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Le titre de cet ouvrage rédigé par Philippe Aghion et Alexandra Roulet est un tantinet trompeur. En fait, les auteurs ne nous proposent pas, dans ce petit « livre manifeste » comportant quatre chapitres, une remise en cause radicale des fondements de l’État. À l’heure où, à leurs yeux, le modèle keynésien est dépassé (p. 8), au moment où la réponse néolibérale du « moins d’État » (p. 10) ne les satisfait pas et où encore le « blairisme » mérite selon eux d’être supplanté (p. 12), ils s’engagent dans une démonstration qui vise à « renforcer le rôle de l’État […] en le réinventant » (p. 11). La réinvention de l’État (l’État français doit-on préciser) dont ils s’appliquent à circonscrire les grands contours s’inscrit dans la mouvance d’une « social-démocratie de l’innovation ». Pour les deux auteurs, dans le contexte de la présente phase de la mondialisation et de la révolution des technologies de l’information qui l’accompagne, la présence de l’État est plus que jamais nécessaire.

1. « Investir dans les idées » – Dans ce premier chapitre, les auteurs abordent diverses perspectives d’intervention de l’État en matière d’éducation, de santé, d’immigration et de politique industrielle.

L’éducation et la santé sont des domaines que l’État ne saurait abandonner. Il en est ainsi, car « sans investissements adéquats dans l’enseignement supérieur, un pays se condamne à la médiocrité en matière de recherche et complique l’insertion des jeunes diplômés sur le marché du travail » (p. 19). Sur cette base, ils plaident en faveur d’un plus grand financement de l’État en éducation qui s’accompagnerait d’une plus grande autonomie pour les universités. S’appuyant sur les études qu’ils ont consultées, ils affirment : « Des universités à la fois bien financées, autonomes et bien gouvernées génèrent davantage de satisfaction au travail, car elles permettent un meilleur appariement employeur-employé et forment des individus plus aptes et mieux adaptés à la vie active. Enfin, de meilleures universités forment de meilleurs enseignants pour le primaire et le secondaire. » (p. 20-21) Ils suggèrent fortement, pour ces deux niveaux d’enseignement, une remise en question de la « pédagogie verticale ». Ils proposent l’adoption d’un panachage des méthodes dites « horizontales » (c’est-à-dire des apprentissages où les étudiants participent en équipe à différentes activités d’apprentissage pédagogique) et des méthodes dites « verticales » (lorsque l’enseignant fait cours et les élèves prennent des notes et travaillent seuls) (p. 25). Une approche pédagogique plus « horizontale » devrait favoriser éventuellement, selon eux, une délégation de l’autorité et des relations de travail plus coopératives (p. 26).

Pour ce qui est de la santé, Aghion et Roulet se refusent à présenter ce secteur « comme une charge, une source de dépenses pesant sur la croissance et qu’il faudrait réduire au minimum ». Pour eux, « la santé compte pour une large part dans le bien-être social et le bonheur des gens » et elle est également « créatrice de valeur et source de croissance » (p. 27). Il appartient à l’État, et non à l’individu, « de prendre en charge la majeure partie des dépenses de santé » (p. 28), et ce, pour des raisons « d’équité ». Tableau comparatif à l’appui, ils démontrent que « plus on s’approche d’un système de couverture universelle où peu de frais de santé restent à la charge des patients, plus les gens mourront au même âge, quelles que soient leurs conditions économiques et sociales » (p. 29). Mais voilà, un investissement soutenu dans la santé qui s’accompagne d’un allongement de l’espérance de vie a des conséquences, à moyen terme, sur la pyramide des âges. Aghion et Roulet nous informent ici que « la proportion des plus de 60 ans devrait ainsi passer de 21,5 % en 2007 à plus de 30 % en 2035 » (p. 33). La natalité ne suffira pas à contrer cette tendance. La forte progression proportionnelle anticipée de cette catégorie chronologique se répercutera négativement « sur l’équilibre des finances publiques ». Pour envisager une solution à ce problème, « il faut s’engager dans une politique d’immigration et d’intégration audacieuse » (p. 33).

Partant du constat que « 21 % des descendants d’immigrés sont pauvres, soit deux fois plus que les Français de parents nés français » (p. 35), les auteurs suggèrent un investissement massif « dans l’éducation des enfants et des parents » immigrés en France et ils invitent l’État à « sanctionner les comportements d’embauche discriminatoire […] et se montrer intransigeant à l’égard du travail au noir » (p. 37). Pour ce qui est de la politique industrielle, ils mentionnent que celle-ci doit être orientée vers les secteurs de « l’innovation et la croissance, de la concurrence et de l’ouverture au commerce international » (p. 44). Ainsi, la nouvelle politique industrielle doit privilégier certains secteurs aux potentialités réelles au lieu de mesures qui « visent à améliorer le business climate général, c’est-à-dire l’environnement économique dans lequel opèrent toutes les entreprises » (p. 44).

2. « Domestiquer le risque : l’État assureur » – La mondialisation et la nouvelle économie de l’innovation sont porteuses de nouveaux risques pour les salariés, les entreprises et l’environnement. Pour apporter des réponses appropriées aux nouvelles problématiques qui émergent à ces trois niveaux, les auteurs proposent diverses mesures en vue d’accroître la « mobilité » des travailleurs, stabiliser les risques qui découlent des « fluctuations macroéconomiques » et enfin stimuler l’innovation dans les secteurs susceptibles de freiner le réchauffement climatique (p. 47).

Pour contrer l’insécurité d’emploi qui se répand sur le marché du travail, les auteurs envisagent de « (d)éprécariser [sic] le travail » à travers « le système de flexicurité, qui à la fois facilite les ajustements de l’emploi et propose un revenu de remplacement élevé » (p. 49). On le sait, ce système de « flexicurité » est très à la mode au Danemark, pays où le taux de syndicalisation se situe autour de 70 % (p. 55) et où le dialogue social est fortement enraciné entre les employeurs et les syndicats. Sans nécessairement « plaider pour une syndicalisation de masse », les auteurs jugent qu’une hausse du taux de syndicalisation accompagnée d’une « association des syndicats à la vie de toutes les entreprises » (p. 56) s’impose.

Pour protéger les individus et les entreprises « contre de fortes fluctuations de l’activité économique », Aghion et Roulet recommandent l’adoption de politiques économiques « contra-cycliques », c’est-à-dire une politique qui a pour effet de stabiliser le cycle « en relançant l’économie en période de récession tout en s’engageant à appuyer sur la pédale de frein en période d’expansion » (p. 59-60). Pour eux, « l’État peut et doit intervenir pour inciter à l’« innovation verte » (p. 66). Pour ce faire, il doit « réduire la production dans les secteurs polluants » en imposant « la taxe carbone » et en adoptant « un système de subventions soutenant l’innovation verte » (p. 67-68).

3. « Réformer la fiscalité » – Dans ce troisième chapitre, les auteurs argumentent en faveur « de la mise en place d’un système « dual » de type suédois ou finlandais, avec une imposition fortement progressive sur les revenus de travail et une imposition à taux constant sur les revenus du capital, assortie d’un impôt également très progressif sur les successions et les rentes foncières pour corriger les fortes inégalités de patrimoine » (p. 91). Cette nouvelle fiscalité vise à introduire une « social-démocratie de l’innovation » qui aurait pour effet de redistribuer la richesse « tout en encourageant l’investissement innovant pour justement stimuler la croissance » (p. 93).

4. « Approfondir la démocratie » – Dans ce dernier chapitre, Aghion et Roulet esquissent diverses solutions visant à approfondir la démocratie. Pour eux, « la démocratie est aussi bonne pour la croissance » et « davantage de démocratie et de décentralisation dans la gouvernance d’un pays, d’une université ou d’une entreprise, stimule la créativité des individus et favorise l’émergence de nouveaux paradigmes » (p. 95) ; de plus, « moins de corruption encourage alors l’innovation » (p. 96). Les deux principaux leviers pour rendre effectif cet approfondissement démocratique supposent l’indépendance des médias (p. 106) et l’évaluation des politiques publiques (p. 112).

Critique

La méthode d’analyse utilisée par Aghion et Roulet repose sur le benchmarking : « c’est-à-dire qu’elle s’appuie largement sur des comparaisons internationales » (p. 14) en provenance des pays scandinaves principalement. L’État ainsi « repensé » au final n’est pas nécessairement aussi nouveau qu’ils le prétendent, puisqu’il s’inspire beaucoup de ce qui se fait dans certains pays nordiques et occidentaux. Soulignons aussi que ce livre est rédigé par deux spécialistes de science économique. Dans l’introduction de leur ouvrage, ils mentionnent : « Repenser l’État, c’est donner à la France les moyens de moderniser de façon consensuelle – et donc durable – ses institutions et son appareil productif, afin qu’elle puisse pleinement mobiliser ses atouts, prendre toute sa place dans l’économie mondialisée et garantir à tous ses citoyens une croissance forte, juste et durable. » (p. 14-15)

Les spécialistes en science politique ont tendance à se méfier, avec raison d’ailleurs, des approches supposément consensuelles concernant la configuration et la reconfiguration de l’État. La définition des compromis sociaux qui marquent l’État à une période historique est un enjeu qui divise les forces sociales qui s’affrontent dans une société. Puisqu’il en est ainsi, les compromis sociaux se font rarement suivant une démarche dite « consensuelle ». L’histoire d’ailleurs nous enseigne que l’État n’a jamais eu une configuration « stable » ou « durable ». Les grands compromis sociaux qui caractérisent l’État sont mouvants et instables. Depuis l’arrivée de Margaret Thatcher et de Ronald W. Reagan au pouvoir, les forces politiques dominantes parviennent à imposer un modèle néolibéral qui vise justement à saper la base de l’État social et du welfare state. Posons-nous aussi la question suivante : la croissance économique peut-elle réellement devenir, et rester, « forte, juste et durable » ? L’histoire ne nous enseigne-t-elle pas que l’activité économique fluctue et présente des périodes où alternent croissance et crise ? À ce sujet, mentionnons que l’analyse de Philippe Aghion et Alexandra Roulet n’est pas convaincante. L’ère de la croissance durable n’adviendrait pas grâce à leurs propositions « contra cycliques ».

Cela étant dit, dans la présente conjoncture, où plusieurs gouvernements occidentaux imposent de sévères mesures d’austérité à leur population, il existe des universitaires de renom (ce qui est le cas des deux auteurs) qui réfléchissent à diverses mesures de réformes allant dans le sens des intérêts du plus grand nombre. Cela démontre que d’autres avenues de sortie de crise méritent d’être prises en considération. Malgré le caractère parfois candide de leur démonstration, ce petit pavé mérite d’être lu, même s’il serait étonnant qu’il ait le même impact que ceux rédigés jadis par Beveridge, Keynes ou Marx et Engels.