par l’enfant à l’hôtel Labenche, se trouvent plusieurs personnages que La Mort de Brune exhume. Certains, ressentis dans l’enfance comme des figures d’effroi, au même titre que les « gueules cassées » de l’Association des mutilés de guerre dont le siège se trouve également à l’hôtel Labenche, sont déchiffrés a posteriori dans le récit de l’adulte qui restitue les vies et les drames que ses peurs d’enfant lui avaient masqués. Il en est ainsi du volailler, sanglant « abatteur » d’animaux, qui n’aimait que l’opéra. Il rejoint dans cette galerie de portraits du quartier de Labenche le photographe qui peignait comme au xixe siècle quand Niki de Saint-Phalle peignait au fusil, « anachronisme », dans lequel le narrateur voit la cause de son suicide. Certains de ces personnages, tous marqués par les interdits que leur impose la province, servent d’intercesseurs entre l’enfant et le passé. L’employé du fisc joue ce rôle. C’est un « érudit » de province, qui mène des recherches sur la région, comme il en passe plusieurs dans les récits de Bergounioux où cette figure modeste et laborieuse est généralement valorisée. Dans La Mort de Brune, celle-ci prend au contraire des connotations diaboliques :

Il s’était taillé [au fisc] une réputation de férocité froide, vétilleuse, achevée. Il en était littéralement vêtu. Elle sautait aux yeux. Elle donnait une roideur de fer […] une fixité inquisitoriale, démente, à ses yeux caves et glacés. Mais il n’y avait pas que ça. Quand on arrivait à détacher ses regards du funèbre appareil, du regard pâle, on était surpris, gêné de la petite bouche aux lèvres rouges, brillantes, toujours lubrifiées d’un peu de salive sous le grand nez tombant, effilé, en bec, des longues mains maigres qui semblaient, elles aussi, humides.

MB : 117

L’érudit, une relation du père du narrateur, hante l’hôtel Labenche où il poursuit des recherches sur la paléontologie et sur l’histoire locale : « une autre figure partageait, avec les crânes obtus des vieilles brutes, son inquiétante attention : le Cardinal Dubois » (MB : 118). Dès lors, le récit identifie l’érudit à l’allure démoniaque et le ministre du Régent, né en 1656 à Brive, où, à cause de sa réputation d’intrigant et de débauché, on a réduit son souvenir à « de grossiers métonymes » pour éviter de perpétuer son nom : le Pont-Cardinal, une rue du Chapeau-Rouge (MB : 119) :

De coupables passions tourmentaient l’inquisiteur aux mains moites, à la petite bouche rouge […]. Il ne répondait pas à mon salut […], se contentant de me fixer hagardement comme si les trois mots que j’avais dit, ce qu’ils voulaient dire — que c’était maintenant — étaient sans la moindre espèce d’importance. Que le temps, le seul, fût celui des feuillets épars, du passé.

MB : 120

L’érudit, qui « passa ses jours parmi les ossements et les grimoires » et « survécut pareil à quelque parchemin égaré » (MB : 122), ne parviendra pas à terminer le livre qu’il voulait consacrer au Cardinal Dubois. Il incarne, dans La Mort de Brune, l’archive mortifère, fétichisée, qui se substitue au passé plutôt que de l’éclairer et barre ainsi les possibilités du présent.

Si la sous-préfecture a honte du Cardinal Dubois, elle s’enorgueillit en revanche d’un autre de ses enfants, le Maréchal d’empire Brune (1763-1815) qui « est partout, en bronze, en pied, sur un socle de marbre devant le théâtre […] au portail de la caserne du 126e d’infanterie où son nom s’étale en lettres de fer forgé d’un mètre de haut » (MB : 119). Dans La Mort de Brune, ce n’est pas par l’aventure héroïque, célébrée sur le « socle de marbre », que la gloire locale est évoquée – sa carrière militaire est rapidement résumée (MB : 81) –, mais par la citation des textes oubliés dont il est l’auteur, un Voyage pittoresque et sentimental en Aquitaine, imprimé en 1788, et une « traduction commentée de La Retraite des Dix Milles de Xénophon » (MB : 81), conservés aux archives. Brune est surtout présent à travers le tableau, peint par Sherrer en 1850, qui représente son assassinat, « La mort de Brune », accroché au musée de la ville et origine du titre du récit. Le tableau est non seulement décrit sur le mode de l’ekphrasis (MB : 80-83), mais narrativisé. Comme la photo de l’avion détruit dans B-17 G, la scène peinte par Sherrer est reconstituée dans son historicité : les circonstances du guet-apens, dans une auberge d’Avignon, sont détaillées, les deux assassins sont nommés, le taffetassier Farges et le portefaix Guindon dit Roquefort, l’archive historique explicitant ainsi la figuration du tableau. Plus encore, la scène est animée et même dramatisée par le jeu des temps verbaux, le bras gauche de Brune « retombera », la mort « dénouera la main droite  » (MB : 82), et par le portrait du « jeune aristocrate », commanditaire du crime, qui « triomphe » (MB : 83). Le point de vue varie ainsi de l’observation du tableau par le visiteur du musée, à une entrée dans le tableau que marquent la réprobation contre les assassins et l’identification avec la victime. La scène historique devient alors une métaphore sociale : Brune, le provincial, l’enfant instruit tout près de l’hôtel Labenche, est sacrifié par l’aristocratie centralisatrice qui reprend le pouvoir. Par là, le maréchal d’empire – la statue, le nom de rue –intègre la cohorte des autres personnages du récit, tous déterminés, limités, écrasés par le lieu d’où ils viennent et, à ce titre, proches du narrateur.

C’est cependant avec un condisciple de Brune, l’entomologiste Pierre-André Latreille, né à Brive en 1762, que le narrateur fait l’expérience de ce « morceau de passé enchâssé dans le présent » (MB : 30) par quoi se définit l’archive. Le sentiment de « respirer l’air même qu’avai[t] respiré Latreille » (ibid.) et l’exaltation que le narrateur en éprouve rappellent la remarque d’Arlette Farge dans Le Goût de l’archive : « L’archive est excès de sens, là où celui qui la lit ressent de la beauté, de la stupeur et une certaine secousse affective » (1989 : 42).

L’Histoire naturelle et iconographique des insectes coléoptères d’Europe, dans un coin, sur le dernier rayon, à quatre mètres du sol, disparaissait sous la poussière et les toiles d’araignées accumulées depuis 1822, […] Latreille l’avait déposée là pour notre édification avant de regagner Paris, où il prendrait la succession de Lamarck, au Jardin des Plantes.

MB : 30

Dans le Carnet de notes, une mention du livre de Latreille esquisse déjà cette description ; l’écrivain emprunte deux tomes qu’il trouve « littéralement noirs de poussière, empaquetés de toile d’araignée. Peut-être personne ne les a-t-il dérangés depuis l’an xii qu’ils ont été déposés là » (2006 : 194). Si le livre de Latreille rejoint le narrateur, malgré la porte « à vitrage de plomb », c’est qu’il fait le lien entre l’archive et la vie. Il permet de résoudre le « différend », selon le terme que Bergounioux emploie dans plusieurs de ses récits, entre les livres et l’expérience, différend qui caractérise selon lui la province, absente ou caricaturée dans ce que l’on dit d’elle. L’hôtel Labenche est la scène de ce divorce :

Des dynasties d’esprits sévères avaient accumulé jusqu’au plafond les ouvrages didactiques, les travaux en dix et douze tomes sur les temps mérovingiens, la papauté, le Consulat et l’Empire, in-quarto et plein chagrin, à quoi s’ajoutaient des monographies relatives à la préhistoire du cru, dont la richesse compensait l’indigence de la période ultérieure. Mais on regardait la petite portion du monde qui nous était départie comme son tout et puisque les choses dont parlaient les livres sérieux en étaient absentes, on les rangeait aux côtés de celles que des mots sur du papier ont la capacité de susciter.

MB : 107-108

Entre le musée (usage présent de l’édifice, signalé laconiquement à la dernière ligne du récit[6]), où les choses ont perdu, dans la monstration, leur fonctionnalité, et la crypte où se terrent les spectres, l’hôtel Labenche figure bien, dans La Mort de Brune, le dépôt d’archives, au sens référentiel comme au sens métaphorique. Sur le modèle de l’archive, les souvenirs y sont classés, compartimentés en fonction de la disposition du bâtiment, à la fois traces réelles (traités anciens, tableaux, inscriptions dans la pierre) et impressions du passé (scènes, personnages, émotions) que le lieu conserve. Comme l’archive, cet ensemble mémoriel se revisite et s’interprète.

À partir de ces exemples, des « trous d’épingle » sur les photos aux inscriptions anciennes de l’hôtel Labenche, comment définir l’archive à l’oeuvre dans les récits de Bergounioux ? Frappe d’abord le mouvement centripète qui cherche à identifier un point précis, central, où se trouvent l’énigme et son sens : photo unique, détail obscur du cliché, édifice particulier, que le récit détache et isole selon un principe métonymique. Ce principe s’oppose aux métaphores marines que commente Arlette Farge : « celui qui travaille en archives se surprend souvent à évoquer ce voyage en termes de plongée, d’immersion, voire de noyade… » (1989 : 10). Chez Bergounioux, au contraire, la matérialisation de l’archive, dans un document ou dans un bâtiment, donne à la mémoire un site et circonscrit la quête du passé. Bien sûr, les souvenirs débordent ce site, leur enchaînement l’excède, mais le récit, construit en spirales successives, les y ramène inlassablement. Dans une étude des incipit et des excipit des livres de Bergounioux, Sylviane Coyault souligne aussi la volonté « de fixer des points de départ, de jalonner l’histoire par des épisodes fondateurs ; de donner des cadres à toute expérience, la sienne, mais aussi celle d’une société, d’une civilisation » (2004 : 214). Une autre caractéristique du traitement de l’archive tient à la position du narrateur de ces textes. Destinataire de l’archive, il en est tout autant le lecteur que l’archiviste puisque, comme on le voit dans La Mort de Brune, les souvenirs sont, dès le plus jeune âge, déposés, rangés et préservés pour l’adulte qui viendra plus tard les consulter et comprendre, grâce à eux, comment le passé l’a construit. Aussi, chez Bergounioux, l’évocation du passé n’est-elle jamais, ou jamais seulement, une rêverie intime, elle est également une étude méthodique où l’émotion de l’archive se noue à sa compilation érudite. En cela, l’archive, qu’elle soit personnelle, familiale ou publique, participe du projet global de l’oeuvre, « récit de mémoire » (ibid. : 219), mais aussi sociographie de soi, où, selon le modèle fourni par Les Essais de Montaigne, le sujet n’est central qu’en tant qu’il est l’échantillon d’une communauté. Enfin, l’archive, théâtre par excellence du divorce « des mots et des choses », se répartit, comme le paysage et ses reliefs étudiés par Jean-Pierre Richard (2002), selon qu’elle dénoue le conflit avec le passé et permet l’échappée hors du cadre contraignant comme c’est le cas du traité de Latreille, ou qu’elle confine et enferme dans la folie comme le font les travaux de l’employé du fisc sur le Cardinal Dubois. Peut-être parce que ces deux aspects, l’un éclairant et libérateur, l’autre angoissant et paralysant, lui sont consubstantiels, les récits de Pierre Bergounioux entretiennent avec l’archive un rapport qui tient davantage du travail et du débat que de la contemplation sacralisante.