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Les recherches relatives aux media driven politics se sont considérablement développées au cours des quinze dernières années (Hjavard, 2008 ; Krotz, 2009 ; Hepp, 2013). Elles montrent comment les grands médias imposent progressivement leurs contraintes – non sans résistances – dans différents champs et, en particulier, dans le champ politique. Malgré certaines tendances à substantialiser l’activité journalistique (Frisque, 2002), à homogénéiser le monde médiatique (Couldry, 2008) et à surestimer le pouvoir des médias (Le Grignou, 2003), ces travaux éclairent les processus par lesquels le développement des médias de masse a entraîné une reconfiguration des activités, des métiers et des stratégies politiques.

Une partie de ces recherches, principalement anglo-saxonnes (Gamson et Wolsfeld, 1993 ; McCarthy et al., 1996), s’intéresse aux effets de la médiatisation sur l’espace des mouvements sociaux. Lilian Mathieu (2012) a montré que, dans le cas de la France, cet espace jouit d’une relative autonomie à l’égard du champ politique. L’univers de pratiques et de sens dans lequel évoluent les acteurs des mouvements sociaux est régi par ses propres règles. Par conséquent, ce qui vaut pour les partis et les dirigeants politiques ne s’applique pas nécessairement aux militants non partisans.

Pour sa part, la sociologie des mouvements sociaux s’est intéressée de longue date aux interactions avec le champ médiatique. Ces recherches analysent l’influence des médias sur les protestations collectives, soit pour souligner à quel point les médias déterminent les modalités d’action des militants (Champagne, 1984), soit, au contraire, pour illustrer l’indépendance et la marge de manoeuvre dont jouissent ces derniers (Rubin, 1971 ; Oberschall, 1993 ; Cardon et Granjon, 2005). Mais, dans la majorité des cas, ces recherches se concentrent sur les répertoires d’actions collectives (Tilly, 1995 : 26) et laissent dans l’ombre les relations entre la médiatisation d’une organisation de mouvement social (McCarthy et Zald, 1977 : 1215) et sa structuration interne. Dans la perspective adoptée ici, la médiatisation d’un mouvement ou d’une cause ne résulte pas tant de la volonté politique explicite des journalistes ou de leurs employeurs, ni tout à fait des logiques de fonctionnement des grandes structures économiques (groupes de presse, médias dominants), mais d’un processus plus complexe, moins intentionnel et moins figé, constitué par l’ensemble des interactions à l’oeuvre dans le travail médiatique (Neveu, 2011 : 110). Ainsi définie, la médiatisation se manifeste avant tout dans les activités quotidiennes des professionnels du journalisme, ainsi que dans les relations qu’ils entretiennent entre eux et avec d’autres acteurs. De même que la médiatisation est abordée comme le fruit d’un travail rémunéré, organisé et régulé, le militantisme sera abordé en tant que travail, certes pas toujours rémunéré, mais dont les tâches et les interactions se meuvent dans un réseau de normes et d’obligations (Nicourd, 2009 : 13). La démarche ethnographique est particulièrement adaptée à ces conceptions du militantisme et de la médiatisation, puisqu’elle permet d’observer ces activités et ces interactions en train de se faire.

À l’exception du travail inaugural que Todd Gitlin a consacré à l’organisation étudiante radicale Students for a Democratic Society (1980), la sociologie des médias et la sociologie des mouvements sociaux passent généralement sous silence le fait que la médiatisation interagit avec la division du travail militant et avec les relations nouées entre les membres d’une même organisation. Afin de remédier à cette lacune, cet article se base sur une enquête ethnographique au sein d’un des principaux « collectifs[1] » français de désobéissance civile, Les Refuseurs[2].

En l’occurrence, je montrerai que l’omniprésence des journalistes renforce la hiérarchisation de l’organisation en consolidant la domination d’un leader sur le reste du groupe et en alimentant la césure entre salariés et bénévoles. En outre, la médiatisation de l’organisation participe à sa personnalisation. En raison du capital culturel et des propriétés sociales qu’il partage avec les journalistes qui couvrent les actions, le dirigeant des Refuseurs est au centre de toute l’attention médiatique. De cette promotion informelle au statut de porte-parole permanent découle un ensemble de rétributions symboliques et matérielles.

Présentation du terrain d’enquête et omniprésence journalistique

L’organisation Les Refuseurs regroupe une cinquantaine d’activistes réguliers, dont un « noyau dur » de vingt membres qui militent en moyenne dix heures par semaine et huit salariés à mi-temps. Chaque année, ces militants organisent une dizaine de stages de formation à la désobéissance civile, d’une durée moyenne de deux jours, partout en France. Le collectif dispose de deux sites Internet et a publié quinze ouvrages consacrés à l’histoire et aux techniques de l’action directe non violente. Pour compenser la relative faiblesse de son effectif militant, le collectif mise sur la production d’actions spectaculaires à même de capter l’attention médiatique : bloquer un convoi ferroviaire transportant du combustible nucléaire, envahir l’arène d’une corrida ou le terrain d’un match de football professionnel, occuper une ambassade ou le siège social d’une entreprise multinationale, « barbouiller » les panneaux publicitaires du métro, etc. Cette stratégie porte ses fruits puisque les quarante actions menées chaque année font presque toutes l’objet de reportages dans les grands médias audiovisuels (en 2013, le collectif est apparu sur TF1, France 2, Canal +, M6 et Arte, ainsi que sur France Inter et France Info) et dans la presse nationale (des articles lui ont été consacrés dans Le Figaro, Le Monde et Libération).

La logique de politique-spectacle (Tolson, 2001 ; Marques, 2013) constitue une des clés du succès de ce collectif. Cette logique se manifeste à deux niveaux : les causes inscrites à l’agenda militant et le répertoire d’actions. Concernant le premier niveau, Les Refuseurs prennent soin d’adapter leurs actions aux causes les plus liées à l’actualité nationale et internationale. Dans les semaines qui ont suivi l’accident nucléaire de Fukushima, les militants ont ainsi consacré la plupart de leurs actions à dénoncer les dangers du nucléaire. Plus encore qu’au niveau de l’agenda, le souci de spectacularisation est perceptible dans le répertoire d’actions mobilisées. Leurs actions de désobéissance civile ont souvent lieu le matin en semaine. Ce créneau complique la venue des militants, car beaucoup sont alors au travail. Il correspond en revanche à l’emploi du temps des journalistes, qui sont généralement occupés l’après-midi et qui sont en congé les fins de semaine. La cible choisie doit accueillir sans obstacle les caméras et procurer un bon rendu visuel. L’action doit être courte, spectaculaire et festive afin de correspondre au format télévisuel. Son déroulement est théâtralisé. L’entrée dans le bâtiment à occuper (lorsqu’il s’agit par exemple de bloquer le hall de la Fédération française de basketball) a lieu après que les journalistes ont disposé leur caméra et donné leur feu vert. Pendant l’action, les militants veillent à ce que le placement et le déplacement du groupe (s’arrêter devant le logo de l’institution, se positionner en cercle, etc.) correspondent aux attentes du journaliste. À intervalles réguliers, ils demandent à ce dernier : « Ça va pour les images ? » « Tu veux qu’on s’arrête pour faire un plan large ? » « Tu veux qu’on passe sous ce tableau ? » Certaines séquences sont mises en scène par le journaliste lui-même, qui place les militants dans l’espace et leur indique l’attitude à adopter : « Accroupissez-vous devant la porte d’entrée. » « Déployez la banderole à cette fenêtre-ci. » Cette « hypertrophie des stratégies de présentation de soi » (Champagne, 1984 : 24) conduit même parfois les militants à rejouer une scène lorsque le caméraman juge que la première prise n’est pas réussie. Du début à la fin, l’action est modelée pour correspondre au format journalistique.

Mon enquête a été effectuée à découvert et mon entrée sur le terrain s’est faite sur un motif ouvertement scientifique. Lors de ma prise de contact (par courrier électronique) avec le collectif puis de ma première rencontre physique (dans un café) avec le leader fondateur du collectif et deux de ses camarades, je me suis présenté comme « doctorant en sociologie désireux d’observer concrètement la mise en pratique de la désobéissance civile ». Ma requête (« observer le fonctionnement de votre collectif tout en participant pleinement à vos activités ») a été immédiatement acceptée, et il a été convenu que je resterais le temps nécessaire. J’ai quotidiennement milité avec Les Refuseurs durant un an et demi, en prenant part à leurs activités au même titre que les autres membres. Au cours des trois premiers mois, j’ai focalisé mon attention sur les relations entre Les Refuseurs d’un côté et leurs adversaires (dirigeants politiques et économiques, forces de l’ordre) de l’autre. Progressivement mon regard s’est déplacé vers les relations entretenues entre les membres du collectif et les journalistes qui couvraient leurs actions.

Mon observation participante de 18 mois (octobre 2012 à mars 2014) a été complétée par une série d’entretiens individuels semi-directifs avec dix membres du noyau dur. D’une durée moyenne de deux heures, ils ont été réalisés durant les quatre derniers mois de l’enquête et, pour la plupart, au domicile des enquêtés. Ce fut l’occasion de discuter de manière plus ciblée de leurs pratiques et de leurs idées. J’en ai notamment profité pour confronter mes observations de terrain à la perception que les militants avaient de leur organisation. Pour compléter les données, j’ai mené quatre entretiens semi-directifs avec des journalistes – deux travaillant pour des quotidiens nationaux et les deux autres pour des chaînes télévisuelles.

L’histoire de la désobéissance civile est indissociable de celle des médias de masse. Bien que cet aspect de leur personnalité soit resté peu étudié, Gandhi et Martin Luther King ont tous deux été de grands communicants maniant avec virtuosité les règles et les logiques du champ médiatique (Branch, 1988 ; Markovits, 2000 : 221-224). Le succès du mouvement des droits civiques, soulignent Charles Tilly et Sidney Tarrow (2008 : 45), est étroitement liée à la télévision et aux images de policiers frappant des militants pacifistes qui ont été diffusées à l’époque. Les actions de désobéissance civile reposent sur la croyance que leur succès dépend de leur écho médiatique (Martin et Varney, 2003). C’est par l’intermédiaire des grands médias que ces mouvements entendent sensibiliser l’opinion publique à leur cause (Molotch, 1979 ; Juhem, 1999). « Médiatisez au maximum par vos propres moyens et par la presse dominante », « prévenez toujours les journalistes de confiance qui vous protégeront et relaieront l’action », « la presse est […] indispensable au bon déroulement de l’opération », les batailles politiques sont des « batailles d’image » et des « batailles de communication », écrivent Les Refuseurs dans leurs ouvrages[3]. Comme la plupart des organisations écologistes pratiquant la désobéissance civile, les membres des Refuseurs cherchent ardemment à publiciser leur cause car ils sont convaincus que si l’opinion publique prend connaissance d’une injustice, celle-ci ne pourra perdurer (Ollitrault, 1999).

De fait, au regard de ses faibles effectifs militants, la surface médiatique de cette organisation est considérable. L’intérêt des médias pour une organisation d’une taille aussi réduite dément l’idée que la ressource du « nombre » serait un atout majeur aux mains des mouvements sociaux (De Nardo, 1985 ; Champagne, 2004). Si ce constat est valable pour les manifestations (Fillieule et Péchu, 1993 : 184-185), il ne l’est pas pour des actions spectaculaires et non routinisées comme celles de désobéissance civile (Rochon, 1988). La facilité des Refuseurs à attirer l’attention des médias est liée à la composition du groupe et, plus particulièrement, au fort capital culturel de ses membres et au capital social de son leader. Le cercle des huit salariés est fortement masculin puisqu’il ne comporte que deux femmes, alors que le noyau dur – les vingt militants les plus impliqués – est paritaire en termes de sexe. Les membres du noyau déclarent très majoritairement être athées mais de culture catholique, voter pour des partis situés à gauche du Parti socialiste, mais n’être membres d’aucun parti ni d’aucun syndicat et de ne l’avoir jamais été. Pour seize d’entre eux, l’engagement au sein des Refuseurs constitue le premier pas de leur carrière militante. Cinq adjectifs reviennent régulièrement lorsque je leur demande de définir leur engagement : altermondialiste, anticapitaliste, révolutionnaire, écologiste, non violent. Ils sont pour la plupart étudiants ou jeunes diplômés, âgés de 20 à 30 ans. Les étudiants exercent tous un travail (généralement à mi-temps) parallèlement à leurs études. Les jeunes actifs sont en situation économique précaire (chômage, intérim, stage) et ne possèdent comme capital économique qu’un petit compte en banque. Tous disposent en revanche d’un haut capital culturel objectivé par un diplôme universitaire (acquis ou en cours d’acquisition) en sciences sociales – exception faite d’un ingénieur. Un tiers d’entre eux ont intégré, ou tenté de le faire, un institut d’études politiques. Généralement en couple mais sans enfants, ils sont locataires d’un studio en centre-ville ou en proche banlieue – le collectif et ses membres sont basés dans une métropole française, où la majeure partie de leurs activités ont lieu. Leurs parents ne sont pas engagés ni politiquement ni syndicalement, mais votent à gauche et exercent une profession au sein de l’éducation nationale, du secteur de la santé ou de la culture (professeur des écoles, bibliothécaire, infirmière, ostéopathe, psychologue pour enfants, professeur d’escalade, etc.).

Privilégiés sur le plan culturel mais menacés par le déclin économique, ces militants ont un profil qui confirme le diagnostic dressé par Mathieu à propos de ce type de collectif, à savoir qu’ils recrutent

en majorité au sein des couches à haut niveau de capital culturel et de compétence politique, prédisposant à l’exercice de formes variées de participation (protestation, vote, engagement associatif, syndical et partisan, ne s’excluent pas mutuellement, mais tendent au contraire à se cumuler), et qu’ils parviennent difficilement à intéresser et à intégrer les membres des couches les plus modestes, même lorsqu’ils s’en font les défenseurs.

2012 : 110

Leur profil sociologique (jeune, étudiant ou salarié à temps partiel, sans enfants) leur assure une disponibilité biographique à l’engagement puisque, comme l’a montré Doug McAdam (1986), les individus sont d’autant plus enclins à s’investir dans une activité militante qu’ils n’ont aucune responsabilité familiale ou professionnelle.

La capacité à capter l’attention des journalistes est renforcée par le capital médiatique et militant du leader du collectif. Thierry Fournier, fondateur et porte-parole des Refuseurs, est diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, où sont formés la plupart des élites politiques françaises. Il milite de façon intensive et ininterrompue depuis le milieu des années 1990, il a été membre de plus d’une dizaine d’organisations et a collaboré avec la plupart des partis, des syndicats et des associations progressistes et écologistes. Il a été à plusieurs reprises interviewé par les principaux journaux et chaînes télévisuelles français. Grâce à ses réseaux et à son savoir-faire, Thierry a constitué un carnet d’adresses conséquent, qui garantit la présence régulière de journalistes aux actions. Ces dernières sont conçues sur un mode festif et « coup de poing », qui vise à répondre aux attentes des journalistes (actions produites rapidement afin de répondre à l’urgence du travail journalistique et actions spectaculaires afin de satisfaire l’impératif d’audimat). Les militants sont systématiquement déguisés et ils mettent en oeuvre un répertoire d’actions illégales, théâtralisées et captivantes.

À première vue, la présence des médias rend donc service aux Refuseurs, puisqu’elle permet de populariser leur cause de façon inégalable. Mais les interactions entre journalistes et militants sont plus complexes qu’il n’y paraît. Pour rendre compte de cette complexité, Érik Neveu a proposé le concept d’« associés-rivaux » (1999 : 39) en soulignant que les intérêts des uns et des autres ne manquent pas d’entrer en contradiction. Dans le cas des Refuseurs, cette contradiction se manifeste à propos du type de structuration interne de l’organisation. Alors que les militants professent un idéal résolument égalitaire, en faisant l’éloge de la « démocratie directe » et du « réseau », le travail des journalistes est facilité par l’existence d’un leader. De manière circulaire, la présence médiatique favorise l’ascension de ce dernier.

La médiatisation, vecteur de hiérarchisation

Une précision préalable s’impose : les asymétries de pouvoir entre les membres des Refuseurs ne procèdent pas d’une hypothétique loi d’airain de l’oligarchie (Michels, 1971), mais sont le résultat – provisoire et instable – de facteurs multiples, tels que l’inégale répartition du capital militant et de l’ancienneté, la prégnance des rapports de domination de genre et d’âge, la professionnalisation du militantisme – les salariés sont subordonnés à leur employeur, Thierry – et, enfin, la médiatisation des actions de désobéissance civile menées par le collectif. Ces différents facteurs interagissent et il n’y aurait aucun sens à vouloir les démêler. Par conséquent, si l’analyse fournie ici entend montrer comment la médiatisation contribue à hiérarchiser l’espace militant, cela ne signifie pas que le poids des médias soit le seul vecteur de hiérarchisation, ni qu’il soit le plus déterminant.

Cette précision faite, mon étude se contente de montrer comment la médiatisation de l’organisation contribue à sa hiérarchisation. En focalisant leur attention sur un militant, les journalistes l’élèvent au-dessus du reste du groupe. En outre, la médiatisation favorise le processus de professionnalisation du militantisme et donc une césure entre salariés et bénévoles.

Les contraintes médiatiques modèlent fortement le répertoire d’actions contestataires. Mais ces contraintes pèsent aussi sur la structuration interne des organisations. Les relations entre militants sont affectées par la propension à médiatiser leurs actions. En particulier, la présence des journalistes contribue à « certifier » et à « vedettariser » les leaders du mouvement (Gitlin, 1980). Ce point est particulièrement saillant dans le cas des Refuseurs, où la médiatisation promeut un leader ayant vocation à incarner l’organisation. « Les Refuseurs, c’est Thierry Fournier », répètent régulièrement les sympathisants du collectif.

En entretien, un militant de 22 ans, étudiant à l’École des beaux-arts, fait remarquer que « le problème le plus profond c’est que les médias ne contactent que Thierry. Limite ils ne veulent pas avoir quelqu’un d’autre ». Je lui demande si la logique est de faire émerger un bon orateur et il me répond : « C’est exactement ça. Du coup je pense même que Thierry ne peut rien y faire, à part se retirer complètement, comme l’a fait Besancenot au NPA[4]. » Les journalistes se focalisent en effet sur la personne du leader. Un journaliste du Monde raconte ainsi, en entretien :

Quand j’ai commencé par faire des recherches sur Internet à propos des Refuseurs, je me suis rendu compte que Thierry Fournier était déjà très médiatique, qu’il y avait pas mal de portraits par-ci, par-là, qu’il était connu. Donc je connaissais un peu le personnage à travers la presse […] Du coup ça me confirme que y’a un intérêt public pour ce bonhomme, pour Les Refuseurs, ça c’est bon signe, ça valide le fait que le sujet tient.

Benoît, 27 ans, diplômé de l’École supérieure de journalisme de Paris, proche du Réseau éducation sans frontières

À l’instar de la « circulation circulaire de l’information » (Bourdieu, 1996 : 22), la notoriété médiatique d’un individu s’accroît de manière exponentielle : un militant déjà sollicité par certains journalistes est d’emblée jugé digne d’intérêt par le reste de la profession.

De manière encore plus explicite, le réalisateur d’un documentaire de 52 minutes sur la désobéissance civile diffusé sur La chaîne parlementaire raconte : 

J’avais déjà vu Fournier sur des plateaux de Thierry Ardisson [animateur d’émission] ou d’autres gens. C’est un peu la superstar de la désobéissance civile en France […] C’est celui qui est le plus présent médiatiquement, c’est celui qui est le plus rodé au niveau du discours. C’est clair, c’est concis, donc c’est du bon pain pour nous journalistes. C’est-à-dire qu’en termes de montage, le mec sait ce qu’il dit, il le pense, c’est carré. Voilà, donc c’est comme ça que j’en suis arrivé à avoir Thierry au téléphone.

Hugo, 42 ans, réalisateur, ancien sympathisant de la Fédération anarchiste

Toujours au cours de notre entretien, quelques minutes plus tard, le réalisateur précise sa pensée : « Le problème des Refuseurs c’est que le chef a un discours qui est clair, net et carré, mais par exemple aux actions contre le fameux Round Up [pesticide Monsanto[5]], le discours de la plupart des gens qui participent à ce genre de manifestation est clairement limité. Politiquement je ne veux pas dire que c’est des demeurés, mais ça n’en est pas loin. Je pèse mes mots et j’assume. » Je lui demande ce qu’il entend par des « demeurés politiquement » et il répond en mimant, sur un ton sarcastique, les discussions qu’il a eues avec les militants :

Pourquoi vous êtes là ? « Ah bah ! parce que c’est dégueulasse, Monsanto détruit la planète. » Ouais d’accord, et l’eau ça mouille ! Et pourquoi le round up et pas autre chose ? Et pourquoi occuper ce magasin et pas un autre ? Et pourquoi vous êtes ici avec lui [Thierry] ? Et pourquoi est-ce qu’on ne peut pas le faire à titre individuel ? Et caetera. Et là tout à coup tu te rends compte que, quand tu souffles dessus, c’est du vent. Y’a pas grand chose […] C’était flou, ça tenait pas. Leurs réponses, ça tenait pas debout. Au bout d’un moment, quand tu pousses et que tu cherches des arguments, tu te rends compte qu’à la fin les seuls arguments sont de l’ordre presque émotif, y’a pas de pensée construite.

Ce type de discours, conclut-il, est trop inconsistant pour être diffusé à l’écran.

Benoît, journaliste du Monde, affirme à propos de Thierry : « Il manoeuvre bien, il est jovial, souriant sans être étouffant, il fait pas chier pendant ton reportage mais il s’assure que ça se passe bien. Je n’ai rencontré que lui des Refuseurs, mais effectivement il est un ‘bon client’ comme on dit. » Son attitude attentionnée, sympathique, aimable et cultivée est soulignée dans l’ensemble des portraits qui lui ont été consacrés par la presse écrite. Elle témoigne d’une proximité personnelle entre Thierry et les journalistes qui le suivent. Dans une brochure de quarante pages qu’il a rédigée à l’intention des nouvelles recrues militantes, Thierry conseille d’ailleurs d’entretenir « une relation proche et amicale » avec les journalistes. Cette amitié dépasse la seule convergence d’opinions politiques. Elle relève d’une affinité sociale. Thierry tutoie les journalistes, les appelle par leur prénom et les invite à dîner. Ils partagent le même langage, les mêmes diplômes, les mêmes attitudes et les mêmes références culturelles.

La proximité entre ses dispositions sociales et celles des journalistes le rend plus désirable que les autres membres de l’organisation. Les chances d’accéder au champ médiatique sont inégalement réparties. Comme le souligne Patrick Champagne, « il n’existe pas un espace qui serait ouvert à tous ceux qui le veulent, mais des agents qui décident, en fonction des lois propres de fonctionnement du champ journalistique, ce qui mérite ou non d’être porté à la connaissance de publics » (2004 : 243). Ce qui mérite d’entrer dans ce champ désigne des thématiques d’actualité, des mouvements sociaux (Tuchman, 1978 ; Gans, 1979), mais aussi des individus. Ainsi, force est de constater que, de facto, certaines catégories de la population y entrent moins facilement que d’autres. De ce fait, la médiatisation de l’organisation se focalise sur un de ses membres, le mieux doté en capitaux. Comme le note Mathieu,

« [P]asser à la télé », être régulièrement contacté par la presse, voir son nom cité par les journaux… sont des formes de valorisation personnelle et représentent des gratifications recherchées et enviées. On comprend que leur inaccessibilité suscite l’amertume des militants les moins pourvus en capacité de parole adaptée aux médias, d’autant plus portés à dénoncer la « starisation » de ceux dont l’aisance fait les préférés des médias.

2012 : 178

Cette notoriété s’accompagne d’une relative invisibilisation des tâches accomplies par d’autres militants. L’un d’entre eux, présent dans le groupe depuis un an et demi, le remarque au cours de notre entretien :

Thierry je le considère comme le porte-parole parce que c’est le seul qui publiquement prend la parole vraiment souvent. Y’a Riton qui fait un gros travail dans l’ombre, tu sais il gère le site, il prévient les médias quand il y a des actions […] Disons que Thierry et Riton, c’est comme un iceberg, à mon avis. Tu vois Thierry il a la face visible, un peu chiante parce qu’à cause de ça il y en a plein qui ne l’aiment pas. Mais derrière il y a vraiment d’autres personnes qui bossent.

En 2010, la notoriété du leader a provoqué le départ d’un groupe d’une dizaine de militants, excédés par cette « personnalisation à outrance », selon l’expression employée par une des membres démissionnaires lors d’une discussion informelle (Marion, 30 ans, professeure de mathématiques, membre des Refuseurs entre 2008 et 2010). Au cours de mon immersion, plusieurs militants émettent des critiques récurrentes à l’égard de l’importance – jugée excessive – que leur collectif accorde aux médias. Par exemple, lors de la rédaction d’un tract, une première proposition contient la phrase suivante : « Les Refuseurs proposent des stages de formation pour apprendre à gérer au mieux les médias. » Un militant adresse par courriel au reste du noyau dur une demande de retrait de ce passage, et se justifie en ces termes : « On sent l’influence de Thierry, qui propose des actions à la méthode Greenpeace, donc des actions forcément médiatiques. Ceci pourrait aussi bien ne pas être systématiquement le cas, non ? »

Au-delà de l’épineuse question du leader, la médiatisation de l’organisation est un vecteur de professionnalisation du militantisme[6]. La présence des caméras exige que l’organisation fasse preuve de professionnalisme. La « posture ‘amateur’ n’est plus suffisante », remarque Sylvie Ollitrault à propos de Greenpeace (1999 : 177). Pour préparer la logistique des actions, garantir leur réussite, rédiger les communiqués de presse et assurer la sécurité de chacun, le leader décide, à partir de janvier 2013, de salarier la moitié des vingt membres du noyau dur, qui travaillent en moyenne une dizaine d’heures par semaine pour Les Refuseurs. Les recettes permettant cette salarisation proviennent des frais d’inscription aux stages de formation à l’action non violente organisés par Les Refuseurs, ainsi que des produits (livres, tee-shirts, DVD) qu’ils commercialisent sur leur site Internet. La rémunération des salariés a vocation à ralentir le rythme des départs, nombreux l’année précédente. Thierry considère que rémunérer les militants permet de freiner leur désengagement (Fillieule, 2005), qui fragilise les « ressources humaines » de l’organisation[7]. Mais l’état de la trésorerie ne permet pas de salarier tout le monde. Selon des critères non expliqués devant le reste du groupe, Thierry décide donc de salarier huit militants. Le recours au salariat coïncide avec l’apparition d’une césure entre membres salariés et membres bénévoles. Les premiers sont sollicités par leur employeur pour participer à certaines tâches décisionnelles tandis que les seconds restent cantonnés aux fonctions subalternes. En outre, le salaire permet à ceux qui en bénéficient de consacrer davantage de temps à l’organisation. Ce faisant, ils acquièrent un surplus d’informations, de légitimité et d’autorité. En juillet 2013, six mois après l’introduction du salariat, l’homogénéité du noyau dur est rompue. Les militants sont désormais scindés en deux groupes. Les salariés ont leur voix au chapitre concernant le choix des actions, des revendications et des slogans. En revanche, l’avis des bénévoles est rarement pris en compte. Ils sont relégués à des tâches logistiques, comme la confection des pancartes, le transport du matériel ou le rangement du local.

Personnalisation du militantisme et rétributions individuelles du leader

La médiatisation du militantisme favorise aussi fortement sa personnalisation. La pénétration des logiques médiatiques dans l’espace militant confère plus de visibilité, de temps de parole et donc de pouvoir au porte-parole qu’aux autres militants. C’est pour cette raison que certains militants se méfient de la médiatisation de leur mouvement. Hugo, le réalisateur du documentaire diffusé sur La chaîne parlementaire, a interviewé les membres de la Brigade activiste des clowns (BAC) – un autre collectif de désobéissance civile qui collabore fréquemment avec Les Refuseurs – et les occupants de la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes – qui s’opposent au projet d’aéroport du Grand Ouest. Dans les deux cas, il s’est trouvé devant un même refus. Sur un ton énervé, il me raconte ces épisodes en ces termes :

Avec les Clowns activistes c’était une galère, j’ai perdu deux jours ! Ils m’ont tenu le même discours que ceux de la ZAD : « On ne peut pas te parler d’une seule et même voix parce qu’on fait partie d’un collectif, donc il faut qu’on parle tous, et alors dans ce cas on peut éventuellement accepter de répondre. » Ils m’ont dit : « Bon alors on va réfléchir, on a eu une assemblée générale, on va en discuter, tout le monde n’est pas là, je ne peux pas me permettre de parler au nom du groupe tout entier. » […] C’est flippant ! Ça fait presque penser à un côté sectaire, parce que les individus sont dans le déni de leur personnalité.

Hugo, qui pourtant se définit politiquement comme « anarchiste », ne comprend pas la réticence de ces militants à faire émerger une figure. Sa sensibilité libertaire s’efface ici devant les exigences de son métier de journaliste. Par conséquent, il éludera entièrement la BAC de son documentaire et il se promet de ne jamais retourner sur la ZAD. En revanche, une organisation pyramidale lui convient davantage et, par sa présence, le réalisateur encourage ce type de fonctionnement. C’est précisément ce qui advient avec Les Refuseurs. L’existence d’un « chef » (c’est le terme que Hugo emploie pour désigner Thierry) compétent et identifié facilite son travail : pour filmer l’action, il lui suffit d’obtenir l’autorisation du leader, et pour obtenir de bonnes images, il sait d’emblée qu’il peut compter sur Thierry.

En privilégiant la figure de Thierry, les médias l’amènent à incarner l’organisation. Son nom et celui de « son » collectif – « c’est aussi mon bébé quelque part, ça, on ne peut pas le nier », dit-il en entretien – deviennent peu à peu synonymes. Les autres militants sont relégués à l’anonymat et y sont maintenus. Le leader participe à ce processus de personnalisation en se réservant le monopole de la visibilité. Lors de chaque action de désobéissance, il s’attribue d’emblée le rôle de porte-parole, tandis que les autres tâches sont réparties à la suite de discussions collectives. Lorsque, exceptionnellement, d’autres militants sont interviewés, Thierry leur fait remarquer ce qui ne va pas : tics de langage, erreurs d’argumentation, attitudes maladroites, etc. Ces remarques sont ambiguës : elles sont à la fois des conseils pour faire progresser et des critiques participant à un processus d’infériorisation.

Thierry assume son « hyper médiatisation » (terme qu’il emploie durant notre entretien). Les journalistes « sont pressés », écrit-il dans une brochure publique, et ils ont « besoin de personnages ‘vendeurs’, des ‘bons clients’ dans le langage de la profession, c’est-à-dire de personnalités célèbres […] ou sympathiques, auxquels le spectateur/lecteur/auditeur va pouvoir s’identifier. Et qui parlent clairement ». Il ajoute que la fonction de porte-parole doit être remplie par les plus compétents politiquement et par les plus habiles face aux caméras ; ce qui, de facto, signifie qu’elle doit lui revenir. « Pour toutes les questions un peu plus précises, écrit-il, les militants renvoient le journaliste vers le ou les porte-parole, les plus calés sur le sujet. »

La médiatisation du leader lui confère plusieurs privilèges symboliques et pécuniaires (Gaxie, 1977 : 126-139), qui accentuent la hiérarchisation interne de l’organisation. Sur le plan des rétributions symboliques, cette position apporte une reconnaissance sociale à celui qui l’occupe. Le principal intéressé est d’ailleurs conscient de ces effets. Au cours d’un entretien pour une revue militante, l’intervieweur lui demande : « Qu’est-ce que tu espérais à travers ce portrait dans Le Figaro ? » et Thierry de répondre :

Pourquoi le nier : ça m’a fait plaisir de me voir dans ce journal, et que l’on s’intéresse à ce que je fais. Mais au-delà de mon petit ego, il y a aussi une stratégie politique précise : au début, quand tu parais dans les médias, c’est pour des sujets très courts. Puis, au fur et à mesure de la médiatisation, on te donne plus de place. Mon objectif est d’avoir autant de place que nos adversaires lors d’un débat, et de pouvoir tenir le discours le plus radical possible. D’occuper l’espace, quoi !

Afin que son organisation grimpe dans l’agenda des autorités politiques (McCombs et Shaw, 1972 ; Garraud, 2010), le leader promeut donc une médiatisation dont il récolte la plupart des bénéfices.

Au-delà des bénéfices symboliques, les rétributions liées au champ médiatique peuvent être de nature économique. En entretien, Thierry raconte ainsi : « Alors au moment de la médiatisation il y a eu neuf éditeurs qui sont venus me voir, parce que quand tu passes à la télé tu deviens ‘banquable’. Le premier il a décroché Manuel du parfait désobéissant civil, et je m’en mords encore les doigts, parce que c’est les Éditions du Sud, donc voilà : un seul salarié pour quarante bouquins. » Thierry leur reproche d’avoir mal assuré la promotion et la vente de son livre :

Ils auraient pu me prévenir avant. Mais en tout cas je les ai quittés au profit des éditions du Révolté, qui était le deuxième éditeur à être venu me voir. Donc ils venaient voir pour un petit manuel, et ils étaient vénères que ça leur soit passé devant […] Donc voilà, la médiatisation a déclenché tous les feux verts. Et avec le Révolté on a donc discuté d’un projet qu’on a élaboré ensemble. Moi j’avais l’idée de faire une collection de petits livres, pas chers.

C’est ainsi qu’est née la collection « Refusons », qui comporte actuellement quinze titres. Thierry renchérit : « Puis après il y a eu plein d’autres éditeurs. Y’a eu La Découverte, Hachette, et je n’avais plus de dispo. »

Grâce à son Manuel (réédité chez le Révolté après avoir été épuisé chez les Éditions du Sud) et à son poste de directeur de collection, Thierry reçoit environ 4000 euros par an. Cette somme, qui lui revient à usage personnel, rémunère son travail personnel. Mais il est intéressant de noter qu’au départ l’opportunité éditoriale est attribuable à la médiatisation du collectif. Cette médiatisation se focalisant sur son porte-parole, c’est lui qui est personnellement démarché par les maisons d’édition. Dans un premier temps, un capital militant collectif (objectivé dans les actions menées par le groupe et les effets produits par ces actions) se transforme ainsi en capital médiatique mi-individuel (« Thierry Fournier » passe à la télévision et « se fait un nom ») mi-collectif (il intervient médiatiquement « au nom des Refuseurs », qui gagnent en visibilité à travers la figure de leur porte-parole). Dans un second temps, ce capital médiatique mi-individuel mi-collectif devient un capital économique strictement individuel puisque, après son passage télévisé, Thierry est sollicité par plusieurs éditeurs, qui lui permettent de devenir auteur (du Manuel) et directeur de collection (chez Le Révolté), et de recevoir des revenus attachés à ces fonctions. Cette rémunération correspond à son travail personnel (rédiger des textes, sélectionner des projets d’ouvrage, les relire et les corriger, etc.), mais elle n’est possible que grâce au capital militant collectif de départ, par la suite accaparé personnellement et converti en capital médiatique puis en capital économique.

En tant que porte-parole des Refuseurs, Thierry est aussi régulièrement invité à l’étranger (Italie, Allemagne, Afrique du Sud, etc.), où il donne des conférences, parfois rémunérées. Ainsi, pour le leader, les rétributions symboliques (notoriété, sollicitations diverses) et matérielles (revenus, voyages) générées par la médiatisation de son organisation sont nombreuses.

L’étroite corrélation entre médiatisation et personnalisation a été mise en évidence à propos du champ politique (Davis et Seymour, 2014). « La théâtralisation accompagne ainsi logiquement la personnalisation. La politique s’apparente toujours plus à un spectacle au sens où elle se réduit à un jeu d’acteurs. » (Darras, 2008 : 158) Le cas des Refuseurs incite à penser que la même corrélation s’applique aux mouvements sociaux. Les contraintes médiatiques façonnent la nature des relations internes d’une organisation militante. En promouvant socialement et économiquement certains militants plutôt que d’autres, ces logiques contribuent à en faire des leaders au sein de leur propre organisation. Le cas de Thierry est à ce titre exemplaire.

Inconnu en 2007, il remplit le rôle de porte-parole dès la première action des Refuseurs, en novembre de la même année. À cette occasion, il n’est pas élu par ses camarades et ne dispose d’aucun mandat. Il fait office de porte-parole car, au moment de choisir le militant qui répondra aux journalistes, il est seul à se porter volontaire. Par la suite, il ne quitte plus ce rôle et, progressivement, il concentre la quasi-intégralité de l’attention médiatique suscitée par le collectif. « Par la sélection qu’ils opèrent – d’autant plus facilement qu’un mouvement est peu structuré et centralisé – sur les interlocuteurs invités pour un débat, les journalistes ont une marge d’action sur la sélection des leaders », constate Neveu. En guise d’exemple, il ajoute : « Alors même qu’il n’y détenait plus aucun mandat, José Bové est resté désigné sur les écrans de télévision comme ‘porte-parole de la Confédération paysanne’… au point que celle-ci le réintègre dans son bureau dans l’espoir de le contrôler. » (2010 : 249-250)

La situation de Thierry se distingue de celle de Bové sur un point important. Tous deux sont promus porte-parole moins par la volonté de leurs partenaires militants que par celle des journalistes. Par contre, alors que Bové est réintégré à la direction de la Confédération afin que le syndicat agricole puisse mieux contrôler son porte-parole, le pouvoir de Thierry est dénié par le principal intéressé, qui refuse fermement de reconnaître son rôle de leader, et qui écrit – dans son Manuel – que son organisation constitue « une république des égaux ». Adhérant à un idéal d’« autogestion » et de « démocratie directe », les autres militants nient également les prérogatives de Thierry, qui monopolise pourtant le contrôle du site Internet, de la trésorerie, de la rédaction des livres et surtout de l’agenda politique de l’organisation. Les termes de « chef », « dirigeant » et « leader » constituent des tabous. Ils nomment une réalité inavouable : l’inégale répartition du pouvoir entre militants. Or, l’occultation de la domination du leader contribue à la renforcer. Parce que Thierry n’est pas identifié en tant que leader, le groupe se prive des moyens de le contrôler. Il ne peut pas lui demander de rendre des comptes, puisqu’il est un militant « comme les autres » et que, par conséquent, il n’est pas plus responsable de l’état des choses que n’importe quel autre militant de base. Comme l’a analysé Jo Freeman (1972) dans le cas du mouvement féministe américain, un dirigeant qui ne dit pas son nom est particulièrement difficile à contrôler.

Au regard de ce refoulement, le rôle des médias est ambigu. D’un côté, en se focalisant sur Thierry, les journalistes renforcent sa domination. Mais, d’un autre côté, les journalistes mobilisent des cadres d’interprétation (Snow et al., 1986) qui dévoilent le rôle réel de Thierry. En effet, 58 des 80 articles de presse que j’ai analysés (soit 73 %) présentent Thierry en tant que « chef », « porte-parole », « responsable », « leader », « animateur » ou « dirigeant » des Refuseurs. Ces qualificatifs indisposent Thierry, car ils rendent visible sa domination, qu’il s’efforce d’occulter. Le cas du portrait que lui a accordé Le Monde en 2010 est symptomatique. L’article s’intitule : « Thierry Fournier, chef des Refuseurs. » Dès la parution de l’article sur www.lemonde.fr, Thierry le relaie sur le site Internet du collectif, dans la rubrique « On parle de nous ». Mais il accompagne l’article de l’ajout suivant : « Note des Refuseurs : il n’y a pas de ‘chef’ chez Les Refuseurs, cet article ne nous représente pas vraiment… ».

Conclusion

Ce parcours nous apprend que la médiatisation du collectif des Refuseurs entretient des liens importants avec sa structuration interne. En s’investissant dans une stratégie d’omniprésence médiatique, Les Refuseurs développent des logiques de hiérarchisation qui consacrent la domination du leader sur le reste du groupe et des salariés sur les bénévoles. La médiatisation renforce aussi la personnalisation de l’organisation. En focalisant leur attention sur un militant – le mieux doté en capitaux scolaire et culturel –, les journalistes contribuent à l’émergence d’un porte-parole permanent. Plusieurs privilèges et rétributions individuels accompagnent le détenteur de cette position dominante.

De cette enquête ressortent finalement plusieurs apports pour la sociologie des relations entre médias et mouvements sociaux : théâtralisation du répertoire d’action ; logique circulaire de personnalisation du leadership ; disqualification des militants les moins en mesure de répondre aux sollicitations médiatiques ; monopolisation des rétributions ; renforcement de la division du travail militant ; effets contreproductifs du discours sur l’acéphalie ; succès personnel finalement redevable à un travail collectif ; contribution des articles de presse au dévoilement de la domination du leader. Ce programme de recherche ethnographique en milieu militant pourrait être prolongé par des études de cas au sein d’autres organisations adeptes de la désobéissance civile (Femen, Faucheurs d’OGM, Greenpeace) afin d’interroger l’éventuelle transférabilité des conclusions énoncées à propos des Refuseurs.

Cette ethnographie en terrain militant gagnerait par ailleurs à être complétée par un examen approfondi des contraintes professionnelles auxquelles sont soumis les journalistes[8]. Les entretiens semi-directifs effectués avec quatre d’entre eux apportent des éléments à ce sujet. Un pigiste de 25 ans, diplômé de l’École de journalisme de Sciences Po et encore dépendant financièrement de l’aide parentale, est rémunéré en fonction du nombre d’articles qu’il parvient à faire publier. De manière analogue, un documentariste de 42 ans, qui qualifie sa situation actuelle de « précaire », souligne que sa rémunération dépend de sa capacité à convaincre un producteur de financer son projet de documentaire. Les impératifs économiques qui pèsent sur ces deux journalistes les incitent à s’orienter vers des organisations militantes et des leaders déjà reconnus par le reste de la profession. Les Refuseurs et Thierry Fournier satisfont pleinement à ce critère.

Les deux autres journalistes, en contrat à durée indéterminée (l’un dans la presse écrite et l’autre pour la télévision), affirment avoir abordé le sujet des Refuseurs sans subir de censure de la part de leur hiérarchie. Mais, en ce domaine, la parole des interviewés ne constitue pas un matériau suffisant. Une ethnographie de longue durée auprès d’entreprises de presse (Lemieux, 2000) compléterait utilement les données sur lesquelles s’appuie la présente enquête et permettrait une analyse rigoureuse du contrôle des journalistes par leur chef de rédaction (Accardo, 1995) et de l’impact de la ligne éditoriale sur le traitement médiatique des mouvements sociaux.