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1. Introduction

Traditionnellement liées à la rhétorique, les figures du discours ont vu leur conception renouvelée par plusieurs courants, qu’il s’agisse de la sémiotique, de la pragmatique ou de la linguistique textuelle. Mais quelles que soient les orientations de ces courants, ceux-ci ont dû prendre position par rapport aux deux dimensions incontournables des figures : celles de formes singulières et de points d’ancrage énonciatifs des sujets parlant ou écrivant. Dans un premier temps, nous nous proposons de revisiter les modalités de ces deux dimensions, telles qu’elles apparaissent dans l’histoire des figures. Ensuite, en examinant le cas typique de l’oxymore, nous formulerons un plaidoyer sur la nécessité de voir, dans les figures, des structures discursives modelées par leur énonciation[1].

2. Les deux polarisations de la figuralité

Il importe d’abord de faire un bilan critique sur les deux polarisations, formelle et énonciative, qui ont balisé l’étude des figures du discours. Puis nous verrons les difficultés que plusieurs théories figurales ont eu à concilier ces deux polarisations, avant d’évaluer plus en détail les apports déterminants de la rhétorique du Groupe µ sur cette problématique.

2.1 Les figures comme formes-sens remarquables

D’une part, la figuralité est soumise à une polarisation clôturante qui replie les figures sur elles-mêmes en tant que formes-sens remarquables. On touche ici à la singularité structurale ou à la monumentalité des figures, considérées comme des configurations marquées dans le discours et rapportables à des canevas cognitifs récurrents. Cette dimension sensible et gestaltiste des figures est du reste inscrite dans leur étymologie, qu’elle soit grecque, skhêma dénommant – outre la figuralité – le mouvement-type de l’athlète et du danseur, ou latine, figura désignant non seulement une configuration rhétorique, mais aussi une forme plastique (sur la base de fingere), avec la sollicitation du sens de la vue.

La polarisation formelle de la figuralité se traduit par deux grandes approches. On observe en premier lieu une approche relationnelle, la forme-sens figurale étant caractérisée par rapport à ce qu’elle n’est pas, selon deux traitements. Soit la figure est perçue paradigmatiquement comme un écart vis-à-vis d’une forme normée absente qu’elle remplace. Cette conception est notamment illustrée par Quintilien : « Ce que l’on appelle figure, c’est un changement par rapport à la manière ordinaire et naturelle de parler » (1978 : 157). Une telle conception ex negativo de la figuralité s’avère prédominante dans toute l’histoire de la rhétorique, avec de multiples débats sur le statut de l’écart et de la norme figurale. Soit le non-figural circonscrivant la figure est appréhendé syntagmatiquement, celle-ci étant définie comme une saillance se détachant sur l’arrière-plan du discours. Dans ce cas, on a affaire à une conception ex positivo de la figuralité, surtout moderne (voir Tamba-Mecz, 1981), mais déjà en filigrane chez Dumarsais :

Les figures ont cette propriété générale […] qui consiste à signifier quelque chose en vertu de la construction grammaticale ; mais de plus, les expressions figurées ont une modification particulière qui leur est propre.

([1730] 1977 : 11-12)

Ces deux délimitations paradigmatique et syntagmatique de la figuralité se combinent dans certaines théories, comme celle de Cohen (1970)[2].

Parallèlement à cette approche relationnelle, la polarisation formelle des figures a donné lieu à de nombreuses analyses inhérentes sur leur statut structural. Au moins cinq variantes ont été proposées pour celui-ci, les trois premières concernant principalement les tropes :

  • Dans une sémiotique de l’effacement, on a pensé que la forme-sens figurale éliminait la forme-sens littérale attendue. La définition du trope chez Fouquelin est éclairante à cet égard : « Trope est une élocution, par laquelle la propre et naturelle signification du mot est changée en une autre » ([1555] 1990 : 353).

  • Dans une sémiotique de l’estompage, on a défendu l’idée que la forme-sens littérale attendue restait en retrait dans le discours. Entre autres, pour Kerbrat-Orecchioni (1986), celle-ci est rétrogradée en contenu connoté, tandis que le sens figuré est promu en contenu dénoté.

  • Dans une sémiotique de l’enrichissement, on a jugé que la figure ajoutait simplement des informations supplémentaires par rapport aux ressources du langage ordinaire. On peut se référer ici à la définition de Paulhan : « Le style figuré ajoute à l’expression plus de vivacité ou d’énergie, et double en quelque sorte la richesse des langues » (1977 : 308).

  • Dans une sémiotique de la confrontation, on a estimé que le figural et le littéral demeuraient sur le même plan, tout en s’aimantant et en se nourrissant mutuellement. Ainsi en est-il des conceptions figurales dites interactives, illustrées par Black (1962) pour la métaphore.

  • Dans une sémiotique de l’irréductibilité, la figure a été vue comme une forme-sens absolue et non traduisible. Il s’agit là d’une conception chère aux théoriciens de l’image surréaliste, qu’on trouve également chez Condillac : « La figure est l’expression propre et unique de tel ou tel sentiment » ([1767] 1970 : 330).

2.2 Les figures comme points d’ancrage énonciatifs privilégiés

Mais, conjointement à cette polarisation clôturante sur sa forme, la figuralité est soumise à une polarisation ouvrante qui l’ancre sur l’énonciation des locuteurs, avec ses implications psychologiques, contextuelles et référentielles. Cette ouverture énonciative de la figuralité s’exerce à deux niveaux.

Au niveau communicationnel, les figures se présentent comme des actes de discours singuliers, décrits de façon éparse par la tradition rhétorique et plus rigoureusement par certains courants modernes, qu’ils relèvent de la pragmatique (Searle, 1982 ; Forget, 2000) ou de la linguistique de l’énonciation (Perrin, 1996). Globalement, au stade de leur production, outre qu’elles fournissent des cas flagrants de violation des lois du discours, les figures sont considérées comme des moyens très efficaces pour modaliser le dire – dire sans dire avec l’ellipse, dire indirectement avec l’ironie, dire en deçà avec l’euphémisme – ou encore comme des opérateurs puissants de prise de position sur le monde pour les locuteurs. On peut citer à ce propos les liens de la métonymie avec la notion de point de vue (Bonhomme, 2006) ou les analyses sur la force d’engagement de l’hyperbole (Kerbrat-Orecchioni, 1994). Au stade de la réception des figures, l’insistance a avant tout été mise sur les calculs interprétatifs plus ou moins complexes suscités par leur opacité. Pensons aux études de Berrendonner (1981) sur l’ironie, ou à celles de Eco (1992) sur la métaphore.

Par ailleurs, l’ouverture énonciative des figures se prolonge, au niveau fonctionnel, par des effets discursifs notables qui font d’elles des instruments prépondérants pour le rendement des énoncés. Généralement mentionnés eux aussi de façon dispersée, ces effets se regroupent en quatre fonctions fondamentales :

  • Une fonction phatique (au sens de Jakobson, 1963), quand les figures renforcent le contact entre énonciateurs et énonciataires. Cette fonction prévaut dans l’interrogation rhétorique qui feint un échange dialogique avec l’allocutaire, alors qu’il y a seulement une assertion qui ne nécessite pas de réponse.

  • Une fonction affective, lorsque les figures éveillent les émotions ou les sentiments des énonciataires. Ainsi en est-il avec les « figures touchantes » de Batteux (1774)[3].

  • Une fonction cognitive, quand les figures accroissent le savoir des énonciataires, à l’instar de la métaphore qui permet d’élaborer de nouveaux concepts (Charbonnel, 1991).

  • Enfin, une fonction argumentative, lorsque, par leur orientation et leur relief, les figures contribuent à la persuasion, à l’exemple de la comparaison (Bonhomme, 2005).

2.3 Une gestion inégale de la bipolarisation figurale

Ce qu’il convient de souligner, c’est que l’interaction des deux dimensions formelle et énonciative de la figuralité a peu été prise en compte d’une manière égale par ses analystes. Certes, la rhétorique oratoire de l’Antiquité représente un moment décisif où l’on a théorisé les figures comme des tournures à la fois remarquables et fonctionnelles. En particulier, les livres 8 et 9 de l’Institution oratoire de Quintilien (1978) contiennent une présentation structurale assez élaborée des figures, de même que de nombreuses observations sur leurs effets persuasifs. Pareillement, la théorie de l’ornatus de Cicéron porte tout autant sur l’esthétisme formel des figures que sur leur rendement énonciatif, la prosopopée constituant, entre autres, « un riche ornement » qui en fait « la figure la plus puissante pour l’amplification » (1930 : 85).

Mais, suite à cette rhétorique équilibrée de l’Antiquité classique, on assiste le plus souvent à des distorsions entre les pôles formel et énonciatif des figures. Ces distorsions sont analysables en termes de dominantes ou de clivages, indépendamment de toute perspective chronologique. D’un côté, l’étude des figures s’est faite suivant une dominante formaliste, caractéristique de la rhétorique dite « restreinte », limitée à l’elocutio, qui s’est développée à partir de la Renaissance. Ainsi, La Rhétorique de Fouquelin au xvie siècle consiste principalement en de brèves descriptions typologiques des tropes majeurs et de quelques figures, qu’elles soient « de diction » ou « de sentence » (1990 : 379). À part des remarques sur les effets esthétiques de telle ou telle figure, les considérations énonciatives sont quasiment absentes, y compris quand Fouquelin traite de la digression ou de la réticence[4]. Si l’on saute plusieurs siècles, les Figures du discours de Fontanier constituent sans doute le fleuron des rhétoriques figurales à dominante formaliste, avec leurs classifications fines et leurs analyses minutieuses sur les configurations de nombreuses figures. L’ouvrage de Fontanier renferme bien quelques commentaires sur les « effets des figures non tropes » (1968 : 464), mais, dans l’ensemble, ces commentaires sont rejetés à la fin de l’ouvrage, n’occupant qu’une faible partie de celui-ci.

Inversement, d’autres conceptions privilégient nettement la dominante énonciative dans l’étude des figures. C’est le cas des rhétoriques focalisées sur le pathos, dont le traité du Pseudo-Longin (1993) sur le sublime offre une belle illustration. Dans ce traité, les figures comme les gradations ou les hyperbates sont essentiellement jaugées à travers leurs motivations et leurs effets affectifs, propres à traduire l’exaltation de leur auteur et à soulever l’enthousiasme des lecteurs. La dominante énonciative se retrouve, selon des approches très différentes, dans certaines recherches pragmatiques actuelles, comme celle de Sperber et Wilson (1989). Par exemple, d’après eux, la métaphore constitue une réalisation extrême du principe de pertinence, un énoncé tel que « Cette chambre est une porcherie » apparaissant simplement comme le meilleur moyen possible pour communiquer sa pensée dans un contexte de saleté indescriptible, lorsque les autres procédés – que ce soit les énoncés littéraux ou approximatifs – sont inaptes à formuler ce qu’on a l’intention de dire. Sous cet angle, la métaphore occupe le plus haut degré d’un continuum d’expressivité, n’ayant pas de spécificité structurale ou sémantique. D’ailleurs, Sperber et Wilson vont jusqu’à contester l’utilité de la dénomination de « métaphore ».

Plus rarement, on relève non pas un rapport de domination, mais un véritable clivage entre les polarités formelle et énonciative de la figuralité. Un exemple révélateur en est donné par La Rhétorique de Lamy au xviie siècle. Ainsi que l’a montré Le Guern (1993), Lamy établit deux catégories discursives distinctes : d’une part, celle des tropes, définis par leur structure lexico-sémantique ; d’autre part, celle des figures vues comme le langage de la passion, qu’elle touche l’énonciateur, notamment avec l’ellipse, ou l’énonciataire, ce qui se passe à la réception d’une antithèse.

2.4 La rhétorique figurale intégrée du Groupe µ

Tranchant avec les approches partielles évaluées précédemment, quelques théories modernes se sont cependant préoccupées de mettre en valeur les dimensions, tant formelles qu’énonciatives, des figures[5]. L’une des plus représentatives de ces théories est certainement celle du Groupe µ. Depuis une quarantaine d’années, celui-ci a développé une rhétorique des figures que l’on peut qualifier d’intégrée et qui mérite un examen approfondi.

Avec sa Rhétorique générale publiée en 1970, le Groupe µ a élaboré une description très aboutie des structures figurales à l’oeuvre dans le discours. Il s’agit d’abord d’une description extensive qui articule la figuralité sur les niveaux d’organisation du langage standard, ce qui contribue à normaliser linguistiquement les figures. Ensuite, la Rhétorique générale fournit une description systématique de la figuralité, en voyant en elle une organisation sémiotique seconde centrée sur la notion de « métabole », définie comme « toute espèce de changement d’un aspect quelconque du langage » (ibid. : 24). Embrassant les microstructures et les macrostructures langagières, cette notion se subdivise en quatre sous-types, dont deux affectent le niveau de l’expression (les « métaplasmes » sur la configuration des mots et les « métataxes » sur l’agencement des phrases) et les deux autres, celui du contenu (les « métasémèmes » sur le sémantisme des mots et les « métalogismes » sur la référence au monde). Entre autres avantages, cette terminologie unifiée rénove certaines dénominations contestables de la tradition rhétorique, comme celle de « figure de pensée »[6] – revue en « métalogisme » – tout en relativisant l’importance, à nos yeux excessive, accordée par beaucoup aux tropes, reformulés en « métasémèmes ». La perspective systématique de la Rhétorique générale se retrouve dans sa reprise des catégories de Quintilien (suppressions, adjonctions, permutations…), retraitées à la lumière de la linguistique moderne et dynamisées en « opérations rhétoriques » (ibid. : 45) qui permettent de rendre compte de chaque figure spécifique. Cette description systématique des composantes de la figuralité se double en outre, dans la Rhétorique générale, d’une conception combinatoire et hiérarchisée, sensible aux croisements de critères qui agencent le champ des figures. En témoigne l’analyse des métasémèmes, avec la synecdoque comme figure de base, la métonymie et la métaphore n’étant que des figures dérivées par une double association de synecdoques, qu’elles soient généralisantes ou particularisantes.

Mais loin d’être seulement une rhétorique structurale sur les figures, la Rhétorique générale se présente comme une rhétorique constructiviste, attentive à l’émanation du fait figural dans le discours en acte, ce qui introduit une étroite covariance entre ses polarités formelle et énonciative. La position de la Rhétorique générale sur le problème de l’écart figural est symptomatique à cet égard. En voyant, dans les figures, des transformations organisées à partir du langage standard, la Rhétorique générale se situe dans une conception figurale de l’écart, défini comme « altération ressentie du degré zéro » (ibid. : 41). Mais l’originalité de la Rhétorique générale, à l’encontre des théories traditionnelles, est de mettre cet écart en relation avec la norme interne de chaque discours, vis-à-vis de laquelle la déviance figurale est en même temps construite et résolue par ses locuteurs. Comme l’écrit le Groupe µ, « c’est donc le rapport Norme-Écart qui constitue le fait de style, et non l’écart lui-même » (ibid. : 22).

Les recherches ultérieures du Groupe µ ont encore affiné cette approche constructiviste du marquage figural, lequel est une affaire de points de vue. Entre autres, dans Le Sens rhétorique (1990), Klinkenberg a mené une étude davantage interactive des figures, décrites comme une tension entre un « degré perçu » impertinent, montré par l’énoncé, et un « degré conçu » construit durant le processus de la communication. Cette tension est mise en évidence quand, dans d’autres recherches (1996 et 1999), Klinkenberg se penche plus directement sur la réception figurale. Ses analyses portent aussi bien sur les types de réactions de l’énonciataire à un écart (conscience ou non, interprétabilité fluctuante, etc.) que sur les inférences activées lors de l’interprétation d’une métaphore comme « J’ai épousé un ange » : repérage de l’isotopie de base de l’énoncé (celle du mariage), identification de l’allotopie produite par « ange », construction du degré conçu (être humain) derrière le degré perçu (être spirituel) pour « ange », superposition enfin de ces deux degrés (être humain spirituel) qui permet un accroissement de nos représentations mentales.

Plus largement, le Groupe µ met en relation les structures figurales non seulement avec la composante communicationnelle de l’énonciation, mais également avec sa composante fonctionnelle, comme l’atteste son examen du phénomène de l’ethos dans la Rhétorique générale. Celui-ci recouvre en fait pour le Groupe µ « l’état affectif suscité chez le récepteur par un message particulier » (ibid. : 147)[7]. Plus précisément, l’ethos concerne les effets stylistiques et les impressions subjectives résultant du discours figural. Or, si le Groupe µ fait observer qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre une figure et son ethos en raison de la variabilité de celui-ci, il souligne à juste titre que la structure des métaboles – sur le plan de leur distance par rapport au code établi ou de leurs virtualités esthétiques – est de nature à orienter potentiellement leurs effets affectifs.

3. Le modelage des figures par leur entour énonciatif : l’exemple de l’oxymore

Même si l’on peut formuler des réserves sur le rôle non négligeable accordé à l’écart figural par le Groupe µ, l’intérêt de sa théorie est finalement de montrer la corrélation indissociable entre le donné sémiotique des figures et leur actualisation discursive. Dans le prolongement et dans l’esprit d’une telle rhétorique intégrée, nous voudrions illustrer, par un cas concret, comment une analyse rigoureuse des figures n’est possible qu’en prenant en compte l’interaction de leurs structures formelles et de leurs paramètres énonciatifs. Pour cela, nous choisissons l’exemple de l’oxymore, figure abordée par le Groupe µ (1970 : 120-121)[8], mais qui a donné lieu à peu d’études détaillées[9].

3.1 Niveau formel : un schème rhétorique contradictoire

Les définitions de l’oxymore sont relativement convergentes et celle de Bergez, Géraud et Robrieux en fournit un bon aperçu. Selon eux, l’oxymore est une « figure qui consiste à accoler des termes apparemment contradictoires dans un même syntagme » (1994 : 156)[10]. Plus exactement, cette figure se remarque formellement par son intégration d’une caractérisation antonymique au sein d’un groupe nominal, ce qui en fait une structure microsyntaxique conflictuelle par excellence[11]. Cette caractérisation antonymique consiste majoritairement en un adjectif, comme dans cet exemple célèbre des Chimères de Nerval :

(1) Ma seule étoile est morte, – et mon luth constellé

Porte le soleil noir de la Mélancolie,

mais aussi en un nom épithète[12] :

(2) Cet homme, c’est César bandit. (Les Châtiments, Hugo)

ou en un groupe prépositionnel :

(3) Au Malawi, on voit des vieillards de vingt ans, le visage décharné. (Le Point, 15 janvier 2008)

Envisagées dans un cadre linguistique variationnel, ces occurrences oxymoriques, plutôt que de constituer des écarts, apparaissent comme des exploitations prototypiques des ramifications contrastives permises par la langue, à travers leur forte saillance discursive, leur prégnance cognitive fondée sur la contradiction et leur faculté à s’organiser en paradigmes aisément identifiables[13].

Par ailleurs, le schème contradictoire de l’oxymore se concrétise selon deux grandes configurations syntaxiques :

  • L’oxymore Nom-Caractérisation opposée, comme dans l’exemple (1) « le soleil noir ». Dans cette forme d’oxymore, la plus fréquente, la caractérisation opposée est contradictoire non pas avec le sémantisme d’ensemble du nom, mais seulement avec l’un de ses sèmes implicites :

Soleil :

+ Astral

 

 

+ Rond

 

 

+ Chaud

 

 

+ Lumineux

versus + Noir

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  • L’oxymore Nom-Caractérisation/Caractérisation opposée, comme dans ce titre de la presse :

    (4) Le petit grand Charles.

    (L’Express, 11 décembre 2007)

On a alors un canevas oxymorique in praesentia dans lequel, pour être davantage explicitée, l’antonymie reste unipolaire, affectant un seul pôle nominal de base.

Sur ce plan, l’oxymore se distingue d’une antithèse comme « Le ciel est noir, la terre est blanche » (Noël, T. Gautier). En effet, si les deux figures s’appuient sur le même opérateur rhétorique d’antonymie, dans l’antithèse, l’antonymie fonctionne entre deux arguments nominaux, ce qui en fait une figure bipolaire à l’intérieur de laquelle l’antonymie est distanciée et non ponctualisée comme dans l’oxymore[14]. Toutefois, l’oxymore s’affaiblit parfois en antithèse, pour peu que sa portée unipolaire se relâche. Cela se produit quand un nom générique en arrive à supporter la coexistence d’une caractérisation et d’une caractérisation opposée, à l’instar de cette occurrence des Châtiments de Hugo :

(5) Foule triste, joyeuse […]

Ils sont les passants froids sans but.

où la collectivité qu’est la foule peut inclure simultanément des individus aux sentiments incompatibles.

3.2 Niveau énonciatif

Incomplète en soi, la structure de l’oxymore ne trouve son plein développement rhétorique que dans son modelage énonciatif, constitué par sa prise en charge communicationnelle et par ses motivations fonctionnelles.

3.2.1 Plan communicationnel : une interaction figurale énigmatique

Une production provocatrice

Au stade de sa production, la conflictualité structurale de l’oxymore émane d’un acte de prédication contradictoire, à orientation cryptique, qui consiste à inverser délibérément la caractérisation attendue pour un substantif, que cette inversion soit d’ordre chromatique, comme dans (1) « le soleil noir » :

forme: 039703aro001n.png

Ou d’ordre thermique, à l’image de cette occurrence :

(6) Pendant les courts jours de l’été sibérien, il règne sur les bords de la Léna une chaleur glacée. (VSD, 5 août 2007)

forme: 039703aro002n.png

Ces inversions aboutissent à des discordances prédicatives extrêmes, à la fois allotopiques[15], par rapport aux noms sur lesquels elles portent (« soleil » excluant par exemple la noirceur), et antisémiques, vis-à-vis des prédicats de ces derniers (« noir » s’opposant à « clair » compris dans « soleil »). À travers une telle stratégie rhétorique, l’oxymore manifeste un traitement énonciatif contraire à celui d’une métaphore comme « une colère noire ». Celle-ci est en effet allotopique au début du processus figural (la couleur étant externe à la colère), mais, à l’issue du mécanisme tropique, elle crée une isosémie[16] entre le nom « colère » et le prédicat « noire ». Autrement dit, quand l’oxymore répond à une visée de rupture, en produisant une antonymie sur la base d’une même sphère notionnelle, la métaphore se situe dans une visée de conjonction, en instaurant une similitude à partir de l’hétérogénéité de ses sphères notionnelles initiales. De la sorte, si l’oxymore est davantage prévisible que la métaphore, il est beaucoup plus subversif qu’elle[17].

Plus globalement, l’acte de prédication contradictoire attaché à la production d’un oxymore révèle une intention de provocation assertive massive, fondée sur « l’exhibition théâtrale du choc conceptuel » (Prandi, 1994 : 456). Provocation, du fait qu’en violant ostensiblement la loi d’informativité du langage, l’oxymore érige l’anti-sens en règle et parasite la communication, puisqu’il prend le contre-pied du principe fondamental des bons échanges langagiers : celui de la cohérence. Provocation assertive, en ce que la séquence oxymorique est posée comme du donné conflictuel ouvertement assumé par son énonciateur[18]. Provocation assertive massive enfin, liée à la structure compacte de l’oxymore, laquelle en accroît la tension sémantique. En somme, au terme de sa production, l’oxymore apparaît comme une véritable énigme à déchiffrer, ce qui nous mène à la seconde phase de son processus communicationnel : celle de son interprétation.

Des calculs interprétatifs disjonctifs

Au stade de la réception de l’oxymore, la mise en oeuvre de calculs interprétatifs est d’autant plus urgente que, par sa forme énigmatique, la figure défie toute tentative de compréhension. En face d’un oxymore, la démarche rhétorique de l’énonciataire consiste à réduire l’incohérence de l’énoncé conflictuel, cela en débrayant les contradictions qu’il constate et en les résorbant en de simples contrastes[19]. Parfois, l’entourage de la figure fournit des marqueurs explicites qui relativisent son absurdité apparente. Soit l’occurrence suivante des Châtiments de Hugo :

(7) C’est toi qui, pour progrès, rêvant l’homme animal,

Livras l’enfant victime

Aux jésuites lascifs, sombres amants du mal.

Au premier vers, le verbe « rêver » intègre l’oxymore « homme animal » dans le monde de la subjectivité. La figure devient alors plausible, se voyant filtrée par une activité psychique détachée des catégories du réel.

Mais, la plupart du temps, la dissolution de la prédication contradictoire de l’oxymore s’effectue par des calculs plus aléatoires, avec l’aide des indices du contexte et des compétences de l’énonciataire. Parmi celles-ci, les compétences encyclopédiques sont déterminantes. Dans l’exemple (8), le savoir géographique de l’énonciataire sur la nature sibérienne lui permet de disjoindre la connexion intenable « chaleur glacée » en un ensemble naturel oppositif : « chaleur » quant au climat estival, « glacée » quant à l’état du sol avec la présence du permafrost. Ou encore en (6), les connaissances historiques de l’énonciataire sur Charles de Gaulle – elles-mêmes confortées par l’article consécutif[20] – lui donnent la faculté de dissocier le titre oxymorique « le petit grand Charles » selon les axes compatibles de l’âge (« petit ») et de la renommée (« grand ») qui s’appliquent au futur général.

3.2.2 Plan fonctionnel : une pragmatique figurale de radicalisation

À l’issue de telles procédures interprétatives, les contradictions sémantiques de l’oxymore sont seulement comprises et non réellement motivées. La motivation d’un oxymore se fait par la prise en compte de son influence sur le rendement du discours, avec des inférences plus générales éclairant les objectifs de son énonciateur et la pertinence pragmatique de l’énoncé produit. Ordinairement, l’oxymore fonctionne sur des situations langagières complexes (de disparité, de flou ou de désordre). Sa stratégie fonctionnelle repose sur des effets de radicalisation de ces données complexes, grâce à un discours hyperbolique – en ce qu’il amplifie la complication des situations dénotées – et réducteur, du fait de sa concentration qui renforce l’impact de la figure. Ce fonctionnement oxymorique de radicalisation se traduit principalement par quatre exploitations rhétoriques, présentées suivant un ordre d’allocutivité croissante.

Radicalisation affective

Portant sur l’affect même de l’énonciateur et essentiellement attesté dans la poésie lyrique, ce type de radicalisation a pour principe dominant la dysphorie. Soit cet exemple des Fleurs du Mal de Baudelaire :

(8) J’implore ta pitié, Toi, l’unique que j’aime,

Du fond du gouffre obscur où mon coeur est tombé […]

Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois […]

Or il n’est pas d’horreur au monde qui surpasse

La froide cruauté de ce soleil de glace.

Comment fonctionne pragmatiquement l’oxymore dans ce passage ? D’une part, il prend place dans un contexte négatif sur le plan psychique, comme l’indiquent quelques mots clés : « pitié », « horreur », « cruauté »… Surtout, l’oxymore projette l’état dysphorique du poète sur le symbole représentatif de l’euphorie, le soleil : « un soleil sans chaleur », « ce soleil de glace ». À travers une telle visée, à la fois totalisante (en ce que l’affectivité englobe le domaine naturel) et exacerbée (puisque l’euphorie par excellence n’échappe pas à la dysphorie), l’oxymore suscite une emphase qualitative du Moi dans l’univers céleste, systématisant une orientation psychique – la dysphorie – par la contamination de son contraire symbolique : le soleil euphorique. Au final, la forte valorisation du soleil se trouve neutralisée, dans une négativité généralisée.

Radicalisation épistémique

Au lieu de s’intégrer dans une perspective affective comme précédemment, la radicalisation épistémique de l’oxymore se rapporte au savoir sur le monde. Centré sur la représentation d’événements, ce type de radicalisation joue avec les modalités véridictoires (vrai, faux, etc.), à l’image de cette occurrence journalistique :

(9) L’échec triomphal de l’UDC.

Avec une majorité de 3422 voix, le peuple a rejeté d’extrême justesse l’initiative de l’UDC limitant l’asile politique en Suisse. La majorité des Cantons l’a acceptée. Politiquement, l’UDC sort renforcée. (Le Temps, 25 novembre 2002)

La radicalisation épistémique de l’oxymore consiste ici à feindre une contradiction de points de vue, par l’assertion simultanée d’une vérité et de son contraire, là où il y a en réalité des informations de niveaux différents : échec de l’UDC sur le plan électoral, mais triomphe sur le plan de son influence politique accrue.

La visée fonctionnelle d’un tel oxymore est paradoxale, en ce qu’elle transforme une ambivalence au sein d’une séquence informative en antivalence absolue. Fréquente dans la presse, cette dimension paradoxale de l’oxymore obéit à une motivation phatique, destinée à éveiller l’attention et l’intérêt du lecteur. De la sorte, s’il semble d’abord bloquer l’information en simulant une contre-vérité, l’oxymore (11) en renforce ensuite la mémorisation, ne serait-ce qu’en mettant en exergue ses deux éléments marquants.

Radicalisation descriptive

Assez proche de la réalisation précédente, en ce qu’elle opère encore sur les relations entre l’homme et le monde, la radicalisation descriptive de l’oxymore s’en distingue par le fait qu’elle s’applique au domaine phénoménal de la perception physique. Elle concerne plus précisément les descriptions du cadre naturel, fondées sur la discontinuité, c’est-à-dire sur le découpage en unités contiguës. Or, c’est ce principe de discontinuité que remet en cause la radicalisation descriptive de l’oxymore, comme le montre cet exemple du Cid de Corneille :

(10) Cette obscure clarté qui tombe des étoiles

Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles.

Dans cet extrait, l’oxymore ponctualise en une saisie instantanée les deux dominantes tonales de l’environnement décrit : Obscurité (nuit) + Clarté (étoiles) → « Obscure clarté ».

Établissant une osmose entre deux phénomènes coprésents[21], cet oxymore produit une vision suggestive et focalisante sur la diversité d’un espace géographique. Suggestive, car deux mots suffisent pour évoquer, en une esquisse impressionniste, le cadre spatiotemporel du combat de Rodrigue contre les Maures. Focalisante, en ce que cet oxymore projette au premier plan la composante naturelle, à savoir la clarté des étoiles normalement reléguée à l’arrière-plan par l’obscurité prédominante, qui permet la vision de l’ennemi et le déclenchement des hostilités.

Radicalisation polémique

Très orientée allocutivement, cette dernière exploitation de l’oxymore vise l’attaque d’un adversaire. La figure s’appuie alors sur les systèmes de valeur, ce qu’illustre cet extrait des Châtiments de Hugo :

(11) Oh ! tant qu’on le verra trôner, ce gueux, ce prince,

Par le pape béni, monarque malandrin, […]

Je ne fléchirai pas !

Par le recours à l’oxymore, Hugo sape la légitimité du régime de Napoléon III, instauré à la suite d’un coup d’État, en créant à l’intérieur de celui-ci une contradiction qui le dévalorise. L’oxymore a ici une fonction de péjoration, injectant de l’être dépréciatif (« malandrin ») dans le paraître social positif (« monarque ») de Napoléon III et fustigeant ainsi sa duplicité axiologique.

De surcroît, cette radicalisation polémique met en relief un conflit idéologique, dans la mesure où le pôle positif de l’oxymore correspond au on-pense opportuniste des partisans de Napoléon III, tandis que son pôle dépréciatif est celui du je-pense démocrate de Hugo[22]. Par une telle manoeuvre déstabilisatrice, l’oxymore acquiert un potentiel subversif immédiat, ce en quoi il convient bien à la rhétorique du pamphlet.

4. Conclusion

Au terme de notre parcours tant théorique qu’appliqué au cas de l’oxymore, nous avons pu vérifier la dimension plurielle des figures du discours. Celles-ci sont certes des schèmes saillants et virtuellement remarquables en eux-mêmes qui sous-tendent la conduite d’une grande partie des productions verbales. Mais, en même temps, les schèmes figuraux sont inévitablement traversés par des intentions, des points de vue et des interactions qui contribuent à leur densité communicationnelle et à leur fonctionnalité. Par conséquent, contre les théories figurales « sèches » qui en restent à une approche formaliste et contre les théories figurales exclusivement énonciatives, nous prônons – dans la continuité du Groupe µ – une conception globaliste des figures, qui voit en elles des structures rhétoriques investies par les sujets communicants. Cette conception globaliste offre en effet l’avantage de préserver la singularité formelle des figures, tout en les intégrant dans le fonctionnement ordinaire du langage. Car, au fond, les figures ne sont pas du discours à part, mais des formes marquées que prend le discours dans certains contextes.