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Comme son titre l’indique, Dialogue sur les quotas a pour objectif de réfléchir aux quotas et, de manière plus précise, au dilemme qu’ils poseraient (le conditionnel est de moi, non de l’auteur pour qui les quotas posent effectivement problème) à « la représentation des groupes dans la société démocratique » (p.  320). Ce dilemme est ainsi formulé :

D’un côté, on reconnaît l’importance du partage du pouvoir entre différents groupes, c’est-à-dire la nécessité d’avoir, à travers un système de quotas, des institutions inclusives afin d’établir la paix et la démocratie dans une société hétérogène. De l’autre, on sait qu’assurer la représentation institutionnelle des groupes par des quotas formels peut être contre-productif pour le but même que l’on vise à atteindre : la création d’une démocratie stable et durable.

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Nenad Stojanović explore ce dilemme par le truchement de dialogues mettant en scène deux protagonistes : Cosimo, la voix toute libérale opposée aux quotas, et Thérèse, qui incarne l’option inverse. Pour l’essentiel, les arguments de Cosimo et de Thérèse se déploient sous le mode d’oppositions bien campées, d’où la pertinence d’un troisième personnage, Solutio Informalis, un professeur de sciences politiques à la retraite. Son rôle consiste précisément à dépasser le cul-de-sac théorique dans lequel aboutissent Cosimo et Thérèse à la fin du cinquième dialogue quant au dilemme que poseraient les quotas en démocratie, et à façonner une proposition consensuelle. Cette dernière se lit comme suit : « les quotas devraient être formels, mais implicites et indirects. [Ils ne doivent] pas nommer les groupes censés en bénéficier » (p. 311). Cette proposition diffère en partie de la thèse annoncée par l’auteur en introduction de son ouvrage : la diversité des membres au sein des institutions politiques passe par le recours à « des pratiques informelles d’inclusion ou alors des règles formelles qui, d’une manière indirecte, implicite, flexible ou limitée dans le temps, assurent la présence adéquate des groupes au sein des institutions » (p. 43). Comme quoi les débats n’ont pas été vains !

Dialogue sur les quotas aborde un large éventail de théories et de notions, entre autres la politique de reconnaissance, la représentation politique, l’égalité (de procédure et de résultat) et les discriminations (positives et négatives), le problème de la sélection des groupes bénéficiaires des quotas, le consociationalisme, le fédéralisme et la représentation proportionnelle. De manière plus précise, ces théories et ces notions sont abordées dans neuf dialogues. Le premier présente quelques-uns des arguments à l’appui des quotas, en insistant sur les notions d’identité, de reconnaissance et de différence. Deux courants théoriques y tiennent le haut du pavé : la théorie multiculturaliste et la critique libérale égalitaire. Le deuxième dialogue s’articule autour des notions de discriminations, d’égalité des chances et de respect de la diversité culturelle. Suit un dialogue où sont scrutés les quotas sous la lorgnette des théories de la représentation, alors que le quatrième dialogue se consacre à l’épineuse question de savoir quels groupes se qualifient pour bénéficier des quotas. Le cinquième dialogue se veut un plaidoyer modéré en faveur des quotas territoriaux. À ce stade, Cosimo et Thérèse aboutissent à une impasse théorique entre, d’une part, la représentation et le partage du pouvoir parmi divers groupes et, d’autre part, la stabilité et la pérennité de la démocratie, impasse à laquelle les sixième, septième et huitième dialogues proposent des solutions. Le sixième dialogue « postule [ainsi] que le respect du principe d’égalité des chances aura comme conséquence que l’hétérogénéité culturelle de la société se reflète spontanément au sein des institutions politiques » (p. 43). Le septième mise plutôt sur des pratiques informelles d’inclusion, par exemple lorsque des élites politiques éclairées prennent en compte la diversité du tissu sociétal dans leurs nominations. Enfin, le huitième dialogue mise sur des solutions institutionnelles, comme le découpage de circonscriptions électorales afin d’assurer la représentation à des groupes défavorisés. Le neuvième et dernier dialogue se veut une conclusion critique reconnaissant les limites non seulement des dialogues, mais de l’idée même qu’une solution (a fortiori définitive) puisse exister au dilemme des quotas.

En termes de terrain empirique, Stojanović privilégie les institutions de la démocratie représentative (le Parlement, le gouvernement et, à l’occasion, l’administration publique), les groupes linguistiques (sans pour autant en ignorer complètement d’autres, comme les femmes), enfin la Suisse (quoique la Belgique et la Bosnie et Herzégovine inspirent beaucoup d’exemples).

Comme tous les livres, Dialogue sur les quotas comporte ses forces et ses faiblesses. Côté forces, la formule des dialogues m’est apparue extrêmement intéressante, car en tant qu’outil de vulgarisation elle rend accessibles à un vaste lectorat des arguments théoriques parfois indigestes. Les commentaires qui suivent chacun des dialogues permettent aussi à celles et ceux qui le désirent d’aller plus loin en explorant quelques-unes des pensées incontournables en matière de représentation et son aménagement en démocratie : les Will Kymlicka, Arend Lijphart, Jane Mansbridge, Chantal Mouffe, Anne Phillips, Charles Taylor, James Tully et Iris Marion Young.

Côté faiblesses, il me semble qu’il aurait fallu définir les quotas de manière plus claire et, surtout, expliciter les qualificatifs qui leur sont accolés – formels versus informels, directs versus indirects, implicites versus explicites. Certes, le tableau 2 donne une petite idée du sens de ces notions, mais qui ne supplée en rien à une explication étoffée. Une autre faiblesse de l’ouvrage réside dans le parti pris manifeste de l’auteur contre les quotas. S’il est malaisé de reprocher à un auteur d’avoir une opinion, la partialité ne me semble pas convenir dans le cadre de dialogues qui veulent faire le point sur une problématique – et donc mettre au jour ses multiples dimensions sans en privilégier une. L’aversion de Cosimo pour les quotas l’amène à les caricaturer de manière populiste, voire à en « démoniser » les conséquences. Cosimo soutient ainsi qu’attribuer un emploi ou une fonction à une personne en se basant sur un quota est une démarche « irrespectueuse » et « méprisante » qui « peut créer ou renforcer un sentiment d’infériorité » (p. 55). Mais n’est-ce pas tout aussi irrespectueux, méprisant et à même de générer ou d’alimenter « un sentiment d’infériorité » que d’obliger les minorités à penser et à agir selon des règles définies par et pour la majorité ? De fait, là réside un aspect malheureux de cet ouvrage, soit de ne jamais questionner la position hégémonique des dominants. Parallèlement à ce traitement clownesque des quotas se profile en filigrane un sexisme agaçant dans les échanges entre Cosimo et Thérèse : celle-ci est émotive (p. 49, 52), irréfléchie (p. 111), alors que Cosimo raisonne, calcule, déduit… (p.  153). En outre, j’ai été ébahie de lire que la France a dû attendre 2007 « pour voir un [sic !] ministre d’origine maghrébine », soit Rachida Dati… une femme. L’absence du « e » (sans doute une erreur de la maison d’édition…) est tout à fait conséquente avec la négation d’une politique de reconnaissance à laquelle participent les quotas.

Cet ouvrage se termine sur une note pathétique : les deux hommes sont victimes des quotas ! Alors que Thérèse est maintenant professeure d’université et experte mondiale des quotas pour les femmes et les minorités, Cosimo a vu lui échapper un tel poste de professeur. Selon lui, il a « été pénalisé en tant qu’homme et surtout, en tant qu’homme ayant consacré son énergie intellectuelle à combattre les quotas, y compris les quotas de femmes » (p. 309). Toutefois, la loi du genre est sauve, puisqu’on apprend que Cosimo a un salaire trois fois supérieur à celui de Thérèse (p. 309). Quant à Solutio, il est tué lors d’une manifestation en faveur des quotas… Ce dénouement dramatique est curieux, puisque Dialogue se focalise sur les quotas linguistiques et non les quotas électoraux pour les femmes. En cela, cette digression me semble révélatrice : les hommes n’ont rien à gagner des quotas, voire ils ont tout à y perdre… Dialogue sur les quotas de Nenad Stojanović est un plaidoyer conservateur et engagé en faveur de la loi du plus fort.