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Dans Big Data électoral. Dis-moi qui tu es, je te dirai pour qui voter, la politiste Anaïs Theviot s’intéresse à la façon dont s’organise en France le militantisme politique à l’ère numérique. Elle propose un survol historique du recours aux données électorales par les partis politiques français dans leurs stratégies de campagnes, depuis le début embryonnaire lors des élections municipales de 2001.

L’ouvrage est structuré en trois chapitres. Dans le premier, elle explique comment les données électorales ont graduellement été intégrées dans les campagnes électorales, par le moyen d’abord des médias sociaux, puis des logiciels de gestion de communauté en ligne. Dans le second chapitre, elle retrace l’histoire plus récente du métier d’expert de la science de la donnée et les façons dont ce nouveau champ est devenu indispensable pour faire campagne efficacement. Enfin, dans le troisième, elle analyse comment, depuis les élections présidentielles et législatives de 2012, tous les partis politiques en France utilisent à des degrés divers des résultats contrastés des logiciels électoraux comme outil de mobilisation et elle montre les défis qu’un tel usage pose en particulier entre les diverses générations de militants.

A priori, cet ouvrage s’annonce intéressant, puisqu’il porte sur un sujet encore peu étudié, en particulier à l’extérieur des États-Unis où se sont surtout d’abord développées les premières campagnes électorales numériques. Il permet de mieux comprendre les obstacles que les professionnels de la donnée en France ont dû contourner afin de convaincre les organisateurs politiques d’accorder une place plus grande aux outils numériques dans leurs stratégies de recrutement et de mobilisation. Ces obstacles ont été principalement de deux ordres. D’abord, les outils technologiques surtout développés par des entreprises états-uniennes ont dû être adaptés au dispositif légal français. Elles ont par ailleurs dû composer avec des habitudes de mobilisations des partis politiques qui sont dans certains cas bien ancrées dans la tradition. En général, les partis politiques récents ont bien accueilli ce virage numérique et l’ont rapidement intégré à leur stratégie de mobilisation. C’est le cas de La République en marche (LREM) fondée en avril 2016. À l’inverse, le passage au numérique s’est fait plus tardivement chez les partis plus anciens comme le Parti socialiste (PS) et l’Union pour un mouvement populaire (UMP). Pour mener à terme ce travail d’analyse, Theviot a réalisé plusieurs entrevues avec des personnes oeuvrant dans le domaine du marketing électoral. L’analyse qu’elle propose prend appui sur de nombreuses citations tirées de ces entrevues. Cette facette de son travail est certainement la plus éclairante et la plus aboutie, car elle permet de donner la parole aux gens ayant développé cette nouvelle pratique en France.

Pour autant, l’ouvrage est de qualité inégale. Le sujet du marketing électoral numérique recoupe à la fois les domaines de la politique (car il s’agit d’élections) et de la technique (puisqu'il concerne des logiciels). Bien que l’auteure propose certains éléments d’analyse dans ces deux domaines, son éclairage de certaines facettes pourtant centrales reste insuffisant.

Premièrement, en introduction, Theviot offre « d’aider le lecteur à apprivoiser ce que sont les données et les algorithmes et ce que l’on peut faire avec en campagne électorale » (p. 8). Elle explique comment certaines informations sur les électeurs, lorsque couplées à des données cartographiques accessibles en ligne (par le moyen de services de cartographie comme Google Maps), permettent de gérer plus efficacement l’itinéraire des bénévoles durant des campagnes de porte-à-porte. Elle montre aussi que les systèmes de gestion de contenu (avec lesquels on peut notamment créer des sites Internet) facilitent la communication aux membres et la cueillette d’information que ces derniers acceptent de partager (leur courriel et leur numéro de téléphone par exemple). Grâce à ces outils numériques, les organisateurs de campagnes disposent aujourd’hui d’une abondance de renseignements sur les membres et les sympathisants. Toutefois, ces informations ne représentent pas des « données massives » – big data en français.

Les données massives désignent en effet un ensemble très volumineux d’informations. Pour être utiles, ces données doivent être traitées à l’aide de logiciels spécialisés développés à cette fin. Dans le domaine particulier des élections, ces données sont sommairement de deux ordres. Des données biographiques individuelles recueillies notamment auprès des administrations électorales. En France, elles proviennent typiquement de l’extraction des listes d’émargement (des listes électorales) et des sondages aux sorties des urnes. Ces listes contiennent par exemple le nom, la date de naissance, l’adresse du domicile d’un électeur et, plus rarement, indiquent si celui-ci a voté lors du dernier scrutin. D’autres données à la fois biographiques et préférentielles – qui permettent d’identifier ou de deviner la propension à consommer certains produits ou à appuyer une opinion politique – émanent surtout des médias sociaux. Ces informations sont soit glanées sur Internet en consultant les profils publics des électeurs, soit proviennent de fichiers plus précis offerts sur le marché par les compagnies disposant de telles données, qu’il s’agisse des médias sociaux comme Facebook ou d’autres entreprises comme des magasins à grande surface. L’étendue de ces données est vaste. L'intérêt tient à ce que lorsqu’elles sont couplées à des algorithmes de prédictions, ces données permettent d’organiser plus efficacement les campagnes de mobilisations en ligne et le porte-à-porte traditionnel en ciblant d’abord les électeurs plus enclins à adhérer au programme politique d’un candidat et en taillant sur mesure des messages clés. Tout un commerce de marketing électoral s’est donc développé aux États-Unis, surtout avant la campagne présidentielle de 2012. Des sociétés de conseils offrent de collecter ces différentes données, de les analyser à l’aide d’algorithmes de prédictions. Cambridge Analytica est certainement la plus connue de celles-ci en raison du scandale entourant son utilisation illicite de données. Les informations qu’elles fournissent peuvent être facilement intégrées à différentes plateformes logicielles, comme NationBuilder. Comme l’indique Theviot, ce dernier permet par exemple aux utilisateurs états-uniens d’importer, à l’aide d’un onglet conçu à cette fin et intégré à l’interface, le fichier des électeurs des administrations électorales et, en particulier, de savoir quels électeurs ont voté lors des primaires des partis politiques. Bien que ce marché de la donnée électorale soit bien développé outre-Atlantique, il est quasi inexistant en France, car le cadre légal entourant la protection des données personnelles y est très strict, surtout depuis l’adoption en 2016 du Règlement général sur la protection des données (RGPD) qui circonscrit l’utilisation ultérieure des données recueillies par un tiers (d’une plateforme de média social vers un parti politique par exemple). Pour cette raison, le titre de l’ouvrage est un brin trompeur, tout comme la référence à Cambridge Analytica que Theviot brandit tel un épouvantail dans son introduction. Rien de tel n’existe en France. Ce genre de crainte n’est pas fondé.

Deuxièmement, certains passages à nouveau plus techniques sont partiellement inexacts. Par exemple, en page 150, l’auteure explique que « Ce ciblage de la communication a été rendu possible par l’usage d’outil de Content Management System (CMS), c’est-à-dire un logiciel servant à qualifier des contacts, tels que NationBuilder. » Or, un CMS ou Système de gestion de contenus (SGC) en français est un logiciel convivial, en bonne partie automatisé, qui permet de créer et de mettre à jour un site Internet. WordPress et Drupal (logiciels libres) et NationBuilder et Wix (logiciels propriétaires) sont des exemples de SGC. Des SGC offrent aussi d’autres fonctionnalités, parmi lesquelles des modules de Gestion de la relation client (GRC). C’est cette dernière fonctionnalité offerte aux utilisateurs de NationBuilder qui permet de monter des campagnes de mobilisations plus efficaces. Dans ce sens, ce n’est pas NationBuilder qui collecte des données massives, mais bien des sociétés de conseils – à nouveau comme Cambridge Analytica – qui proposent un tel service et dont les données peuvent être intégrées à l’interface de NationBuilder.

Troisièmement, l’analyse de Theviot manque quelque peu de profondeur sociologique et politique. À nouveau, elle jette un éclairage fort intéressant sur la pratique nouvelle et le rôle prépondérant que jouent désormais les professionnels du marketing électoral numérique en France. Néanmoins, le recours à cette stratégie n’est qu’une facette d’une campagne et l’un des éléments du succès que rencontre ou non un candidat. Les formes de mobilisations novatrices qu’ont utilisées les responsables de la campagne de Barack Obama en 2012, à laquelle Theviot fait écho dans Big Data électoral, ont certes contribué à la victoire démocrate. Toutefois, il serait réducteur de croire, contrairement à ce que laissent certainement entendre les entrepreneurs du numérique, qu’une même recette peut être exportée en France et espérer qu’elle puisse apporter le même succès. Pour cette raison et d’un point de vue méthodologique, il aurait été préférable que Theviot réserve une place plus limitée aux entrevues de professionnels de la donnée dans le portrait qu’elle trace de l’évolution de la façon dont on fait campagne en France. Engagées dans le développement de nouveaux marchés, les personnes interrogées offrent une image quelque peu déformée de la réalité des campagnes électorales et des préférences politiques des électeurs. Ainsi, le recours à des logiciels électoraux dans la campagne électorale de Barack Obama en 2012 et celle d’Emmanuel Macron en 2016 a certainement contribué à leur élection en rendant plus efficace la mobilisation des militants. Il serait toutefois plus juste d’attribuer ces réussites à d’autres facteurs plus politiques. Obama et Macron bénéficiaient déjà d’une forte popularité avant de se lancer en campagne présidentielle. Le syncrétisme idéologique de la plateforme électorale de Macron a aussi enthousiasmé les électeurs français et cela a certainement concouru au déclassement des partis traditionnels et à son élection. Afin de mieux comprendre la place qu’occupent les données électorales dans la victoire électorale de certains candidats et partis en France, il aurait été souhaitable qu’Anaïs Theviot explore de manière plus sociologique et politique le champ politique et idéologique français qui est en pleine mutation ; mutation qui s’est amorcée bien avant le développement des campagnes électorales numériques, et en dépit de celles-ci.