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Se basant sur le constat d’une juridicisation croissante des rapports sociaux déjà constatée depuis les années 1970 dans les domaines de l’économie et des relations de travail, mais s’étendant maintenant aux rapports entre citoyens et citoyennes et États et entre individus dans la sphère privée, l’ouvrage La juridicisation du politique, sous la direction de Jacques Commaille, Laurence Dumoulin et Cécile Robert, se veut avant tout une réflexion collective et générale sur les relations réciproques entre droit et politique dans le contexte français. Le droit en tant que processus de production de normes y est appréhendé de manière multiple. Il est à la fois enjeux, produit et ressource aux mains des acteurs sociaux dans le jeu politique. La thèse défendue par les contributeurs et contributrices de l’ouvrage est un plaidoyer en faveur d’une sociologie politique du droit tirant ses fondements des impensés disciplinaires de la recherche sur la production normative et se distinguant à la fois des sciences politiques et des sciences juridiques. Le but recherché est alors de donner une importance au droit dans les sciences sociales du politique.

La structure de l’ouvrage relève d’une démarche pluridisciplinaire regroupant sous un même couvert sociologues, historiens, anthropologues, politologues et juristes ayant pour but de fournir de nouvelles approches concernant les rapports qu’entretient le droit avec le social et le politique. Dans un premier temps, les contributeurs et contributrices interrogent les impensés disciplinaires de l’articulation du juridique et du politique. Dans un premier chapitre, Jacques Commaille expose la complexité historique des rapports entre les disciplines du droit et des sciences politiques. D’un côté, les sciences juridiques auraient attribué un caractère particulier et autonome au droit lui permettant de prétendre à la vérité sur lui-même et sur l’ensemble du monde social et politique. De l’autre côté, par leur processus d’autonomisation, les sciences politiques en seraient venues à rejeter le droit. Le projet d’une sociologie politique du droit permet de dépasser cette opposition en examinant la place du droit dans la construction du politique, comme révélateur de celui-ci. Dans le deuxième chapitre, Jacques Caillosse rappelle la place du droit dans les sciences sociales alors qu’il le considère en tant que pratique sociale mobilisant acteurs et institutions en vue d’une construction de ressources matérielles et symboliques et expose les bénéfices d’une telle conception pour les sciences du juridique et les sciences du politique. Dans le troisième chapitre, Gilles Pollet élabore une sociohistoire des actions publiques, afin de faire une synthèse du traitement différentié qu’accorde la sociohistoire à la production normative dans l’État-providence s’exprimant à la fois par une insistance sur l’influence de la société civile dans l’élaboration des instruments législatifs et par un intérêt pour les élites politiques et les processus d’institutionnalisation. Le quatrième chapitre de Louis Assier-Andrieu expose les dangers pour l’anthropologie d’une confusion entre culture et droit, le principal étant la naturalisation de celui-ci et par le fait même la négation de la spécificité du champ disciplinaire de la production normative. L’anthropologie se doit alors d’être autonome face au discours juridique afin de ne pas traiter l’humanité organisée en société comme le seul produit de lois. Il faut alors considérer les conditions politiques de la genèse de ces lois et la complexité du droit. Bastien François, dans le cinquième chapitre, étudie la genèse de l’opposition entre politologues et juristes à travers la construction de leurs disciplines. Il propose ensuite de ramener le juridique dans les sciences politiques grâce à une sociologie du droit centrée sur les professionnels du droit et leurs activités de production du droit.

Dans un deuxième temps, il est question d’exprimer l’articulation du juridique et du politique. Pour ce faire, divers auteurs exposent des démarches de recherche qu’ils et elles mettent en oeuvre. Dans le sixième chapitre, Bruno Jobert traite de la configuration de l’État contemporain et des modes de gouvernance tels qu’ils sont caractérisés par la polycentralité. Dans un tel mouvement, le recours accru au droit et à la justice est interprété comme une preuve du rejet du rôle tutélaire de l’État dans l’action publique et de l’arrivée de groupes sociaux construits sur de nouveaux enjeux. De plus, les États intégrés dans des réseaux de négociations intergouvernementales favorisent un recours au judiciaire. Par la suite, le septième chapitre de Philippe Warin étudie les destinataires de l’action publique et expose le droit comme un processus dynamique dans la stratégie des acteurs sociaux, lequel est ouvert aux exigences éthiques et argumentatives de ceux-ci. Anne Wyvekens, en abordant la politique judiciaire de la ville dans le huitième chapitre, offre une analyse des usages du droit qui démontre une instrumentalisation de celui-ci. Elle affirme que le droit devient un argument aux mains des acteurs sociaux dans leurs rapports aux nouvelles politiques judiciaires. La revalorisation du droit peut alors être interprétée comme un enjeu politique. Finalement, le neuvième chapitre d’Olivier Paye expose les transformations du droit belge de la filiation durant les trois dernières décennies et questionne les méthodologies du droit et la place spécifique de celui-ci. Il en vient alors à voir la production juridique comme un indicateur des décisions politiques et, dans un sens large, de la représentation politique.

Malgré son objectif louable, nous pensons que l’approche interactionniste soutenue tout au long de ce projet d’élaboration d’une sociologie politique du droit comporte tout de même certaines limites. En effet, penser le droit à travers ses acteurs en tant qu’enjeux, projets ou ressources est bien différent d’une conception structurale du droit exposant les effets déterminants de celui-ci sur l’agentivité. En tant qu’objet social, le droit s’impose dans une certaine mesure. La prise en compte des structures de pouvoir ayant un effet sur l’utilisation des ressources du droit pourrait s’avérer explicative des inégalités dans l’accès aux dites ressources, inégalités qui nous semblent avoir été négligées dans le présent ouvrage. À titre d’exemple, Olivier Paye reconnaît que le droit est un indicateur de processus de décisions politiques conçus comme processus d’affrontements impliquant des rapports de force. Même si Paye considère l’importance d’identifier les moyens de pression ainsi que les moyens rhétoriques des divers acteurs dans ces rapports de force et du fait même de l’inégalité dans l’accès à ces moyens, il ne semble pas considérer l’inégalité des acteurs dans l’accès au droit en tant que ressource. Bref, le projet soutenu par les auteurs semble présenter le droit comme un mode d’interaction plutôt consensuel sans prix d’entrée où chacun est ultimement en mesure d’y trouver son compte. L’élaboration d’une économie politique du droit permettant une prise en compte des inégalités des acteurs sociaux dans l’accès à la production normative et dans la détermination de celle-ci semble ici être la pièce manquante.