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Évoquer Georges Perec dans un numéro consacré à la poétique de l’archive relève à la fois de l’évidence et du paradoxe, ou plus précisément d’une évidence paradoxale.

Du côté de l’évidence, plusieurs constats, notamment celui d’une véritable fascination de l’écrivain pour l’archive : sans parler de son très officiel statut de documentaliste au CNRS (de 1961 à 1978), qui l’amène à une pratique très concrète et au renouvellement des instruments d’archivage de cette institution[1], il faut retenir le soin maniaque avec lequel Perec conserve la correspondance qu’il reçoit[2], quel qu’en soit d’ailleurs l’objet (du simple billet privé aux quittances et factures diverses en passant par les lettres de ses amis, ses éditeurs, ses lecteurs). En témoignerait aussi sa réflexion théorique, par exemple celle qu’il a menée dans l’article « Penser/Classer »[3], même si, curieusement, le verbe « archiver » est absent de la liste des verbes proposés : « cataloguer, classer, classifier, découper, énumérer, grouper, hiérarchiser, lister, numéroter, ordonnancer, ordonner, ranger, regrouper, répartir » (1985 : 154). Enfin, sur le plan de la création littéraire, Perec rattache explicitement un projet comme son Herbier des villes à une volonté « de mettre de l’ordre dans [ses] archives ». « Je me suis aperçu que je gardais des prospectus, des notes de gaz, enfin tout un ensemble de choses. J’ai commencé à les classer, ou plutôt à les disposer un peu les uns par rapport aux autres et à constituer ainsi un herbier de ville »[4].

On le voit clairement par ces propos, dans l’écriture de Georges Perec, l’archive, à l’instar de la liste, avec laquelle elle entretient d’indiscutables relations, possède une authentique potentialité poétique et, pour peu qu’on la soumette à un principe de mise ensemble et de mise en ordre, une véritable capacité à engendrer un objet esthétique[5]. Par là, elle échappe à sa seule et peut-être trop évidente fonction mémorielle : si elle permet sans aucun doute un accès privilégié à ces traces du passé dont la conservation constitue pour Perec l’objet principal de l’écriture[6], l’archive peut aussi devenir à son tour la matière d’où surgira une écriture à venir.

C’est dans ce renversement que réside le paradoxe : à l’inverse de ce que l’on pourrait penser, le rôle de l’archive perecquienne dans la production du texte ne saurait lui conférer aucun privilège en matière de réception. En passant du domaine de l’écriture à celui de la lecture, l’archive change de statut. Le Perec écrivain archiviste euphorique et fasciné cède alors le pas à un Perec généticien sceptique et circonspect : « Démonter un livre n’apporte rien. J’ai expliqué une fois, dans une conférence, la façon dont j’avais fait un de mes livres ; je l’ai regretté, je ne le ferai plus »[7]. L’archiviste a même envisagé de jouer les iconoclastes :

J’ai même failli détruire les brouillons de La Vie mode d’emploi, mais mon éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, m’en a dissuadé ; il veut que je les donne plus tard à la Bibliothèque nationale.

2003, vol. I : 247

De manière à peine plus implicite, on retrouverait cette méfiance dans le très ironique avertissement de La Vie mode d’emploi :

L’amitié, l’histoire et la littérature m’ont fourni quelques-uns des personnages de ce livre. Toute autre ressemblance avec des individus vivants ou ayant réellement ou fictivement existé ne saurait être que coïncidence.

n.p.

Une telle globalisation dévastatrice des sources dénie d’emblée toute pertinence aux recherches des généticiens les plus optimistes. Et l’on comprend pourquoi, dans une assez jolie métaphore, le seul archéologue du roman met brutalement fin à ses jours sans avoir trouvé ce qu’il cherchait[8].

Néanmoins, le paradoxe est moins fort qu’il n’y paraît. Malgré son caractère abrupt, la récusation de la valeur heuristique de l’archive, si elle n’est pas rare dans l’épitexte auctorial perecquien, où elle prend souvent la forme d’un débat plus général sur le statut de la contrainte et l’intérêt de sa révélation pour la lecture de l’oeuvre[9], doit être confrontée à la pratique de l’écrivain : non seulement Perec n’a pas détruit les brouillons de La Vie mode d’emploi, mais il a publié dans un article de la revue L’Arc (1979) une partie de la « boîte à outils » que son lecteur pouvait utiliser pour « démonter » son livre[10]. C’est en ayant à l’esprit les limites de ce paradoxe que je voudrais proposer ici une approche que j’espère un peu neuve d’une partie des archives de La Vie mode d’emploi.

Si, d’emblée, par son sous-titre au pluriel insolite – « Romans » –, La Vie mode d’emploi se présente comme un roman pluriel, un roman puzzle, ses avant-textes offrent eux aussi l’image d’un extrême morcellement. Outre l’état dactylographié qui a servi à l’établissement des premières épreuves imprimées, il existe un état final manuscrit sous la forme de deux volumes grand format reliés de toile[11] noire. Ont précédé cet état final environ un millier de feuillets de brouillons présentant pour chaque chapitre plusieurs campagnes d’écriture. Enfin, avant la phase rédactionnelle, l’écrivain a établi un ensemble de documents préparatoires dont une grande partie a été publiée en fac-similé sous le titre Le Cahier des charges de La Vie mode d’emploi[12]. Parmi ces documents préparatoires, on convient d’appeler plus spécifiquement « Cahier des charges » quatre-vingt-dix-neuf feuillets sur lesquels Perec a rassemblé, à raison d’un feuillet par chapitre, les contraintes régissant chaque chapitre de son roman. C’est à l’examen de ces feuillets que je m’intéresserai ici.

Je ne reviendrai pas sur la description et la présentation que j’en ai proposées pour l’édition en fac-similé (CDC : 13-29), me contentant le cas échéant d’y renvoyer. Mon but est non pas d’analyser les contenus de ces feuillets dans l’optique d’une approche génétique mais de les considérer comme des objets discursifs autonomes mettant en jeu de multiples instances énonciatives ou, si l’on préfère la désormais classique métaphore pâtissière, un véritable feuilletage énonciatif où se combinent et se superposent une pluralité d’actants, dont les différentes fonctions n’ont pas jusqu’alors, me semble-t-il, retenu toute l’attention méritée.

Même si l’on décide de laisser de côté l’aspect iconique des folios du Cahier des charges[13] et de se limiter à leurs énoncés, il paraît indispensable, pour aborder l’étude de leur énonciation, de distinguer deux grandes instances fondamentales : d’une part celle du scribe, de l’autre celle du scripteur. Chacune de ces deux instances se subdivise à son tour en plusieurs niveaux, qui correspondent à différentes fonctions d’importance inégale, justifiant chacune des analyses spécifiques. Pour le scribe, j’en proposerai quatre principales : le transcripteur, le coordonnateur, le comparateur et l’adaptateur. Pour le scripteur, j’en envisagerai huit : le contrôleur, l’actualisateur, le décideur, le gloseur, le scénariste, le rédacteur, l’aencreur (néologisme sur lequel je m’expliquerai le moment venu) et enfin ce que j’appellerai, faute de mieux, l’individu.

1. Le scribe

1.1 Le transcripteur

Le scribe est essentiellement un transcripteur. À partir du tableau général des contraintes, c’est-à-dire des « quatre cent vingt éléments distribués par groupes de dix » (Perec, 2003, vol. I : 243)[14], il prend en charge la mise en place de ces contraintes dans le folio d’un chapitre particulier en utilisant les bicarrés latins préalablement établis[15]. Il s’agit d’un travail mécanique, qui consiste à

  1. repérer sur le diagramme de la polygraphie du cavalier la position de la case correspondant au chapitre à traiter[16] ;

  2. repérer, dans le bicarré latin attribué à la catégorie du couple de contraintes à traiter, les deux chiffres figurant dans la case préalablement repérée ;

  3. repérer dans le tableau général les deux éléments correspondant à ces deux chiffres ;

  4. reporter sur le folio du chapitre à traiter ces deux éléments ;

  5. répéter les opérations b), c) et d) jusqu’à l’obtention de la succession des quarante-deux éléments spécifiques du chapitre à traiter ;

  6. répéter les opérations a) à e) pour l’ensemble des quatre-vingt-dix-neuf chapitres du roman.

Comme tout travail mécanique, cette transcription a demandé à Perec une certaine mise au point, une manière de rodage : en témoignent les nombreuses ratures sur les folios des chapitres 1 et 2, pour rectifier des erreurs portant soit sur la nature soit sur l’ordre des éléments retenus.

1.2 Le coordonnateur

Outre la mise en place de la liste principale des quarante-deux éléments, le scribe doit aussi assurer la gestion d’une contrainte supplémentaire : la présence dans le chapitre traité d’un nombre obtenu à partir des chiffres correspondant aux coordonnées du chapitre sur le plan de l’immeuble matérialisé par un carré de 10 x 10 :

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(Voir la reproduction complète de cette page manuscrite dans CDC)

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Comme on le voit clairement sur le schéma ci-dessus, les coordonnées perecquiennes sont doublement différentes des classiques coordonnées cartésiennes : l’ordonnée est indiquée en premier et selon une orientation verticale disposée de haut en bas. Ainsi pour le chapitre 73, retenu par Perec dans cet exemple, les coordonnées perecquiennes donnent bien le nombre 94, puisque le chapitre en question correspond à la case située sur la 9e ligne en partant du haut (ordonnée) et sur la 4e rangée en partant de la gauche (abscisse). Concrètement, le scribe, qu’on pourrait appeler pour cette opération le coordonnateur, c’est-à-dire celui qui calcule les coordonnées du chapitre, les reporte ensuite en haut à gauche du folio, comme pour souligner que c’est dans cette portion spécifique de l’espace de la page qu’elles prennent leur origine, à l’instar de la disposition de tout écrit sur une page standard écrite en français, qui commence effectivement elle aussi en haut à gauche : pour celui qui se définissait avant tout comme « homme de lettres », les coordonnées perecquiennes sont beaucoup plus littéraires que mathématiques[17].

1.3 Le comparateur

À quatre reprises, le scribe assure une nouvelle fonction : celle de comparateur. À la liste des contraintes d’un chapitre, il adjoint, temporairement, celles des chapitres correspondant aux diverses pièces d’un même appartement :

  • sur le folio du chapitre 2 (Beaumont, 1), il fait figurer la liste des contraintes du chapitre 31 (Beaumont, 3) et celle des contraintes du chapitre 40 (Beaumont, 4) ;

  • sur le folio du chapitre 3 (Troisième droite, 1), il fait figurer la liste des contraintes du chapitre 29 (Troisième droite, 2) et celle des contraintes du chapitre 93 (Troisième droite, 3) ;

  • sur le folio du chapitre 4 (Marquiseaux, 1), il fait figurer la liste des contraintes du chapitre 30 (Marquiseaux, 2) et celle des contraintes du chapitre 41 (Marquiseaux, 3) ;

  • enfin, sur le folio du chapitre 5 (Foulerot, 1), il fait figurer la liste des contraintes du chapitre 43 (Foulerot, 2) et celle des contraintes du chapitre 50 (Foulerot, 3).

Par la suite, le scribe renonce à ces juxtapositions comparatives, sans doute en raison de leur lourdeur et peut-être aussi parce que la cohérence référentielle ainsi rendue visible ne constitue pas un critère déterminant dans la stratégie narrative perecquienne.

1.4 L’adaptateur

Enfin, il peut arriver que le scribe ne se borne pas à transcrire des données préalablement établies, mais leur apporte des modifications. Ce scribe adaptateur a laissé ainsi quelques traces de ses interventions, à plusieurs reprises. Dans la liste des dix tableaux générateurs, La Leçon d’anatomie de Rembrandt, initialement prévue comme l’attestent les manuscrits, a été finalement remplacée par La Tempête de Giorgione ; un Degas (vraisemblablement Un bureau de coton à la Nouvelle-Orléans) a cédé la place à La Charrette de foin de Bosch ; et un Chardin à un Baugin (Nature morte à l’échiquier). Dans la liste des vingt auteurs cités, pas de substitution de ce type, mais une inversion : Harry Mathews et Michel Butor ont échangé leur place respective. Sur ces modifications, dont certaines sont tardives, puisqu’elles sont intervenues après la mise au point des folios, j’avoue ne pas avoir d’explication.

2. Le scripteur

Le scripteur a pour tâche principale de transformer en séquences textuelles la succession des contraintes dont le scribe a établi la liste. Comme je l’ai déjà noté, cette tâche principale suppose plusieurs fonctions que j’ai énumérées au début de cet article et dont je propose ici une analyse plus détaillée.

2.1 Le contrôleur

Le scripteur est d’abord un contrôleur. Il vérifie la bonne application des contraintes répertoriées à l’aide d’un marquage matériel qui peut prendre des formes graphiques diverses, mais toujours chromatiquement repérables. Deux techniques dominent : le pointage grâce au point, au tiret, à la flèche (le plus souvent à l’encre rouge et situé à gauche de la contrainte à vérifier), ou à l’encadré (également à l’encre rouge), et, à partir du chapitre 27, le recours au surligneur (jaune, orange ou bistre), et parfois avec superposition de deux couleurs successives (par exemple pour le chapitre 50). Il arrive que le scripteur cède à ce que j’appellerai la « tentation syntagmatique » : la succession de plusieurs contraintes contiguës se transforme alors en fragment de séquence descriptive ; ainsi, sur le folio du chapitre 42, les quatre contraintes : « à rayures », « cashmere », « violet », « écharpe » engendrent la lexie « une écharpe de cashmere violet finement rayé »[18]. La disposition même de la liste et de la lexie sur le folio illustre remarquablement ce passage du paradigme au syntagme, de la verticalité de la liste à l’horizontalité du texte qui se présente ainsi :

 à rayures
 cashmere
 violet
une écharpe de cashmere violet finement rayé

Une fois le contrôle effectué, le scripteur inscrit, mais pour certains chapitres seulement, le nombre des contraintes dont il a pu vérifier l’application : par exemple 42/42, lorsque toutes les contraintes ont été respectées, le nombre de ces contraintes respectées pouvant d’ailleurs progresser au fur et à mesure de la rédaction du chapitre, par exemple 28, puis 35, puis 36 et finalement 37 pour le chapitre 37[19].

2.2 L’actualisateur

Une des fonctions les plus importantes du scripteur est celle d’actualisateur, qui assure la mise en texte de la contrainte. Ou si l’on préfère : comment passer de la simple mention d’une contrainte dans la liste du folio à son emploi dans la production du texte[20] ? Se manifeste dans cette actualisation toute une série de stratégies échelonnées allant du degré zéro aux ruses les plus élaborées.

2.2.1

J’appellerai degré zéro de l’actualisation la reprise sans transformation du simple énoncé de la contrainte. Ainsi, pour le chapitre 3, dans la catégorie « ressort ? », le folio indique « résoudre une énigme » et la présence de cette contrainte est signalée dans le texte du roman par l’énoncé suivant : « Le premier [homme…] doit résoudre une énigme » (1997 : 31 ; je souligne)[21], comme si le narrateur se bornait à citer exactement l’élément correspondant du tableau général des contraintes.

2.2.2

Plus élaborée, l’actualisation naïve consiste à proposer une spécification de la contrainte, généralement sous la forme d’un hyponyme. Pour le premier chapitre, la catégorie « musiques » indique sur le folio : « musique classique ». En face de cette précision, de la même encre rouge que celle avec laquelle il a rayé ces deux mots pour signaler que la contrainte a été respectée, Perec rajoute « Rameau » : si l’actualisateur est limité dans son choix par la nature de la contrainte qui résulte d’un processus formel (en l’occurrence un modèle de bicarré latin), en revanche, pour l’actualisation finale, le scripteur choisit librement à l’intérieur de l’ensemble prédéterminé : « musique classique » est imposé, mais pas « Rameau »[22]. Bien entendu, si je parle ici d’actualisation naïve, c’est parce que la relation entre « musique classique » et « Rameau » relève d’un mécanisme d’appartenance élémentaire. Mais cette « naïveté » peut comporter divers degrés : elle est par exemple moins évidente au chapitre 3, où le scripteur actualise la contrainte « nouveaux-nés » par l’indication « usine de layettes ». Et sans aucun doute encore moins au chapitre 63, où la contrainte « porno »[23] est actualisée par la mention marginale « Kahane », nom du premier traducteur du roman de Nabokov, Lolita.

2.2.3

J’appellerai actualisation surdéterminée celle qui est obtenue par la combinaison de plusieurs contraintes. Le chapitre 3 en fournit un bon exemple : la contrainte « rengaine et tube » est actualisée par « les chaussettes noires », mention inscrite à l’encre rouge sur le folio. Or le choix de ce groupe de rock français qui se produisait au début des années 1960, notamment au Golf Drouot, relève non seulement d’un souvenir fantasmatique et nostalgique[24] mais, beaucoup plus concrètement, de la combinaison des deux contraintes couleurs et accessoires, respectivement actualisées dans ce chapitre par « noire » et « bas, chaussettes », dont la proximité dans la liste du folio déclenche la mise en syntagme, selon le processus déjà évoqué précédemment[25]. Restons dans le domaine musical avec le chapitre 41 : y est mentionné un oratorio intitulé Proud Angels, titre dont l’actualisateur indique clairement l’origine en traçant deux flèches qui relient respectivement le premier mot à la contrainte « Orgueil » et le second à « Carpaccio », dont Le Songe de sainte Ursule fournit dix allusions à Perec. Et c’est bien dans ce tableau, où un ange apparaît en rêve à la sainte pendant son sommeil, que l’actualisateur trouve le second élément du titre de l’oratorio. Parfois aussi le respect d’une contrainte permet à l’actualisateur d’en respecter plusieurs autres : ainsi, au chapitre 34, une accolade réunit les deux indications « Renaissance » et « Italie » qui se trouvent complétées et précisées par la mention « Carpaccio », pour indiquer que l’élément programmé emprunté à ce peintre[26] règle du même coup la question des deux contraintes « époque » et « lieu ». Parfois encore l’actualisateur a recours à un mécanisme réversible, comme au chapitre 96 où la contrainte « chien » (pour la catégorie « animaux ») et la contrainte « briquet » (pour la catégorie « bijoux ») se trouvent résolues d’un seul coup grâce à l’homonymie qui, en français, fait d’un « briquet » à la fois « un chien courant de petite taille » et « un petit appareil qui sert à faire du feu »[27]. Procédé très voisin dans le même chapitre entre la contrainte « tomettes » (pour la catégorie « sol ») et la contrainte « octogone » (pour la catégorie « surface »), mais cette fois par le biais d’une similitude géométrique[28].

2.2.4

Plus généralement, et pour reprendre une formule perecquienne, on peut considérer les différents procédés d’actualisation comme autant de ruses[29] dont le principe fondamental reposerait sur la diffraction, qui consiste, comme dans les définitions de mots croisés ou les transformations du PALF (production automatique de littérature française), à choisir la définition d’un terme « dans le champ sémantique le plus éloigné possible du sens initial » (Perec et Bénabou, 1989 : 29). Cet actualisateur rusé recourt avec virtuosité à tout un arsenal de tropes et de figures.

  • Antonomase : c’est l’une des figures les plus fréquentes, car un très grand nombre d’anthroponymes du roman trouvent leur origine dans le respect d’une contrainte dont les rapports avec l’onomastique sont tout sauf évidents ; un rapide sondage montre que 24 des 42 contraintes sont, au moins une fois, actualisées sous la forme d’un nom-personnage. Je cite, par exemple, au chapitre 10, « pierres semi-précieuses » qui génère « princesse Béryl » ; au chapitre 80, « brun » et « bretelles » qui se combinent pour produire le nom du géographe « Lebrun-Brettil », Perec précisant même entre parenthèses que c’est dans Le Robert qu’il a trouvé la seconde partie de ce nom composé ; et je m’en voudrais de ne pas rappeler ici l’exemple que Perec a lui-même commenté :

    L’exemple que je donne tout le temps, c’est une des histoires que je préfère dans La Vie mode d’emploi : l’histoire du champion cycliste, Lino Margay. Son prénom, Lino, vient de ce qu’il devait y avoir du linoléum sur le sol, et son nom, Margay, vient de ce que, dans la série des animaux, j’avais « autres animaux ». Les animaux, il y avait les chats, les chiens, les araignées, etc., et puis il y avait « autres ». Alors « autres », ça pouvait être un lion, un léopard… Là, j’avais reçu, ce jour-là, un petit prospectus par la poste – pour une encyclopédie… – et c’était la description du margay qui est une espèce de petit puma, alors ça m’avait donné… Parce qu’il y avait aussi le fait que, quand j’écrivais, tous les événements quotidiens étaient répercutés dans le livre d’une manière ou d’une autre.[30]

    2003, vol. II : 187-188
  • Syllepse : au chapitre 36, « souris » (pour la catégorie « animaux ») désigne non pas le rongeur attendu mais « le muscle charnu situé à l’extrémité du gigot près de la jointure », tandis que « solitaire » (pour la catégorie « jeux et jouet ») renvoie non pas au « jeu se jouant seul, composé d’une tablette percée de trous disposés dans un ordre déterminé et dans lesquels se logent des fiches que le joueur déplace selon certaines combinaisons », mais au sanglier mâle qui vit à l’écart de la compagnie[31]. De la même manière, c’est la contrainte « musique ancienne » qui explique qu’au chapitre 61 trône sur la table de la salle à manger du couple Berger une assiette avec un « cervelas », par référence à un « ancien instrument à vent et à anche, court et pansu, en usage à la Renaissance » qui portait ce nom.

  • Paronomase : au chapitre 54, l’actualisateur manipule le matériel signifiant de la contrainte : le vocable « faucille », issu du couple « faucille et marteau », y abandonne toute valeur politique pour se métamorphoser en « faux cils ».

  • Paronomase translinguistique : au chapitre 72, le mot « tomettes », correspondant à la catégorie « sol », est actualisé par le mot anglais « Tommies »[32].

  • Palindrome : de manière un peu plus complexe, au chapitre 89, le nom propre « Baucis » devient, au prix d’un palindrome syllabique aussi laborieux qu’approximatif, le nom du yacht de Roseline Trévins « le C’est si beau » (VME : 528)[33].

  • Allusion historique : au chapitre 84, la contrainte surlignée « se servir d’un plan » est complétée par ce simple nom propre « Marchal », par référence au Plan Marshall, aide temporaire (1949-1952) accordée par les États-Unis d’Amérique à seize nations d’Europe[34].

  • Allusion publicitaire : au chapitre 52, si le nom « (Astrat) » a été ajouté à la contrainte « Préjugés », créant ainsi le personnage d’Henri Astrat, c’est par allusion à un slogan fameux pour la margarine Astra[35].

  • Traduction du français vers l’anglais : au chapitre 41, la contrainte surlignée « Entrer » est prolongée par une flèche indiquant « Come In »[36] ; dans le même chapitre, la contrainte, elle aussi surlignée, « guêpe » est flanquée, dans la marge gauche du folio, de ces deux mots : « The Wasps »[37].

  • Traduction du français vers l’allemand : au chapitre 27, la contrainte « Brouillard », issue du couple « Nuit et Brouillard », est suivie du mot allemand « Nebel »[38].

  • Traduction du français vers l’espagnol : au chapitre 38, le mot « araignée », de la série « animaux », donne son nom à la concierge de l’immeuble, « Mme Araña [qui] ressemblait vraiment à son nom, une petite femme sèche, noire et crochue » (VME : 214).

  • Traduction du français vers l’italien : au chapitre 86, la contrainte « charcuteries » (de la série « nourritures ») produit le mot italien « pizzicagnolo », qui veut dire « marchand de charcuterie » et fournit son patronyme à la famille des « Pizzicagnoli » (VME : 494)[39].

  • Homonymie : au chapitre 12, le nom de « Philémon », issu du couple « Philémon et Baucis », est assorti de cette précision : « album de Fred » ; il renvoie donc non pas au personnage mythologique, mais au héros éponyme des albums de cet auteur de bandes dessinées[40].

  • Homonymie translinguistique : au chapitre 16, le nom de l’acteur américain « Laurel », issu du couple « Laurel et Hardy », est traduit par le mot « Laurier »[41].

2.2.5

Il arrive que l’actualisateur hésite entre les ruses à mettre en oeuvre ; le chapitre 47 offre un bon exemple de cet actualisateur perplexe : les deux contraintes « recette de cuisine » (de la catégorie « 3e secteur ») et « créer » (de la catégorie « ressort ? ») sont réunies dans une note marginale du folio : « le Dr D[inteville] a une pass[ion] secrète il aimerait créer une un plat et lui donner son nom : le à la Dinteville ou le tourn filet de boeuf Dinteville ». En réalité, l’interrogation porte moins sur le nom de la recette (« à la Dinteville » ou simplement « Dinteville ») que sur l’ingrédient de base ; la contrainte « araignée » (de la catégorie « animaux ») offre une solution du côté du vocabulaire technique de la boucherie, puisqu’on peut lire en face de ce vocable la double précision : « steak » et « queue de filet parf[ois] app[elée] “araignée” ». Mais apparemment l’actualisateur s’est ravisé, puisqu’il a rajouté (d’une encre différente) : « crabe araignée (de mer) », solution qui sera finalement choisie pour le roman où ne subsiste plus qu’une hésitation sur le nom de la recette[42]. On peut raisonnablement imaginer que cette modification vise à éviter la répétition d’une « ruse bouchère » déjà retenue un peu auparavant lorsque, dans le chapitre 36, le mot « souris » avait été utilisé pour désigner l’extrémité du gigot près de la jointure[43].

2.2.6

Enfin je signale deux cas particuliers d’actualisation que je qualifierai volontiers de rousselliens, tant ils ressemblent, par leur structure syntaxique et leur résultat sémantique inattendu, au procédé amplifié décrit par Raymond Roussel :

Je choisissais un mot puis le reliais à un autre par la préposition à ; et ces deux mots, pris dans un sens autre que le sens primitif, me fournissaient une création nouvelle.

1963 : 13-14

Me semblent fonctionner de manière voisine sinon similaire d’une part, au chapitre 83, l’actualisation qui permet de transformer la contrainte « papier à motifs » (dans la catégorie revêtement mural) en « lettre de cachet », en choisissant, comme le dit Roussel « un sens autre que le sens primitif », en l’occurrence non un papier peint décoré de dessins régulièrement répétés mais un papier officiel précisant la cause d’une arrestation et d’autre part, au chapitre 89, la transformation calembour du revêtement de sol « parquet à l’anglaise » en profession judiciaire « juge en Anglet[erre] », grâce à la syllepse par métonymie sur « parquet ».

2.3 Le décideur

Le décideur intervient dans deux espaces de liberté ménagés par la combinatoire programmée : d’une part ce que je propose d’appeler le clinamen semi-programmé, d’autre part les trois contraintes non soumises à la distribution réglée par les processus formels et consistant à insérer dans chaque chapitre une allusion à un événement survenu pendant la rédaction du chapitre, une allusion à un document spécial ou à un objet particulier et une allusion à un autre livre perecquien.

2.3.1

Le clinamen semi-programmé utilise deux contraintes « manque » et « faux » qui sont des méta-contraintes puisqu’elles modifient le fonctionnement des autres contraintes selon un système que j’ai décrit ailleurs en détail (CDC : 19-20) et dont on retiendra simplement ici qu’il laisse au scripteur une certaine latitude dans le choix de la contrainte modifiée par le « manque » ou le « faux » : les quarante-deux contraintes ayant été regroupées en dix groupes de quatre[44], le programme désigne les deux groupes concernés respectivement par le « manque » et par le « faux ». Il appartient alors au décideur de choisir dans chacun de ces groupes celle des quatre contraintes qui sera soit (dans le cas du « manque ») absente du chapitre, soit (dans le cas du « faux ») remplacée par une autre contrainte de la même catégorie. Ces deux gestes successifs laissent leur trace matérielle sur le folio. Le premier geste est en fait une intervention du scribe[45] qui, dans la marge gauche du folio, inscrit, en face du groupe de quatre contraintes désigné par le programme, les mots « Faux » ou « Manque » assortis d’un trait vertical en accolade pour délimiter l’emplacement de ces quatre contraintes. Le second geste est celui du scripteur-décideur proprement dit : la contrainte sur laquelle il a choisi d’intervenir à l’intérieur du groupe préalablement désigné s’assortit la plupart du temps (tantôt sur sa droite, tantôt sur sa gauche) d’un F (pour le « faux ») ou d’un M (pour le « manque ») ; dans le cas d’une contrainte marquée par le « faux », la contrainte de substitution est précisée. Voici, à titre d’exemple, la retranscription d’un fragment du chapitre 9 où la contrainte « Infusion » est remplacée par « alcool ».

J’ajouterai deux remarques. D’une part, comme on pouvait s’y attendre, cette semi-programmation (désignation imposée d’un groupe, puis libre choix d’une contrainte dans ce groupe) est à son tour soumise à un clinamen : au chapitre 81, ce sont, exceptionnellement, les quatre contraintes du groupe 2 qui sont toutes soumises au « faux ». Au chapitre 80, ce dérèglement est poussé à l’extrême : « Il est faux que le Faux soit en 10, il est non spécifié, c’est-à-dire où on veut ! », précise le décideur. Et de fait, ce ne sont pas moins de… 18 des 42 contraintes qui se trouvent soumises au « faux ».

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D’autre part, le dixième et dernier groupe de contraintes est mixte : il comprend à la fois des contraintes diégétiques (les deux catégories « fleurs » et « bibelots ») et les deux méta-contraintes « manque » et « faux ». Autrement dit, le décideur peut opter pour un fonctionnement récursif ou non, selon qu’il applique ou non les deux méta-contraintes à elles-mêmes. Ce qu’il ne manque pas de faire à plusieurs reprises, mais, encore une fois, pas systématiquement et en proposant, en particulier pour le « faux », une version spécifique de la récursivité qui provoque non une inversion du « faux » (le « faux » frappant le « faux » entraînerait alors un vrai), mais son déplacement, selon un principe énoncé le plus souvent sous la forme suivante : « le faux n’est pas dans le 10 mais dans le 5 »[46] ou « il est faux que le faux soit dans le 10 : le faux est dans le 5 »[47]. Avec la récursivité, la décision du scripteur s’apparente à une valse[48]. Dans un premier temps, le décideur opte pour une solution récursive (et non directement diégétique en choisissant d’appliquer la méta-contrainte aux « fleurs » ou aux « bijoux », comme il le fait par exemple au chapitre 90, où le « manque en 10 » concerne la catégorie des « fleurs », et fait disparaître du coup la contrainte « bois flotté »). Dans un deuxième temps, le décideur se substitue au programme pour choisir le nouveau groupe concerné. Enfin, dans un troisième temps, il choisit dans le nouveau groupe qu’il a retenu une des quatre contraintes à remplacer (s’il s’agit d’un « faux ») ou à éliminer (s’il s’agit d’un « manque »).

2.3.2

Dans la mesure où elles échappent à tout réglage programmé, les trois contraintes non algorithmisées ne laissent apparaître pratiquement aucune trace de l’activité du décideur. Seul le chapitre 73 permet d’en lire une, avec l’intitulé « allusion quotid. » au-dessous de laquelle le décideur a noté :

a) carte reçue de Woods Hole

b) Barret Razza et Ramon

pers[onnages] d’un film (Le dernier

tueur) vu un soir à Propriano p[en]d[an]t la rédac[tion]

de ce chapitre

C’est la seule présence dans les folios de ce décideur diariste dont les (rares) traces sont à rechercher ailleurs, dans l’épitexte auctorial[49]. Encore convient-il de noter que le chapitre 73 obéit à une construction exceptionnelle : il est le seul du roman à avoir une structure double, l’ensemble de ses contraintes y étant utilisé deux fois. Comme si Perec choisissait malicieusement, dans une conférence intitulée « Comment j’ai écrit un chapitre de La Vie mode d’emploi », un chapitre différent des autres. Une fois de plus les révélations perecquiennes s’avèrent sujettes à caution.

2.4 Le gloseur

Le gloseur ajoute aux interventions de l’actualisateur et du décideur un certain nombre de commentaires. Les uns sont de simples constats objectifs et concernent la distribution des éléments dans l’espace du roman. Les autres correspondent à des jugements de valeur sur l’actualisation de telle ou telle contrainte. Leurs traces graphiques sont différentes.

2.4.1

En s’en remettant aux trois algorithmes de base (polygraphie du cavalier, bicarré latin orthogonal d’ordre 10, pseudo-quenine d’ordre 10) pour construire son roman et en programmer la construction, Perec s’interdit, paradoxalement, d’en prévoir et d’en maîtriser les conséquences, en particulier pour tout ce qui concerne la distribution des « quatre cent vingt éléments »[50]. La première fonction du gloseur relève alors d’une vision statistique quelque peu simpliste : elle consiste à commenter les effets non maîtrisés de cette distribution lorsqu’ils s’éloignent exagérément de ce que l’on pourrait appeler une probabilité moyenne. Le gloseur note ainsi la première occurrence d’un élément lorsqu’elle lui semble anormalement tardive : par exemple, au chapitre 29, « lait (1re fois) » ; au chapitre 30, « téléphone (1re fois) » ; au chapitre 43, « Établir une filiation (1re fois) » ; au chapitre 50, « Calvino (1re fois) » ; et « programme (1re fois) ». A contrario, on peut vérifier que les premières occurrences antérieures au chapitre 29 ne sont jamais signalées, comme si leur probabilité d’apparition à ce stade du roman était normale. Seule exception, qui confirme cette règle implicite, au chapitre 30 ; la contrainte « dominos » est suivie de cette précision : « 2e fois, 1re fois au N° 1 ». La mention de la première occurrence de la contrainte n’est commentée qu’a posteriori et vraisemblablement pour attirer l’attention sur l’écart important qui la sépare de l’occurrence suivante.

Ces gloses distributionnelles me semblent relever d’une volonté de mieux saisir les effets imprévus de contraintes qu’une écriture attachée à la continuité de son propre déroulement empêchait d’appréhender dans leur globalité. De ce point de vue, ce type de commentaire est à rapprocher de certains tableaux d’ensemble que Perec a tenté d’élaborer : par exemple le très spectaculaire et très coloré histogramme vertical représentant la « distribution de la longueur des chapitres »[51] ou encore des plans damiers progressivement remplis, figurant sur la page gauche de chaque début de chapitre dans les deux volumes manuscrits[52] et permettant de visualiser d’un coup d’oeil l’avancée de l’oeuvre.

2.4.2

Les commentaires sur l’actualisation des contraintes apparaissent sur les folios de trois manières : par l’ajout de divers signes de ponctuation (des « ! » ou des « ? »), par des remarques plus ou moins développées, par un mixte des deux méthodes précédentes.

Le signe de ponctuation le plus fréquent est certainement le « ! ». Le gloseur l’utilise en général dans les cas d’actualisation rusée, pour signaler la satisfaction d’avoir joué avec une contrainte. Il correspond assez bien, me semble-t-il, à ce que Perec appelait la « jubilation » et, pour cette raison, je lui donnerai volontiers le nom de point de jubilation[53]. Ainsi est soulignée, au chapitre 48, l’actualisation malicieusement métaphorique de la contrainte « araignée » par la précision « dans le plafond ! »[54]. Plutôt que de multiplier ce type d’exemples extrêmement fréquent, je préfère m’attarder sur l’un de ceux qui en révèlent le mécanisme. Au chapitre 84, les deux dernières contraintes du folio concernent les deux éléments formant le couple : « Labourage » et « Hardy ». Ce couple hétérogène résulte de la combinaison du premier élément de « Labourage » et « Pâturage » avec le second élément de « Laurel » et « Hardy ». Conformément à la règle qu’il s’est fixée, l’actualisateur doit donc, puisque le couple est hétérogène, prendre chacun de ses éléments dans un sens différent de son sens premier[55]. S’agissant de « Hardy », nom de l’acteur comique américain, il opte pour un homonyme et trouve dans Le Robert le nom de James Keir Hardie (le folio indique : « cf. Hardie in Robert »). Or le dictionnaire précise que ce personnage est à l’origine du parti travailliste, autrement dit du « Labour Party », d’où l’inscription jubilatoire de l’actualisateur-gloseur qui trace une flèche reliant la contrainte « Labourage » à sa transformation en « Labour ! », signe que les hasards de l’histoire ont permis une de ces paronomases translinguistiques dont on a déjà vu des exemples.

Le point d’exclamation peut parfois prêter à discussion. J’ai évoqué plus haut la glose du chapitre 43 : « Établir une filiation (1re fois) ». Pour être exact, j’aurais dû préciser que le gloseur avait rajouté à l’encre rouge un « ! ». Ce qui pose un réel problème d’interprétation, car il ne semble pas que cette contrainte ait fait l’objet dans son actualisation d’une quelconque ruse dont la ponctuation soulignerait l’habileté : le folio n’en porte en tout cas aucune trace, contrairement à ce qui se passe au chapitre 87, où la même contrainte « établir une filiation » est transformée en « fonder une filiale ». Je risquerai donc ici une hypothèse. Ce que désigne le « ! » qui suit la contrainte « Établir une filiation (1re fois) » n’est pas le simple hasard statistique qui retarde jusqu’au chapitre 43 l’apparition de cette contrainte. Il s’agit plutôt d’une coïncidence d’un tout autre ordre : celle qui met en relation le thème de la filiation avec le chapitre 43, porteur par son rang du métonyme de la mort de la mère, et racontant l’« histoire du lycéen déporté » en 1943[56]. Ironie, sans doute, mais ironie tragique qui rejoint d’une certaine manière les réflexions de Perec sur sa judéité définie comme la « certitude […] d’avoir été désigné comme juif, et parce que juif victime, et de ne devoir la vie qu’au hasard » (Perec et Bober, 1980 : 43).

Les points d’interrogation sont eux aussi liés le plus souvent à l’actualisation des contraintes, mais ils correspondent à des solutions apparemment moins satisfaisantes, voire à des approximations qui laissent le gloseur plus dubitatif qu’admiratif. Ainsi, au chapitre 16, la spécification de « plante grasse » en « aucuba » est suivie d’un point d’interrogation botaniquement tout à fait justifié, cette plante dicotylédone n’ayant rien à voir avec une quelconque plante grasse, pas plus que le mot de « Zakouski » du chapitre 27 avec celui de « Knödelwurst ? » qui le développe sur le mode interrogatif.

Parfois, il s’agit tout simplement de noter l’absence momentanée d’une solution qui sera trouvée plus tard. Dans le chapitre 34, le gloseur s’interroge sur la contrainte « Philémon ? » sans en proposer d’actualisation et c’est seulement dans le roman que le lecteur découvrira la solution retenue, avec le personnage de « Philippe Hémon », camarade de Gilbert Berger (VME : 201). Quant à « la vieille femme ? » correspondant à la contrainte « Baucis » dans le chapitre 55, le texte du roman ne permet guère d’en deviner l’identité et c’est dans le cahier intitulé « allusions & détails », qu’il faut aller chercher la solution : « La belle de Broadway devenue vieille »[57].

Quelquefois, heureusement, un commentaire plus détaillé précise le sens de la ponctuation interrogative. Ainsi, au chapitre 12, après « Classer ? », le gloseur a rajouté « mettons, à cause des “classeurs et cartonniers” ». Ce « mettons », au sens de « admettons » et avec la valeur d’une hypothèse acceptable, peut apparaître seul, sans ponctuation, par exemple sur le folio du chapitre 86 : « elle est d[an]s la s[alle] d[e] b[ain] avec un plombier (mettons) ». Il possède un équivalent dans l’interjection « Ouais », dont l’intonation, dit le dictionnaire, « exprime le doute, la perplexité, l’ironie », ce qui correspond effectivement aux trois emplois qu’en fait le gloseur. Au chapitre 30 : « fournisseur Ph [= Philippe Marquiseaux] vend la mandore donc agit comme fournisseur (ouais…) » ; au chapitre 61 : « pierre semi-précieuse opaline (ouais !) » ; au chapitre 71 : « musique militaire F folk (cornemuse [ouais…]) ».

2.5 Le scénariste

Sur le folio, mais hors de l’espace réservé à l’énumération des 42 contraintes, intervient parfois le scénariste qui inscrit les éléments plus ou moins développés de l’histoire prévue pour le chapitre concerné. Ce peut être un simple résumé, comme au chapitre 86 :

Olivia R[orschash] est une femme pratique p[en]d[an]t son absence elle a loué l’appart[ement] – fille au pair comprise – à un couple Le mari arrivera le surl[endemain] La femme est déjà là avec son petit garçon.

Ces notes peuvent s’apparenter à un véritable découpage, par exemple au chapitre 44 où le scénariste évoque les cinq étapes de la fabrication d’un puzzle à partir d’une aquarelle de Bartlebooth :

1°) coller l’a[quarelle] sur une feuille de […] épaisse de […]
le colle [sur] 1 feuille interm[édiaire] de papier bleu qui déborde de quelques dixièmes de millimètre
2°) Étude sur calque
3) report sur une matrice calque
4 report sur une matrice
5 découpage

Parfois, c’est une simple succession de dates évoquant quelques épisodes marquants de la vie d’un personnage, par exemple au chapitre 57 pour l’histoire d’Elzbieta Orlowska :

ne en

45

re

56

arr

66

fuit en

68[58]

Le folio du chapitre 75 comporte de la même façon des indications chronologiques sur David Marcia, celui du chapitre 79, sur Olivia Rorschach[59].

Ailleurs, c’est la liste des dépenses du ménage qu’est supposée avoir notées Mme Plassaert :

Tomates

9

Concom[bres]

 

Artich[auts]

12

Turbot

50

Gig[ot]

30

chèvre

10

[illisible]

10

vin

40

pain

 

café

10

prune

20[60]

Sont aussi décrits des objets qui seront déplacés d’un chapitre à l’autre au fil de l’élaboration du roman. D’abord attribué aux Berger, tel élément de chambre à coucher (« couvre-lit en cuir synthétique façon daim finition g[ran]d sellier avec ceinture et boucles chromés »[61]) migrera finalement, à quelques détails près, au chapitre 98 chez les Réol, sous la forme d’un lit gainé « d’un tissu imitant le daim, […] finition “grand sellier” avec ceinture et boucle de cuivre » (VME : 572-573), dont le coût disproportionné entraînera pour le jeune ménage un endettement où le lecteur retrouvera sans mal une réécriture de L’Augmentation.

Certains scénarios sont parfois rédigés au verso d’un folio, comme celui qui résume en une liste les onze épisodes principaux de la vie de Lino Margay (au chapitre 73) ou les divers projets plus ou moins chimériques de David Marcia (au chapitre 75).

Enfin, ce ne sont pas seulement des objets ou des esquisses d’histoires qui sont notés, mais ce que l’on pourrait appeler des scénarios formels. Ainsi, au verso du folio du chapitre 51, on trouve une première version de ce qui deviendra le Compendium, c’est-à-dire le poème de 179 vers, répartis en trois strophes et « soumis à deux règles dont une se vérifie aisément : chaque “vers” comporte soixante signes typographiques, un espace entre deux mots comptant pour un signe » (Perec, 2003, vol. II : 98)[62]. Dans cette esquisse préalable, le poème devait comporter cinq strophes de trente vers, les cinq lettres A, C, M, S, E traversant respectivement en diagonale sénestro-descendante chacune des strophes ; était déjà prévu le vers manquant de la dernière strophe entraînant l’absence de la lettre E dans l’angle inférieur gauche de cette strophe[63].

2.6 Le rédacteur

Au-delà de ces scénarios préfigurant des histoires ou des constructions formelles, les folios tendent souvent à devenir de véritables avant-textes ou, plus exactement, des avant avant-textes et offrent, de manière certes partielle, des projets de brouillons où le scripteur devient un véritable rédacteur : les folios se muent alors en espaces mixtes, où, à côté de l’immuable liste des quarante-deux contraintes, se mettent en place des fragments de texte que l’on retrouve, légèrement modifiés, dans les feuillets ultérieurs et autonomes qui constituent les brouillons proprement dits. Ces fragments se présentent de manière très variable.

Certains sont de simples amorces d’une description à venir, quelques lignes d’une écriture hâtive et plutôt maladroite, comme ce possible début pour le chapitre 48, où est située la chambre de Madame Albin : « la ch[ambre] est vide. C’est celle de Mme A[lbin] bien que sérieus[ement] malade elle est allée… ».

D’autres passages, d’une écriture plus régulière, sont davantage élaborés, à la fois par leur style et leur syntaxe narrative, même s’ils n’ont finalement pas trouvé place dans le roman. Ils ont pu, à certains moments, servir de variantes, comme ce rêve attribué à Valène, rédigé sur le folio du chapitre 49 :

Il aurait aimé que t[ou]t explose que la maison soit envahie par des GI il y aurait eu des mitrailleuses d[an]s la cour et des lits de camps sur les paliers des femmes superbes avec des manteaux d’alpaga blanc et des chapeaux à fleurs…

Le principe du rêve de destruction a été maintenu dans le roman, mais son contenu a complètement changé pour atteindre une dimension cosmique :

Valène, parfois, rêvait de cataclysmes et de tempêtes, de tourbillons qui emporteraient la maison tout entière comme un fétu de paille et feraient découvrir à ses habitants naufragés les merveilles infinies du système solaire.

VME : 270

Enfin, il existe sur quelques folios de véritables avant-textes, à l’écriture aussi soignée (et très caractéristique) que celle du manuscrit définitif. Par exemple, sur le folio du chapitre 43, le début de ce chapitre :

C’était la chambre de Paul Hébert jusqu’à son arrestation. Une chambre d’étudiant, avec un tapis de laine troué de brûlures de cigarettes, un papier vert d’eau sur les murs, un cosycorner recouvert d’un tissu à rayures.

Ce qui est repris, à un mot et à un détail de ponctuation près, dans le roman :

C’était la chambre de Paul Hébert jusqu’à son arrestation, une chambre d’étudiant, avec un tapis de laine troué de brûlures de cigarettes, un papier verdâtre sur les murs, un cosy-corner recouvert d’un tissu à rayures.

VME : 233

2.7 L’aencreur

Ce néologisme ne surprendra que ceux (en existe-t-il ?) qui n’ont pas lu mon Georges Perec. J’y propose la notion d’aencrage que je définis ainsi :

Formes-sens renvoyant d’un côté à des procédés concrets d’écriture, à des réglages textuels précis, et de l’autre à un épisode-clef de la biographie, la mort tragique des parents, en particulier celle de la mère déportée et disparue à Auschwitz. Ces formes-sens relèvent à la fois de l’encrage – ce sont des mécanismes qui sont inscrits dans le texte perecquien et qui lui donnent sa ou ses formes – et de l’ancrage – ce sont des repères qui permettent de donner sens et unité à une histoire individuelle mise en pièces par les effets dévastateurs de l’Histoire.

2005a : 28

Ce vocable hybride d’aencrage m’a été suggéré par le passage de W ou le souvenir d’enfance où Perec raconte la visite qu’il fit en 1955 ou 1956 sur la tombe de son père à Nogent-sur-Seine :

La découverte de la tombe de mon père, des mots PEREC ICEK JUDKO suivis d’un numéro matricule, inscrits au pochoir sur la croix de bois, encore tout à fait lisibles, m’a causé une sensation difficile à décrire […], quelque chose comme une sérénité secrète liée à l’ancrage dans l’espace, à l’encrage sur la croix, de cette mort qui cessait enfin d’être abstraite.

1975 : 54 ; je souligne

Le scripteur se fait aencreur lorsqu’il met en place sur un folio un dispositif spécifique relevant d’un (ou de plusieurs) aencrage(s) et dont seules quelques traces demeureront dans le texte du roman : dans ce cas, l’aencreur en dit plus que l’auteur, et le recours au folio se justifie non pas seulement par un souci de critique génétique, mais surtout par la mise au jour d’un supplémentaire effet de sens. Le folio du chapitre 94 en offre sans doute le meilleur exemple, avec un ensemble à la fois graphique et iconique, que je reproduis :

Image

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Si l’on reconnaît facilement dans la partie inférieure centrale les « sept pastilles de marbre, quatre noires et trois blanches, disposées […] de manière à figurer la position que l’on appelle au go le Ko ou Éternité » (VME : 546)[64], deux éléments ne seront pas repris dans le roman : d’une part la disposition des cinq stylos, délimitant une manière de rectangle traversé par une diagonale sénestro-descendante de trois stylos, d’autre part la liste des anagrammes du nom de PEREC, surmontée de ce nom écrit de droite à gauche et en lettres inversées, chacune étant tracée de droite à gauche. Or, ces deux éléments sont tout sauf décoratifs ; ils se rattachent précisément à plusieurs des aencrages que j’ai analysés : un aencrage géométrique avec la diagonale sénestro-descendante (2005a : 91-94), celle-là même qui structure secrètement les trois strophes du Compendium dans « Le chapitre LI » ; un aencrage arithmétique avec les onze anagrammes du nom de Perec, ce onze se combinant d’ailleurs avec le quarante-trois qui apparaît dans la juxtaposition des pastilles : « quatre noires et trois blanches » nommées dans le texte du roman et ici représentées par leur schéma (ibid. : 58-68), le tout donnant donc à voir le « 11/43 » où l’on peut lire le métonyme de la mort de la mère ; un aencrage thématique avec la cassure que représentent ces anagrammes (ibid. : 48-52) ; et enfin un second aencrage géométrique avec cette double inversion des lettres du nom de PEREC dont l’orientation obéit à la symétrie bilatérale (ibid. : 82-90), forme d’écriture qui, disposant les caractères de droite à gauche, à la façon de ceux d’un texte écrit en yiddish comme ces journaux dans lesquels Perec imagine avoir réussi la lecture de sa première lettre, connote donc sa judéité (1975 : 22-23)[65], en la rattachant cette fois à l’écriture (symbolisée par les cinq stylos).

2.8 L’individu Perec

On a vu, avec ce que j’ai appelé le décideur diariste, que des événements contemporains de la rédaction d’un chapitre sont réutilisés dans la fabrication du chapitre et qu’à une reprise, au moins, cette insertion apparaît dans le folio correspondant[66]. Mais il arrive aussi que le quotidien de l’écrivain laisse des traces sur les folios indépendamment de son activité d’écriture fictionnelle. Le folio fonctionne alors comme un substitut d’agenda, un pense-bête ponctuel qui permet une économie de geste, évite d’interrompre le travail littéraire en cours ; ce qui s’y inscrit concerne non plus la fabrication du roman, mais tout simplement l’univers quotidien de l’individu Perec.

La plupart de ces signes nous demeurent opaques, notamment beaucoup de calculs et d’opérations arithmétiques élémentaires, qui deviennent de plus en plus fréquents dans le dernier tiers du livre. De toute évidence, Perec compte. Mais quoi ? Parfois des lignes, sans qu’on sache de quel texte il est question[67]. Le plus souvent, impossible de savoir à quoi renvoient ces calculs. Apparaissent aussi de simples séries de chiffres, disposées horizontalement (« 2468269 » au chapitre 30, « 2345678 » au chapitre 88) ou verticalement (« 3456789012 » au chapitre 83) et tout aussi mystérieuses.

Certaines listes sont plus faciles à déchiffrer, comme celle du chapitre 39 :

L

30

M

31

M

1

J

2

V

3

S

4

D

5

L

6

M

7

qui énumère la succession des jours de la semaine entre le lundi 30 mai 1977 et le mardi 7 juin 1977[68], et fonctionne donc à l’instar d’un mini-calendrier contemporain de la rédaction, contrairement à d’autres indications chronologiques qui se rapportent clairement à la fiction, comme celles du chapitre 98, qui permettent de calculer le nombre de jours d’absence du chef de service auquel Réol doit s’adresser pour demander une augmentation de salaire.

Enfin, au moins à une reprise, un folio joue explicitement le rôle d’agenda : dans l’angle supérieur droit du folio du chapitre 86, à l’écart de la surface traditionnellement attribuée aux indications du cahier des charges, Perec a écrit : « 14 déc 20 h 30 MARTY ». Ainsi, dans ce chapitre rédigé le 27 novembre 1977, Perec note un rendez-vous pour le 14 décembre 1977 à 20 h 30 à la brasserie Marty[69].

Le Cahier des charges de La Vie mode d’emploi a été publié en 1993. Il existe donc déjà une histoire de sa réception, dans laquelle je distinguerai deux phases.

La première phase a été euphorique et réductrice. Euphorique, parce qu’avec cette publication nous donnions à lire l’essentiel des rouages de la machine : le lecteur pouvait découvrir avec précision et force détails, dans la matérialité même de son graphisme, une réalité dont on avait jusqu’alors simplement supposé l’existence ; ce que Perec avait fait dans le numéro de L’Arc pour un seul chapitre avec ses « Quatre figures pour La Vie mode d’emploi », nous le faisions pour les quatre-vingt dix neuf chapitres du roman.

Réductrice parce que, avec un tel outil, la lecture d’un chapitre se bornait à repérer dans le texte du roman ce qui provenait des contraintes énumérées dans le folio correspondant du Cahier des charges. Je plaide d’ailleurs coupable : c’est ce que j’ai fait, au moins en partie et bien que je m’en défende, dans un de mes articles consacré au chapitre 36 de La Vie mode d’emploi (1990).

Postérieure et plus contemporaine, la seconde phase est dysphorique, du moins dans son rapport avec le Cahier des charges. Elle privilégie le dynamisme romanesque par rapport à l’archéologie génétique. On pourrait, parodiquement, l’appeler phase « de Beaumont », par référence à cet archéologue de La Vie mode d’emploi qui « entreprit de retrouver les traces de cette cité légendaire que les Arabes appelaient Lebtit et qui aurait été leur capitale en Espagne » (VME : 26). Son échec le mène au suicide. Si aucun généticien spécialiste de Perec n’en est venu pour l’instant à cette déplorable extrémité, il n’en reste pas moins que les chercheurs actuels[70] tendent à minimiser fortement le rôle des contraintes dans la fabrique de La Vie mode d’emploi au profit d’une puissance de l’imaginaire moins directement dépendante de la machinerie oulipienne.

Tout en m’inscrivant dans cette tendance, j’ai tenté ici de revenir au Cahier des charges non pour le réhabiliter comme avant-texte privilégié et indépassable, comme solution dont l’énigme serait le roman, mais pour l’aborder à la manière d’un ensemble complexe, non monolithique, issu d’une pluralité et d’une diversité de pratiques énonciatives pour lesquelles ne semble pas inaccessible une approche à la fois méthodique et prudente, comme celle qui, parfois, réussit à l’amateur de puzzles.